Les raisons du gouffre financier
L'armée suisse fait preuve de discipline... mais pas avec sa comptabilité

L'Armée suisse a un trou d'un milliard dans son budget. On se demande désormais comment a-t-elle pu perdre à ce point le contrôle de ses finances? Blick explique les causes et les conséquences de cette débâcle.
Publié: 02.02.2024 à 06:03 heures
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Dernière mise à jour: 02.02.2024 à 08:58 heures
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Thomas Süssli a donné des informations sur les finances de l'armée.
Photo: keystone-sda.ch
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Tobias Ochsenbein et Pascal Scheiber

L'entraînement. La discipline. L'obéissance. Tout cela s'apprend à l'armée. Mais l'armée pourrait bénéficier de ses propres préceptes, au moins en matière de discipline financière. En effet, elle se trouve dans un gouffre financier profond.

L'armée doit reporter à l'année prochaine des paiements pour de nouvelles acquisitions d'armement. Comment cela a-t-il pu se produire? Quelles sont les causes de ce trou dans le porte-monnaie de l'armée? Quelles en seront les conséquences? Blick apporte des réponses aux principales questions.

Pourquoi l'armée a-t-elle perdu le contrôle de ses finances?

Le Conseil fédéral et le Parlement approuvent d'ordinaire les nouveaux projets d'armement de l'armée, appelés programmes d'armement. Seulement, la livraison et le paiement de ces biens n'interviennent en général que des années plus tard. Certaines années, il peut donc y avoir des paiements pour plusieurs programmes d'armement antérieurs. Le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) travaille donc sur la base d'une planification non publique. Cela lui permet de définir en interne à quel moment chaque paiement doit être effectué.

Les documents rendus publics mercredi par la SRF montrent que l'armée devra effectuer d'importants paiements entre 2024 et 2027. Ce sont principalement les nouveaux avions de combat, très chers, qui pèsent dans la balance. En d'autres termes, l'armée n'a plus de marge de manœuvre financière puisqu'elle a commandé, par le passé, du matériel d'armement au-delà de ses moyens financiers.

Comment en est-on arrivé à ce gouffre financier?

Selon la SRF, les responsables financiers ont averti depuis des années que les engagements pour les achats d'armement et les moyens disponibles différaient. En 2018, l'armée a adopté un «plan directeur». Elle savait pourtant qu'un grand programme d'armement de huit milliards de francs était prévu pour 2022. Pour de nouveaux avions de combat et pour la défense aérienne. Il était alors prévu d'économiser les années précédentes et suivantes. L'armée n'a pas respecté cette règle. Malgré la planification initiale, elle a demandé et obtenu plus d'argent en 2020 et 2021.

Après l'attaque russe contre l'Ukraine en 2022, le Parlement a accordé plus de moyens à l'armée jusqu'en 2030, mais le Conseil fédéral a décidé en janvier 2023 d'étaler sur cinq ans la croissance exigée des dépenses de l'armée. Malgré ce retard, le commandement de l'armée a présenté en 2023 des postes budgétaires de 725 millions de francs, au lieu d'y renoncer comme prévu initialement.

Que disent les politiques?

L'irritation était de mise au Parlement ce jeudi. «Rien n'indiquait qu'il y avait là un problème», s'est étonné le conseiller aux Etats PLR Josef Dittli. L'armée n'a manifestement pas une vue d'ensemble de l'argent disponible. Malgré tout, il ne voit pas là un grand scandale financier. «Nous allons maintenant observer plus en détail comment l'armée gère ses crédits d'engagement.»

La gauche se montre, elle, nettement plus critique: l'armée a déjà plus d'argent à disposition qu'il y a quelques années, a déclaré la conseillère aux Etats socialiste Franziska Roth. Il faut maintenant déterminer pourquoi et comment le trou financier s'est produit. «Si des zones d'ombres subsistent, le sujet doit être traité par la commission de gestion», a-t-elle déclaré.

Sur X, le conseiller national PS Fabian Molina reproche également à la direction de l'armée de ne pas savoir gérer l'argent: «Elle parvient à produire un trou de plusieurs milliards alors que le budget augmente.» Pour lui, c'est clair: l'armée a besoin de se réorganiser et de se focaliser sur les menaces réelles. «Et certainement pas un centime d'argent supplémentaire. C'est un puits sans fond.»

Le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) a également tiré à boulets rouges et a exigé dans un communiqué «une enquête complète et transparente sur les finances de l'armée». Selon ce groupe, la situation est profondément insatisfaisante et doit avoir des conséquences politiques. Le GSsA estime que non seulement le trou financier mais aussi la communication de l'armée sont «catastrophiques». Le fait que l'ampleur des difficultés financières de l'armée ait été passée sous silence dans un premier temps montre qu'il existe un problème de transparence.

La Société suisse des officiers voit naturellement les choses différemment. En raison des coupes budgétaires, le renforcement de la capacité de défense est retardé jusqu'aux années 2040. C'est pourquoi elle demande rapidement plus de moyens.

Que dit l'armée?

«Ce n'est pas un drame pour l'armée», déclare le chef de l'armée Thomas Süssli dans une interview accordée à Blick. Il n'y a pas de déficit financier, on peut payer toutes les factures. La conseillère fédérale Viola Amherd, en charge du dossier, n'a pas souhaité s'exprimer jeudi.

Que va-t-il se passer maintenant?

Il est peu probable que l'armée reçoive plus d'argent de la part de la Confédération, le budget fédéral ne le permet pas. Dès l'année prochaine, le budget risque de présenter un déficit de 2,5 milliards de francs – voire plus. De plus, les moyens supplémentaires devraient être économisés dans d'autres domaines comme l'agriculture, les transports publics, la formation, la recherche ou l'aide au développement. Les différents groupes d'intérêts n'accepteront pas de tels compromis.

C'est pourquoi l'armée négocie actuellement avec des fournisseurs afin de reporter les paiements. Mais tôt ou tard, ces derniers devront être réglés. L'accroissement prévu du budget de l'armée pourrait permettre d'y faire face, mais cela exclurait provisoirement de nouveaux projets d'armement.

L'armée ne manque donc pas d'argent. Le sujet devrait toutefois continuer à faire parler de lui en politique. Vendredi déjà, le PS a organisé une conférence de presse. Pendant ce temps, les recrues doivent continuer à faire leur service militaire. Se mettre au garde-à-vous. Apprendre la discipline.

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