Les confidences de Pascal Couchepin
«Non, conseiller fédéral n'est pas un travail de titan»

La démission de Simonetta Sommaruga a déclenché un vrai débat de société sur l'ampleur de la tâche d'un conseiller fédéral. L'ancien ministre Pascal Couchepin, 80 ans, livre son analyse, entre anecdotes personnelles et petites attaques politiques.
Publié: 13.11.2022 à 18:30 heures
|
Dernière mise à jour: 13.11.2022 à 18:46 heures
L'ancien conseiller fédéral a reçu Blick chez lui, à Martigny (VS).
Photo: Philippe Rossier
Christian Dorer, Thomas Müller

Le 7 décembre, le Parlement va élire deux nouveaux conseillers fédéraux. Ils devront vite se mettre dans le bain, puisqu’ils prendront leurs fonctions en temps de crise. Nous pourrions même accorder au pluriel, tant les facteurs d’incertitude sont nombreux: menace d’une pénurie d’énergie, guerre qui fait rage depuis plus de 260 jours en Ukraine…

Si Pascal Couchepin a polarisé les esprits lorsqu’il était lui-même membre du gouvernement, le Valaisan a toujours su garder la tête froide, même sous pression. Désormais octogénaire, l’homme d’Etat a reçu Blick chez lui, à Martigny. L’occasion d’obtenir quelques réflexions analytiques sur ce que requiert le poste de conseiller fédéral.

Monsieur Couchepin. Vous êtes un vrai animal politique. L’actualité brûlante à Berne doit vous passionner et vous démanger, non?
La politique m’intéresse toujours autant, en effet. J’analyse les situations, je fais des pronostics… Je les garde pour moi, car un ancien conseiller fédéral ne devrait jamais exercer d’influence. Mais si l’on me demandait ce qui fait un bon ministre, alors je pourrais répondre.

Dit comme ça, on ne peut pas nous empêcher de vous le demander.
Un conseiller fédéral a toujours deux casquettes. D’un côté, il est chef de son département, et de l’autre il est membre d’un collège gouvernemental. Cela requiert des qualités différentes.

Quelles sont-elles, ces qualités?
L’esprit d’équipe est fondamental. Chaque ministre doit gagner la confiance de ses collègues. Attention: cela ne veut pas dire que tout le monde doit être du même avis, mais il faut qu’il soit possible de faire des compromis. Tantôt donner, tantôt prendre. Voilà pour l’aspect collégial.

Et comme chef de département?
Il ne faut pas se perdre dans les détails, et laisser une grande liberté à ses collaborateurs. Certains conseillers fédéraux pratiquent le micromanagement. C’est faux. L’administration à Berne travaille très bien et on peut compter sur elle.

L’élection pour le remplacement des deux démissionnaires a lieu le 7 décembre. Quels conseils donneriez-vous aux prétendants?
Ceux qui se présentent doivent avoir cette idée en tête depuis un certain temps déjà. Il faut se préparer très en amont et tisser un solide réseau au Parlement. Faire acte de présence dès que possible et montrer un vif intérêt.

Et en termes de compétences?
Il faut avoir de l’expérience dans un exécutif, en tant que conseiller d’État ou président de commune. Car la politique fonctionne différemment de l’économie: il y a beaucoup plus de parties prenantes. On ne peut pas simplement décider. Il faut apprendre à concéder parfois du terrain pour mieux en gagner d’autres fois.

«Les Verts n'ont pas la légitimité d'être au Conseil fédéral.»
Photo: Philippe Rossier

Vous êtes l’un des rares à avoir toujours affiché ouvertement vos ambitions de devenir conseiller fédéral. La plupart du temps, les parlementaires sont réticents, préfèrent avancer à couvert. Quelle est la meilleure stratégie?
Vous savez, j’ai décidé très tôt dans ma vie de dire ce que je pense. Mon expérience, c’est que les gens apprécient la franchise. Même lorsqu’ils ne sont pas d’accord. En ce qui concerne le Conseil fédéral, c’est vrai que j’ai toujours eu des ambitions. Mais je n’en faisais pas une fixette pour autant.

En parlant de stratégie: les Verts ont décidé de ne pas briguer de siège, malgré les deux postes vacants. Auraient-ils dû y aller?
Les Verts ne peuvent pas prétendre à un siège au Conseil fédéral. Pour le justifier, ils additionnent leurs propres pourcentages et ceux des Verts libéraux. Il s’agit pourtant de deux partis différents. Les formations bourgeoises n’additionnent pas les pourcentages des différents partis…

Le PS souhaite un ticket exclusivement féminin. Êtes-vous de ceux qui y voient une habile promotion des femmes ou alors percevez-vous une discrimination des hommes?
On le voit avec le conseiller aux Etats Daniel Jositsch: cette stratégie est mise à mal dès que des candidatures masculines de qualité arrivent. Le PS est alors en difficulté. La bonne question à se poser est: qu’arrivera-t-il si d’aventure le Parlement élit un homme? Est-ce que le PS va obliger ses membres non officiels à refuser l’élection, comme jadis l’UDC? Ce serait inquiétant.

Pourquoi?
Le Parlement doit avoir la liberté d’élire qui il veut. Je trouve qu’il est de mauvais goût de faire promettre aux personnes ne figurant pas sur un ticket de refuser une éventuelle élection. Ce n’est pas sain pour la démocratie et c’est même contraire à l’esprit du système de concordance.

C’est le cas depuis des années à l’UDC. Même Albert Rösti a dû promettre publiquement qu’il n’accepterait pas une élection sauvage.
Cela m’a surpris. Je me serais attendu à ce qu’il dise qu’il respecterait la décision du Parlement.

Les dirigeants du PS souhaitent qu’une jeune mère succède à Simonetta Sommaruga. Cela a déclenché un débat: un conseiller fédéral a-t-il encore une vie privée?
On exagère beaucoup en ce moment. Le Conseil fédéral n’est pas un travail de titan. C’est fatigant, certes, mais faisable. Pendant mes onze ans au gouvernement, je n’ai été malade qu’une fois, un après-midi. J’aime bien dormir et je dors bien. Lorsque j’étais conseiller fédéral, j’allais me coucher tôt, quitte à me réveiller pendant la nuit lorsque j’avais une idée. C’était alors le moment le plus productif.

Un autre débat, c’est la conciliation avec la vie de famille. Vous avez trois enfants. Comment avez-vous vécu cette double casquette de père et conseiller fédéral?
Quand je vois aujourd’hui mes trois enfants et mes onze petits-enfants, je constate que leur éducation est réussie. C’est en grande partie grâce à ma femme, mais j’y ai aussi contribué.

Avez-vous eu assez de temps pour votre famille?
Oui, bien sûr. Un conseiller fédéral a aussi des vacances: deux semaines en été et pendant les Fêtes. A Pâques, j’ai toujours fait un voyage avec mes enfants. Et le dimanche, je ne participais à aucune manifestation et j’étais toujours là pour ma famille.

Et du temps pour soi?
J’avais un rituel: après les séances du mercredi, j’allais manger avec mes collègues. Ensuite, mon chauffeur m’amenait en Valais. Je me promenais seul à pied, de Martigny jusqu’à mon chalet. J’analysais la séance: qu’est-ce qui s’est bien passé? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné? En haut, mon chauffeur m’attendait avec un gâteau aux pruneaux. On le partageait ensemble sur la terrasse et nous rentrions à Berne, ma jauge d’énergie pleine.

Qu’est-ce qui est le plus difficile, dans cette fonction?
Au début, il faut parfaitement analyser les dossiers. Savoir ce qui est possible, ce qui ne l’est pas. Ensuite, il faut déterminer à qui l’on peut se fier dans l’administration: qui sont les personnes de confiance, qui sont les spécialistes. Si l’on a l’expérience de travailler avec des gens, on s’adapte rapidement.

Dans quelle mesure les attaques personnelles vous ont-elles affecté?
Je n’ai pas l’impression d’en avoir vécu beaucoup. Ou alors je les ai vite oubliées. Mais, d’une manière générale, celui qui ne peut pas les gérer ne devrait pas devenir conseiller fédéral.

Diriez-vous que les onze années passées au Conseil fédéral étaient les meilleures de votre vie?
C’est quoi, la meilleure période d’une vie? On ne peut pas être heureux constamment pendant onze ans, que l’on siège au Conseil fédéral ou non. Ce qui est certain, c’est que c’était la période la plus intense de ma vie. Tant pour ses moments passionnants que ses périodes de crises. J’aime les crises! C’est à ces moments-là qu’on se couche très tôt et qu’on se réveille au milieu de la nuit avec des idées.

Pascal Couchepin a reçu Blick chez lui, mais sans tarte aux pruneaux.
Photo: Philippe Rossier

Vous étiez ministre de l’Economie lors du «grounding» de Swissair, en 2001. Sept ans plus tard, vous étiez président de la Confédération lorsque l’il a fallu sauver UBS. Quelles sont les leçons que vous avez tirées de ces crises?
Deux choses. La première, c’est qu’il faut écouter la science. La seconde, c’est qu’il faut être bien préparé.

Et si l’on vous demande d’être un peu plus précis?
Prenons ma première grande crise, la vache folle. A l’époque, Coop et Migros voulaient tester toutes les vaches de plus de 18 mois. Aux frais de l’Etat, alors que la science disait que les tests n’étaient pertinents qu’à partir de 30 mois. J’ai refusé. Les détaillants ont protesté et d’autres conseillers fédéraux voulaient céder. Je me suis entêté et, finalement, personne n’est mort de cette maladie.

Très bien, mais comment se prépare-t-on pour autant?
C’était une des grandes leçons du grounding de Swissair: peu de choses avaient été anticipées. Il en a été autrement lors de la crise financière de 2008. Déjà à l’époque, nous avions clarifié qui serait responsable si une banque devait être en difficulté — alors que ce scénario relevait de l’impensable. Lorsque UBS a été au bord du précipice, les responsabilités étaient déjà clarifiées. Il ne suffisait «plus que» de trouver une majorité au Conseil fédéral pour trouver la solution adéquate.

Aujourd’hui, les crises ne manquent pas. Loin de là, puisqu’elles semblent s’enchaîner, voire s’empiler: pandémie, guerre, pénurie d’énergie, inflation… Nous vivons une époque folle, non?
Ce n’est pas différent aujourd’hui par rapport à hier. Je suis né pendant la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, les crises n’ont pas cessé: Guerre froide, communisme dans certaines parties de l’Europe, guerre de Corée, guerre du Vietnam, soulèvement de Budapest, afflux de réfugiés, effondrement du rêve socialiste… Quand on est au cœur de la crise, on a toujours l’impression que cette crise est unique. L’Histoire permet heureusement de se remettre dans un contexte. On se rend alors compte que c’est l’état normal de l’humanité.

D’où vous vient cet optimisme inébranlable?
Je l’ai construit. Dans ma jeunesse, ce n’était pas facile. Mon père est décédé très rapidement, beaucoup de gens dans mon entourage sont également morts. J’avais très peu d’argent. A l’époque, je me suis dit que seule la volonté et l’optimisme pouvaient me faire arriver à quelque chose.

Quel rôle joue votre foi?
Je peux répondre ainsi: je crois que j’ai un avenir — et que la Suisse aussi. Pour moi, l’optimisme est plutôt une question de caractère. Certaines personnes voient toujours le positif en premier, d’autres le négatif.

Êtes-vous également optimiste pour votre parti, le PLR?
D’après les sondages, il va légèrement gagner aux élections de l’année prochaine.

Même si la ligne que défend le nouveau président Thierry Burkart n’est pas la vôtre? Le PLR est devenu clairement anti-étatiste, clairement bourgeois-libéral.
Je n’ai rencontré Thierry Burkart qu’une seule fois et je dois dire que cela a été une agréable découverte. On peut discuter avec lui et il a de l’humour. C’est important, car cela signifie qu’il n’est pas un fanatique. Avec lui, le PLR a de bonnes chances. Je ne suis certes pas d’accord avec sa position sur l’accord-cadre avec l’Union européenne, mais ce n’est pas décisif.

Un peu europhile, un peu étatiste, libéral… Est-ce que le Parti radical de Pascal Couchepin existe encore?
Pas le PRD de Couchepin, certes, mais un PRD modéré qui cherche des solutions, qui a une vision globale et ne défend pas que des intérêts personnels. C’est le PLR qui a créé la Suisse, et le PLR a un immense rôle aujourd’hui.

Vous avez récemment confié à la «NZZ» que pour votre enterrement, vous souhaitiez une procession autour de la Place centrale de Martigny, avec tout le toutim. Pourquoi?
J’ai changé d’avis! Ce sont mes enfants qui décideront, le jour venu. Mais ils savent ce que je souhaite. S’ils ne le veulent pas, ce n’est pas grave. On meurt certes seul, mais on n’est pas le premier à mourir. Il y a des millions de personnes qui sont mortes avant moi avec les mêmes convictions. Je suis donc un parmi d’autres. C’est pourquoi j’aimerais avoir une fête de deuil traditionnelle, pour montrer que ce n’est pas un événement particulier. Une personne disparaît, d’autres arrivent, le monde continue de tourner.


Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la