Nous sommes en Valais, le 9 mai 2020. Il est 4h30 du matin. Plusieurs individus bien organisés s’introduisent par effraction dans une armurerie. En quelques minutes, de nombreuses armes de ce commerce de la ville de Sion sont dérobées. Les malfaiteurs prennent la fuite à tombeau ouvert sur l’autoroute, direction la France.
Après avoir forcé un barrage de police à la hauteur de Martigny, les criminels parviennent à passer la frontière par la douane du Châtelard. Venus faire un coup en Suisse, ces braqueurs aguerris de la région lyonnaise se sont attaqués à une armurerie qu’ils savaient mieux fournie et moins bien protégée que celles présentes dans l’Hexagone.
Une nouvelle ordonnance
Les vagues causées par ce braquage — et d’autres, similaires — remontent jusqu’à Berne. Alerté, le Département fédéral de justice et police (DFJP) décide de renforcer la sécurité au sein des armureries. En résulte une nouvelle ordonnance sur la sécurité des locaux servant au commerce d’armes, entrée en vigueur le 1er janvier de cette année.
En substance, la nouvelle loi exige, dans les cinq ans, le renforcement des mesures de sécurité de l’ensemble des magasins sur le territoire suisse. L’ordonnance requiert, par exemple, la conservation des armes dans des armoires de sécurité et une alarme raccordée à la centrale de la police cantonale. Et surtout un renforcement des infrastructures, pour rendre les effractions plus difficiles.
Logique? Peut-être. Mais pas dénué de problèmes pour les principaux intéressés. Les travaux exigés par la Confédération sont compliqués et considérablement coûteux. Ils font craindre à de nombreux commerçants de devoir mettre la clé sous la porte. Plusieurs armuriers contactés estiment que la moitié des commerces, mis à terre financièrement, pourraient fermer boutique.
Jusqu'à 200'000 francs de travaux?
«J’ai dû faire appel à un cabinet d’architecte pour le 'contrôle de la structure du bâtiment', indique Frank Radoux, un armurier basé à Renens (VD). Je ne suis pas un expert en matériaux et je ne sais pas encore exactement combien cela va me coûter. Mais au total, j’estime que les coûts devraient se monter à plusieurs dizaines de milliers de francs dans les prochaines années.» D’autres armuriers contactés n’hésitent pas à parler de plus de 100’000 francs de travaux pour une armurerie de taille moyenne, l’un d’eux évoquant même une facture de plus de 200’000 francs.
Pour le Vaudois, l’investissement nécessaire pour se mettre en conformité avec l’ordonnance fédérale est d’autant plus lourd que les armureries ont également souffert du Covid. «La pandémie nous a déjà fait mal au porte-monnaie, mais là, ça va être difficile, relève-t-il, tout en précisant que la branche ne bénéficie pas de grandes marges commerciales. Ces normes de sécurité sont inspirées de celles qui sont utilisées pour les bijoutiers et les horlogers, à la différence près que ceux-ci peuvent se permettre ces ajustements grâce à une marge plus importante.»
Conformité aux nouvelles normes
Face aux exigences de la Confédération, tous les commerces ne sont pas logés à la même enseigne. «Chez moi, il n’y a rien à changer, assure un armurier valaisan au téléphone. Quand on a emménagé dans nos locaux, en 2018, sur les conseils de spécialistes, nous avons préféré opter pour la meilleure solution. J’estime avoir été consciencieux. Mais c’est sûr, certains armuriers sont en sursis.»
Point important: il revient aux autorités cantonales de décider si les plans de protection qui leur sont proposés sont conformes aux nouvelles normes. Elles disposent ainsi d’une marge de manœuvre et peuvent décider «de mesures de protection supplémentaires».
«Pour ceux installés dans de vieux immeubles, le déménagement sera inévitable, ou alors il faudra mettre la clé sous la porte, rebondit Frank Radoux. Pour certains armuriers en fin de carrière, ces nouvelles contraintes sonnent la fin de leur activité, sans préparation pour leur succession.»
Des mesures difficiles à mettre en œuvre
C’est aussi ce que pense Daniel Wyss, président de l’Association suisse des armuriers, qui représente près de 80 commerces en Suisse: «Oui, il est possible qu’une partie des armuriers doive mettre fin à leurs activités.» Conscient des difficultés auxquelles la branche est confrontée, celui qui a pris part à la conception de l’ordonnance fédérale a contribué à assouplir de deux à cinq ans le délai pour les adaptations exigées.
Daniel Wyss reconnaît que ces mesures sont «partiellement réalistes» et que certaines normes demandées sont «très difficiles à mettre en œuvre». «Toutes les ouvertures, portes et fenêtres doivent être protégées contre les effractions et remplir une norme, précise-t-il. Mais quand on demande aux fabricants des systèmes de protection si leurs produits respectent celles-ci, ils ne sont pas toujours en mesure de présenter les certificats demandés.» D’autant plus que, pour certains bâtiments, les prescriptions peuvent être contraires aux règlements de construction ou aux directives de protection du patrimoine.
Des lacunes aux frontières?
Au-delà de l’ordonnance, plusieurs armuriers accusent Berne d’avoir adopté une solution de facilité. «Pour la Confédération, il est plus confortable d’exiger des armuriers des mesures supplémentaires inutiles et coûteuses que de réclamer une réelle collaboration avec la police française», assène Robin Udry, armurier à Savièse (VS).
Face à ces accusations, Fedpol rétorque que «le suivi de la criminalité transfrontalière est assuré de manière constante, tant au niveau fédéral que cantonal. Sur la frontière franco-suisse, des instruments binationaux s’y ajoutent. Une coopération directe entre services concernés de chaque côté de la frontière est instaurée.»
La crainte des prises d’otage
Également critiques envers la Confédération, certains armuriers estiment même que l’ordonnance sera contre-productive pour leur sécurité personnelle. Ils craignent que, face au renforcement des mesures de sécurité, les criminels s’en prennent ensuite au maillon le plus faible de la chaîne: leurs familles et eux-mêmes.
Cette hypothèse est évoquée par Frank Radoux, qui entrevoit un scénario catastrophe: «Je crains qu’une voix d’homme m’appelle un jour sur mon téléphone, en numéro masqué, pour me dire qu’il tient ma femme et qu’il veut que je vienne lui ouvrir les coffres.»
La prise d’otage, un scénario impossible? Au contraire. Un précédent a déjà eu lieu fin 2019, dans le canton de Neuchâtel. C’est l’émission alémanique de la SRF Rundschau qui l’avait alors révélé. Les faits ont lieu le soir du réveillon de Noël. Un employé de l’armurerie Lagardère, basée à La-Chaux-de-fonds, a été interpellé par une voiture de police alors qu'il rentrait du dîner de fête familial, avant de se faire embarquer pour un motif léger.
Une fois dans le véhicule, l’homme s'est vite rendu compte que les policiers n'en étaient pas. Bien organisés et ayant repéré les lieux, les braqueurs voulaient amener l'employé aux coffres dont il connaissait les codes. Par chance pour ce dernier, ils sont tombés sur une patrouille des gardes-frontières, ce qui les a forcés à prendre la fuite. Ils ont ensuite abandonné l'employé au milieu d’une forêt, sous le choc, avant de l'arroser de spray au poivre et de disparaître.
D'autres prises d'otage ont également eu lieu dernièrement au sein de PME. Par exemple au Locle, le 6 janvier de cette année ou encore dans le Jura, le 3 novembre dernier.
La prise d’otage, un scénario impossible? Au contraire. Un précédent a déjà eu lieu fin 2019, dans le canton de Neuchâtel. C’est l’émission alémanique de la SRF Rundschau qui l’avait alors révélé. Les faits ont lieu le soir du réveillon de Noël. Un employé de l’armurerie Lagardère, basée à La-Chaux-de-fonds, a été interpellé par une voiture de police alors qu'il rentrait du dîner de fête familial, avant de se faire embarquer pour un motif léger.
Une fois dans le véhicule, l’homme s'est vite rendu compte que les policiers n'en étaient pas. Bien organisés et ayant repéré les lieux, les braqueurs voulaient amener l'employé aux coffres dont il connaissait les codes. Par chance pour ce dernier, ils sont tombés sur une patrouille des gardes-frontières, ce qui les a forcés à prendre la fuite. Ils ont ensuite abandonné l'employé au milieu d’une forêt, sous le choc, avant de l'arroser de spray au poivre et de disparaître.
D'autres prises d'otage ont également eu lieu dernièrement au sein de PME. Par exemple au Locle, le 6 janvier de cette année ou encore dans le Jura, le 3 novembre dernier.
Le risque est-il réel? Pas selon Fedpol, qui fait une analyse inverse de la situation: «La nouvelle ordonnance vise à prévenir les attaques et à dissuader les criminels. Les mesures de sécurité proposées prévoient par exemple des systèmes d’alerte pour prévenir ces situations.»
Une transformation «en bunkers»
Dans tous les cas, les armuriers devraient continuer à vendre autant d’armes à feu ces prochaines années, puisque le nombre de permis d’acquisition d’armes octroyés aux particuliers est en augmentation en Suisse.
Le nombre de permis d’acquisition d’armes à feu accordés (à ne pas confondre avec le port d’armes) est en augmentation constante depuis au moins 2010 en Suisse.
Depuis le mois de mars, ce nombre a même connu un bond de 50% à 100% supplémentaires dans certains cantons, comme a pu le constater la SRF. Les craintes liées à la guerre en Ukraine l'expliquent notamment.
Un expert estime aussi qu'une autre explication de cette hausse se trouve dans l’acquisition d’armes par des cercles complotistes s'étant développés durant la pandémie de Covid.
Le nombre de permis d’acquisition d’armes à feu accordés (à ne pas confondre avec le port d’armes) est en augmentation constante depuis au moins 2010 en Suisse.
Depuis le mois de mars, ce nombre a même connu un bond de 50% à 100% supplémentaires dans certains cantons, comme a pu le constater la SRF. Les craintes liées à la guerre en Ukraine l'expliquent notamment.
Un expert estime aussi qu'une autre explication de cette hausse se trouve dans l’acquisition d’armes par des cercles complotistes s'étant développés durant la pandémie de Covid.
Allons-nous vers une concentration du marché? Les commerces restants et ayant décidé d’investir se transformeront-ils en armureries de plus grande ampleur? Un armurier nous glisse que les magasins risquent de se transformer «en bunkers», sans armes en rayon, et que celles-ci seront principalement vendues en ligne. Une chose est certaine: les armuriers ne se mettant pas aux normes verront les autorités cantonales arriver pour fermer leur boutique.