C’est une équation compliquée à laquelle fait face la Confédération. La Suisse a besoin d’électricité, verte si possible. Mais le développement des énergies renouvelables est au point mort: l’hydraulique est au maximum tandis que l’éolien et le solaire ne couvrent aujourd’hui que 6% des besoins. Il est donc impossible pour le pays de combler le manque des centrales nucléaires.
Le black-out menace, et Simonetta Sommaruga l’a bien compris. Jeudi, en conférence de presse, la ministre de l’Environnement a tiré la sonnette d’alarme et annoncé la mise en place d’une réserve de force hydraulique et la construction, en cas d’urgence, de centrales à gaz.
Le problème, c’est que les entreprises électriques suisses investissent certes massivement dans les énergies renouvelables, mais elles le font principalement en Espagne, en Italie ou en mer du Nord. Or, c’est l’Union européenne qui décide si ce courant est acheminé vers la Suisse, ce qui fait planer une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.
Les cantons sont arrosés
Simonetta Sommaruga affirme que les entreprises énergétiques sont tenues par la loi de garantir l’approvisionnement en électricité en Suisse. Il n’en est pas question, rétorquent les principaux acteurs du secteur: les entreprises sont tributaires des bénéfices, et les projets éoliens et solaires ne sont pas rentables. C’est pourquoi Axpo & Co. demandent à la Confédération d’améliorer d’abord les conditions-cadres avant toute discussion sur l’approvisionnement.
L’Etat contre l’économie de marché? Pas vraiment. Notre pays compte plus de 700 entreprises d’électricité, la plupart appartenant aux communes et aux cantons. Ces derniers dominent également les grands groupes: Axpo est entièrement détenue par les cantons du nord-est de la Suisse, le canton de Berne est majoritaire (52%) dans les Forces motrices bernoises (FMB), comme le canton de Fribourg pour Groupe E par exemple.
Tous les acteurs veulent la même chose: faire du bénéfice. Lorsque la boutique tourne, tout va bien. Ainsi, les FMB rapportent jusqu’à 40 millions de francs par an dans les caisses du canton de Berne. Ces dernières années, les cantons du Nord-Est du pays avaient dû, certes, renoncer à un dividende d’Axpo. Mais en 2021, le groupe leur a à nouveau versé 80 millions de francs. À lui seul, Zurich a reçu 15 millions. Le canton a été encore mieux arrosé par ses propres entreprises d’électricité (EKZ): 30 millions. En 2018, le directeur des finances Ernst Stocker a même inscrit la rentabilité dans le cahier des charges de l’entreprise.
Deux millions de salaire par an!
La ligne est claire: le profit avant le développement d’énergies renouvelables. «Actuellement, de nombreux investissements dans la production d’énergie renouvelable sont déficitaires, nous expliquent des sources auprès du canton de Zurich. En tant que propriétaire, le canton ne veut pas qu’Axpo et EKZ investissent dans des projets déficitaires.»
Lorsqu’elles investissent à l’étranger pour des raisons économiques, les directions des groupes électriques ne font donc que suivre les directives de leurs propriétaires. Et elles sont bien rémunérées pour cela: la directrice des FMB, Suzanne Thoma, gagne plus de deux millions par an — plus que l’ensemble du gouvernement du canton de Berne.
Qu’en pensent les cantons? Ceux-ci ne veulent rien avoir à faire des divergences sur la sécurité d’approvisionnement entre les groupes d’électricité et la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga. Interrogé par Blick, le canton de Berne répond: «La Confédération et ses organisations sont responsables de la sécurité de l’approvisionnement en interaction directe avec le secteur de l’énergie, et non les cantons».
«C’est l’État contre l’État»
On ne peut pas parler de conflit entre l’État et l’économie de marché, renchérit l’expert en énergie Patrick Dümmler, d’Avenir Suisse. «C’est l’Etat qui se bat contre l’Etat». Parfois, les cantons se font la guerre entre eux. «Nous avons envoyé la cavalerie à Zurich», a annoncé cette semaine le directeur grison de l’énergie Mario Cavigelli au Parlement cantonal. On y craint en effet une prise de contrôle hostile de l’entreprise d’électricité locale Repower par les habitants du Plateau: ces dernières années, les Zurichois ont augmenté leurs parts à 34%. Les Grisons n’en possèdent que 22%.
Les cantons de montagne se sentent d’ailleurs désavantagés: trois centrales hydroélectriques suisses sur quatre se trouvent dans les montagnes, mais la plupart sont exploitées par des groupes du Plateau — les montagnards ne profitent guère de leurs impôts, de leurs salaires et de leurs bénéfices. Mais ils ripostent aujourd’hui: les concessions de nombreuses centrales arrivent à échéance après un demi-siècle — et les cantons de montagne peuvent les racheter à bas prix.
Les Grisons veulent ainsi augmenter leurs parts dans les centrales hydroélectriques locales de 20% aujourd’hui à 80%. «Nous ramenons la valeur ajoutée aux Grisons», tonne le conseiller d’Etat Mario Cavigelli (Centre). Les Zurichois n’y trouveraient alors guère leur compte, mais l’élu grison n’en a cure. «Il s’agit d’une meilleure utilisation d’une de nos rares ressources, d’argent et d’emplois.»
Abaisser les rendements?
Le côté piquant, c’est que ce même Mario Cavigelli porte aussi la casquette de président des directeurs cantonaux de l’énergie. Que pense-t-il du conflit entre cantons, lorsqu’il s’exprime dans cette fonction? «Ce sont les entreprises énergétiques qui en sont responsables. Les cantons, en tant que propriétaires, peuvent également exercer une influence sur ce point». Ainsi, les Grisons exigent de Repower des investissements nationaux dans les énergies renouvelables et une contribution à la sécurité d’approvisionnement. C’est ce que prévoit la stratégie. Mais Mario Cavigelli déclare aussi: «Les investissements des cantons appartiennent à la population. Il est donc juste qu’ils rapportent aussi quelque chose».
Patrick Dümmler d’Avenir Suisse rétorque: «Si les entreprises énergétiques se voient imposer des objectifs de bénéfices et que les projets nationaux ne sont pas rentables, elles continueront à investir à l’étranger». C’est pourquoi la ministre de l’Énergie fait désormais pression: «Le Conseil fédéral a créé une sécurité d’investissement avec son projet sur la sécurité de l’approvisionnement en électricité et le projet d’accélération, fait remarquer le département de Simonetta Sommaruga à Blick. C’est maintenant aux propriétaires de veiller à ce que les investissements correspondants soient effectivement validés».
Car un approvisionnement sûr en électricité est de la plus haute importance pour le pays: «Cela devrait être pris en compte dans les stratégies». Les cantons ont les cartes en main, souligne également Felix Nipkow, de la Fondation suisse de l’énergie: «Ils peuvent abaisser les objectifs de rendement et renforcer les missions d’approvisionnement. Et ils doivent soutenir activement la Confédération dans l’élaboration de meilleures conditions-cadres. De ce fait, ils auraient enfin les deux: sécurité et bénéfices».