«Nous avons tout perdu»
Rencontre avec des réfugiées ukraniennes

Depuis le début de la guerre dans leur pays, les Ukrainiens fuient où ils le peuvent. Si certains sont arrivés en Suisse à cause du conflit, d'autres s'y sont retrouvés coincés, loin de leurs familles. Rencontre.
Publié: 13.03.2022 à 15:18 heures
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Il y a deux semaines, Vesta Brandt dansait encore à Kryvyi Rih. Elle y enseigne la samba, le cha-cha-cha et la rumba. Puis elle a dû s'enfuir.
Photo: Thomas Meier
Dana Liechti, Camille Kündig et Sven Zaugg

Sur l’écran défilent des images de villes bombardées, des récits de souffrance, de fuite. Vesta Brandt et sa fille de 14 ans, Eva, sont accroupies sur le canapé et enfouissent leurs visages dans leurs mains. À côté d’elles, trois valises, leurs dernières possessions. Tout ce qu’elles ont pu sauver de l’attaque de Vladimir Poutine, dans ce petit appartement du centre de Bienne.

Plus de 2,5 millions de personnes ont déjà quitté l’Ukraine déchirée par la guerre. Les Nations unies parlent de «la crise des réfugiés qui connaît la croissance la plus rapide depuis la Seconde Guerre mondiale». La plupart des personnes déplacées se trouve de l’autre côté de la frontière, en Pologne, en Slovaquie, en Hongrie, en Roumanie ou en Moldavie. Beaucoup espèrent encore une fin rapide de la guerre, et de pouvoir revenir.

«Nous avons tout perdu»

La meilleure amie de Vesta Brandt, Olga Plastun, sa mère Valentina et sa grand-mère Eugenia Dubrowska sont logées un étage plus haut dans l’immeuble biennois. Trois générations ont fui ensemble. Olga Plastun dit: «Nous avons tout perdu.» Ce qui reste, c’est la peur des bombes russes. Lorsqu’un avion tonne au-dessus de Bienne, les femmes tressaillent.

Au moins, elles ont ici un toit, de l’électricité, de l’eau courante, de la nourriture. La sécurité. Tout cela grâce à Andreas Gosch, un entrepreneur biennois qui a souvent séjourné en Ukraine pour son travail, et à sa fille Diana, qui est amie avec Olga. «La semaine dernière, ma fille m’a dit: 'Papa, maintenant tu dois faire quelque chose'», raconte Andreas Gosch.

Il a rassemblé ses amis et sa famille, a collecté de l’argent et du mobilier. Deux collègues se sont rendus à la frontière pour aller chercher les femmes. Une connaissance a mis à disposition deux appartements vides, des collègues les aident dans leurs démarches administratives, leur font visiter la ville, d’autres donnent de l’argent.

Un afflux difficile à chiffrer

Pendant ce temps, de plus en plus de personnes déplacées arrivent en Suisse, surtout des femmes et des enfants. Jusqu’à samedi, selon les données officielles, environ 2800 fugitifs se sont enregistrés dans les centres d’asile fédéraux. Environ deux tiers d’entre eux y sont hébergés, un tiers chez des particuliers. Les chiffres réels devraient être bien plus élevés, car les Ukrainiens peuvent entrer sans visa et séjourner 90 jours en Suisse.

Jusqu’à 60’000 personnes pourraient chercher refuge dans notre pays, a déclaré la ministre de la Justice Karin Keller-Sutter jeudi dans une interview accordée à Blick. L’accueil des réfugiés ne se déroulera certainement pas sans heurts, a-t-elle ajouté en demandant de la compréhension. «Il peut y avoir des erreurs et des pannes.»

Un «parcours du combattant» administratif pour les réfugiés

Les premiers bénévoles privés qui aident les réfugiés critiquent déjà «l’enregistrement compliqué». L’entrepreneur biennois Andreas Gosch se désole: «L’enregistrement en Suisse est rendu incroyablement difficile pour les fugitifs et les autorités les renvoient d’un office à l’autre, c’est un véritable parcours du combattant.»

Le fait que les autorités soient mises à l’épreuve se manifeste également dans l’hébergement des fugitifs. La capacité des centres d’asile s’élève actuellement à 5000 personnes. Sur ce total, 80%, soit 4000, sont déjà occupés. En cas d’urgence, le nombre de places pourrait être augmenté à 9000, explique la secrétaire d’État à la migration, Christine Schraner Burgener, dans une interview accordée au SonntagsBlick.

Locaux réquisitionnés à la pelle

Mais au vu de l’afflux de réfugiés, cela ne devrait de loin pas suffire. A Bâle, Berne, Genève, Lausanne et Zürich, des auberges de jeunesse, des hôtels, des casernes et même des hôpitaux sont actuellement transformés en hébergements d’urgence. L’hôtel trois étoiles Bel’Espérance de Genève, par exemple, situé à cinq minutes du lac, a déjà accueilli des femmes sans abri pendant la pandémie. Aujourd’hui, le directeur de l’hôtel, Alain Meuwly, met ses chambres à la disposition des réfugiés ukrainiens.

L’hôtel appartient à l’Armée du Salut, mais il est exploité commercialement. Les clients paient habituellement entre 120 et 300 francs par nuit. Les services sociaux genevois prennent désormais en charge les frais. On ne sait pas combien de temps l’hôtel restera transformé en centre d’accueil. Alain Meuwly nous assure: «Nous aiderons aussi longtemps que nécessaire.» Dans tout le pays, la solidarité dans la branche est grande, dit Vinzenz van den Berg d’Hôtellerie suisse. De nombreux hôtels seraient prêts à offrir un toit aux personnes en fuite.

71'000 logements seraient libres

Parallèlement, les associations de la branche immobilière ainsi que les bailleurs et les locataires appellent leurs membres à mettre à disposition des logements actuellement inutilisés pour les personnes en quête de protection en provenance d’Ukraine. Il y en a énormément: plus de 71'000 appartements et maisons sont vides dans notre pays. De nombreux propriétaires de biens immobiliers de ce type sont prêts à les mettre à disposition des réfugiés, explique l’Office fédéral du logement.

Une telle volonté d’aider doit être coordonnée. Ceux qui souhaitent accueillir des personnes déplacées peuvent proposer une chambre sur le site Internet de la plateforme de campagne Campax ou auprès de l’aide aux réfugiés. Il appartient aux cantons de décider si les personnes prêtes à aider sont dédommagées financièrement. Mais le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) prend également contact au préalable avec chaque hôte potentiel.

«L’accompagnement des familles d’accueil se fait de manière professionnelle», souligne Eliane Engeler, porte-parole de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés. «Les familles d’accueil et les réfugiés ont une personne de contact qu’ils peuvent contacter à tout moment.» Les personnes vulnérables, les mineurs non accompagnés ou les fugitifs ayant des besoins spécifiques en matière de santé ne sont pas placés chez des particuliers.

Sans les aides privées, la Confédération serait dépassée

Dans les centres fédéraux d’asile, l’Organisation d’aide aux réfugiés s’occupe du placement des personnes déplacées sur mandat du SEM. «Pour le placement dans des logements privés, une équipe d’une dizaine de personnes sera à l’avenir engagée par le centre fédéral d’asile et assurera un fonctionnement toute la semaine», explique Eliane Engeler. Des interprètes sont en outre engagés.

Andreas Freimüller est directeur de la plateforme de campagne Campax. Il explique: «Les collaborateurs se démènent actuellement au téléphone. Plus de 19’000 ménages se sont inscrits, des centaines d’hôtels ont proposé leur aide.» Au total, près de 50’000 lits sont prêts à accueillir les fugitifs. Il s’avère déjà que sans les aides privées, la Confédération serait totalement dépassée.

Privés de leur fils resté en Ukraine

Oksana Mathieu est l’une de ces bénévoles. Elle fait partie de la diaspora ukrainienne en Suisse, qui compte environ 11’000 personnes. Depuis mardi, son domicile à Olten (SO) est également le refuge de son frère Slava Bannikow et de sa femme Angela. Lorsque le couple a quitté son pays natal il y a deux semaines pour partir en vacances, il ne savait pas encore qu’il s’agirait d’un départ pour une durée indéterminée: le couple était en visite chez des amis en Pologne lorsque la guerre a éclaté. Ils avaient laissé leur fils de 14 ans à la maison, chez sa grand-mère, à Sumy, une grande ville située non loin de la frontière russe, désormais encerclée par l’armée de Poutine.

Slava Bannikow raconte: «Nous sommes malades d’inquiétude. Nous leur téléphonons toutes les heures pour entendre leur voix. Pour savoir s’ils sont encore en vie.» Les Bannikov font désormais face au vide angoissant de l'attente. La suite des événements n’est pas claire pour eux. Pour l’instant, ils restent ici, en Suisse.

Un dispositif d'accueil inutilisé depuis la guerre des Balkans

Ce qui les attend, le Conseil fédéral l’a décidé vendredi. Les personnes qui ont fui l’Ukraine à cause de la guerre peuvent obtenir le statut de protection S en Suisse. Concrètement, cela signifie que les personnes qui ont fui peuvent rester dans le pays sans procédure d’asile pendant un an dans un premier temps, travailler et aller à l’école. L’enregistrement et le contrôle de sécurité durent jusqu’à trois jours.

Le fait que le Conseil fédéral active ce statut de protection indique à quel point la situation est dramatique. Ce statut a été créé en réaction à l’exode massif pendant la guerre de Yougoslavie, afin d’éviter un engorgement des procédures d’asile ordinaires. Il n’a jamais été utilisé jusqu’à présent.

Les réfugiés ukrainiens peuvent aller à l’école

La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter a en outre souligné vendredi que «les enfants doivent pouvoir aller à l’école.» Les écoles s’y préparent actuellement, comme le montre l’exemple de la commune zurichoise de Wädenswil, située au bord du lac. «En milieu de semaine, nous avons appris qu’une famille de réfugiés était arrivée dans notre commune», explique Urs Giger de l’école primaire de Wädenswil. Pour faciliter l’entrée des enfants, une classe d’accueil va maintenant être ouverte, dans laquelle l’enseignement sera, chaque fois qu’il est possible, adapté au niveau des élèves.

Parallèlement, les élèves ukrainiens peuvent passer un ou deux après-midis à faire connaissance avec les classes existantes et à participer à la natation, à la gymnastique ou au dessin avant d’être totalement intégrés plus tard, explique Urs Giger.

Les étudiants qui ont fui leur pays bénéficient également d’un soutien. Certaines universités offrent la possibilité d’étudier en tant qu’hôte ou traitent en priorité les demandes d’étudiants ukrainiens. Les personnes déplacées sont également aidées par un accompagnement psychologique, des cours de langue gratuits ou un soutien sous forme de bourses.

Personne ne sait combien de temps les personnes originaires d’Ukraine resteront en Suisse. Oleksander, qui s’est réfugié ici avec sa femme Swetlana et leurs trois fils Miron, Makar et Timofyi, voit les choses ainsi: «Nous sommes dans un nouveau pays, nous ne connaissons pas la langue. Rester ici pour toujours, ce n'est pas ce que nous avions prévu jusqu’à présent.»

(Adaptation par Lliana Doudot)

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