Les bobos à la Bourdo?
«Si les riches viennent ici, ils devront s'intégrer»

L'élu socialiste Mountazar Jaffar aimerait attirer les riches à la Bourdonnette, où il n'y a que des logements subventionnés. Le Lausannois demande aussi des rénovations. Qu'en pensent les habitantes? Joyeuse immersion dans ce quartier à la réputation sulfureuse.
Publié: 28.05.2023 à 06:00 heures
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Dernière mise à jour: 28.05.2023 à 12:30 heures
En marge du «café-couture», quatre mères de famille nous ont ouvert leur porte, ce mercredi.
Photo: Darrin Vanselow/Blick
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Amit JuillardJournaliste Blick

Une larme, puis deux. Paulette* saisit un mouchoir au vol. Son hijab printanier s'attriste sous mes yeux. «Je pleure parce que je dois quitter la Bourdonnette.»

Avec son époux et leurs trois enfants, la trentenaire d'origine valaisanne sera forcée de plier bagage à l'été 2024. Et de dire adieu au célèbre quartier populaire de Lausanne, à l'entrée de l'autoroute, connu du grand public pour ses faits divers.

«Je suis assistante socio-éducative. Jusqu'à présent, mon mari était aux études et finissait son doctorat. Maintenant qu'il enseigne, le revenu de notre ménage est trop élevé pour pouvoir continuer d'occuper notre appartement subventionné.» La Bourdonnette héberge 493 logements. Propriété de la Ville, tous sont à loyers modérés.

Elles ont entendu la rumeur

«Ici, il y a tout. L'esprit est solidaire, on s'entraide beaucoup. Il y a des fêtes, des activités. A l'extérieur, ce n'est pas comme ça. C'est plus individualiste, ça me fait un peu peur.» L'extérieur? Le reste de la capitale olympique.

La Bourdonnette héberge 493 logements. Propriété de la Ville, tous sont à loyers modérés.
Photo: Darrin Vanselow

Sur une assiette de la cafétéria, des cubes de cake. Ce mercredi, c'est «café-couture» au centre socio-culturelle. Une quinzaine de femmes sont là. Certaines parce qu'elles ont entendu la rumeur faisant état de la venue de journalistes de Blick.

Idée socialiste

Si le photographe Darrin Vanselow et moi sommes là aujourd'hui, c'est pour faire réagir ces habitantes à la proposition du socialiste Mountazar Jaffar: entreprendre de rénovation et sortir une partie — un tiers au maximum — des logements du régime subventionné.

Objectif: éviter l'effet ghetto et favoriser la mixité sociale. Le postulat de l'élu, qui a grandi et vit dans ce quartier quinquagénaire de 2000 âmes, sera déposé au Conseil communal le 30 mai (lire encadré).

Un deuxième postulat en quatre ans

En janvier 2019, Esperanza Pascuas et Benoît Gaillard avaient déjà déposé un postulat similaire, rapportait alors «24 heures». Objectif principal: permettre aux personnes dont le niveau de vie augmentent de rester à la Bourdonnette. Plus de quatre ans plus tard, la Municipalité n'a toujours pas rendu de rapport.

La proposition de Mountazar Jaffar va plus loin que celle de ses camarades. Il souhaite non seulement soustraire une partie des appartements du régime subventionné pour favoriser la mixité sociale, mais aussi de rendre les appartements et les espaces extérieurs «plus attractifs».

L'élu demande aussi à l'Exécutif d'étudier la possibilité d'y construire de nouveau logements, «à loyer abordable ou libre». Enfin, il souhaite que la Municipalité, à majorité de gauche comme le Conseil communal, «identifie les besoins similaires d’autres quartiers et examiner la faisabilité des trois premières propositions en ce qui les concerne».

La Ville de Lausanne compte 7845 logements subventionnés sur son territoire, dénombre Mountazar Jaffar dans son texte, s'appuyant sur des chiffres de 2021. Près de 40% de ceux-ci sont regroupés dans trois secteurs: la Bourdonnette (493), Praz-Séchaud (788) et la Borde (près de 1900).

En janvier 2019, Esperanza Pascuas et Benoît Gaillard avaient déjà déposé un postulat similaire, rapportait alors «24 heures». Objectif principal: permettre aux personnes dont le niveau de vie augmentent de rester à la Bourdonnette. Plus de quatre ans plus tard, la Municipalité n'a toujours pas rendu de rapport.

La proposition de Mountazar Jaffar va plus loin que celle de ses camarades. Il souhaite non seulement soustraire une partie des appartements du régime subventionné pour favoriser la mixité sociale, mais aussi de rendre les appartements et les espaces extérieurs «plus attractifs».

L'élu demande aussi à l'Exécutif d'étudier la possibilité d'y construire de nouveau logements, «à loyer abordable ou libre». Enfin, il souhaite que la Municipalité, à majorité de gauche comme le Conseil communal, «identifie les besoins similaires d’autres quartiers et examiner la faisabilité des trois premières propositions en ce qui les concerne».

La Ville de Lausanne compte 7845 logements subventionnés sur son territoire, dénombre Mountazar Jaffar dans son texte, s'appuyant sur des chiffres de 2021. Près de 40% de ceux-ci sont regroupés dans trois secteurs: la Bourdonnette (493), Praz-Séchaud (788) et la Borde (près de 1900).

Pour ou contre?

Alors, attirer les bobos à la Bourdo, pour ou contre? «L'idée de Mountazar est géniale, applaudit Paulette, son chagrin enfoui. Rencontrer des gens d'une autre classe sociale pourrait motiver les jeunes à trouver du travail, peut-être créer des opportunités de stage pour eux, leur donner l'espoir de s'en sortir dans la vie.»

Mais la jeune maman y voit aussi un danger. «Il ne faudrait quand même pas oublier celles et ceux dans le besoin: si on supprime des logements subventionnés ici, il faudra en ajouter ailleurs.» Sa fille de trois ans, désormais dans ses bras, se réjouit bruyamment d'avoir enfin atteint l'âge limite pour fréquenter la garderie d'Ikea.

Une dynamique prend forme: brouhaha, deux blagues, rires, brouhaha, un avis, brouhaha, deux blagues, rires, brouhaha, une complainte, brouhaha, deux blagues…
Photo: Darrin Vanselow

Petit à petit, quatre, cinq, six, sept résidentes se mettent à table. Certaines viennent et vont. Toutes ont quelque chose à dire. Souvent toutes en même temps. Une dynamique prend forme: brouhaha, deux blagues, rires, brouhaha, un avis, brouhaha, deux blagues, rires, brouhaha, une complainte, brouhaha, deux blagues…

Une solution pour combattre les préjugés

«Je ne suis pas contre, mais il ne faudrait pas mettre les gens dehors, il faudrait attendre qu'il y ait des déménagements volontaires», nuance Amina Sy. Elle m'aide à orienter la discussion et à maintenir le cap dans ce joyeux boucan.

«Ça pourrait aussi participer à changer l'image du quartier», glisse Siham Da Silva. Employée d'un restaurant du centre-ville, elle nous donne un exemple. Ici, l'école accueille les enfants jusqu'à la 4e Harmos. Ensuite, ils sont transférés ailleurs. Au collège de Cour, certains parents domiciliés sous-gare étaient contrariés parce qu'il y avait trop de gamins de la Bourdonnette...»

«Le sol de la cuisine se soulève»

Une autre idée s'extirpe de la mêlée: les «riches» seraient aussi utiles pour celles et ceux qui ont besoin d'apprendre le français ou pour écrire quelques lettres. Mais gare: «Il faudra qu'ils fassent attention à ne pas nous prendre de haut et aient envie de s'intégrer», avertit Ana Bela Aeti (oui, comme Haïti, elle mime une danse antillaise).

Aucune n'a envie de quitter ce petit village aux dizaines de nationalités. Ou, pire, de se faire mettre à la porte. Toutes sont fières d'en être. «On est des cas sociaux, mais des cas sociaux qui élèvent les générations de demain. Des médecins, des avocats, des profs sont sortis et vont continuer de sortir de ces immeubles!»

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Nursen Ozkan (en lumière) entend un peu trop ses voisins.
Photo: Darrin Vanselow

Des immeubles qui ont 50 ans cette année et mériteraient un coup de neuf, appuient mes hôtes. En fait, elles ont surtout envie de parler de ça. Chez Ursula Desarzens, «le sol de la cuisine se soulève quand il y a du vent parce que les fenêtres sont mal isolées».

Le bureau des plaintes, c'est moi

Autres griefs, partagés: l'absence d'isolation phonique — «on entend TOUT», les cuisinières, les parquets de mauvaise qualité. Je me transforme en bureau des plaintes. Je leur rappelle que je ne travaille pas pour la gérance.

Quatre de mes interlocutrices m'emmènent chez elles. Sur le chemin, Imane Chanaai, d'humeur canaille, me lance, sourire en coin et immense casserole dans les main: «Je fais des soins à domicile, mais dis aux gens que ma cuisine marocaine est excellente et que je peux faire service-traiteur.»

Les placards s'effritent

Je la retrouverai plus tard. Premier stop, chez Amina Sy. «En 23 ans, rien n'a été fait dans cet appartement. Dans les chambres, la moquette est en très mauvais état.» A la cuisine, les placards s'effritent. Dans le bloc de béton voisin, Imane Chanaai pose devant sa cuisinière à gaz. «Il n'y a pas de ventilation. J'ai dû retaper les armoires moi-même.»

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«Chez moi, rien n'a été rénové, en 23 ans», peste Amina Sy.
Photo: Darrin Vanselow

Punaises de lit squatteuses

Un peu plus au nord, le deuxième fils de Siham Da Silva ne se plaint pas: il a la même trottinette verte que son frère et sa valise est pleine d'habits. La famille sort d'une belle galère: comme dans les appartements voisins, des punaises de lit avaient choisi de squatter sans payer de loyer.

«Elles étaient là au moment où on a emménagé. La gérance nous a bien aidés. Et, chez moi, la cuisine a été refaite. Mais bon, avec du matériel très bon marché», atténue la jeune mère, active dans la restauration dans le quartier gentrifié de Grancy.

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Siham Da Silva est sortie d'une galère: les punaises de lit, présentes au moment où elle a emménagé.
Photo: Darrin Vanselow

Quelques instants plus tard, Ana Bela Aeti nous ouvre sa porte, source de soucis. «J'ai un peu peur des cambriolages, elle n'est pas très sécurisée.» Employée, comme son mari Seljami, par le Service de la propreté de la Ville, elle avait donné un coup de panosse avant notre arrivée. «Gardez vos chaussures! Vous avez faim? Il reste du taboulé!»

*Prénom d'emprunt

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