La directrice de la grande entreprise d’armement suisse Ruag MRO, Brigitte Beck, a rendu son tablier. En cause: deux apparitions publiques au printemps 2023, et la controverse qui en a résulté concernant les réexportations d’armement suisse en Ukraine.
En effet, Brigitte Beck avait critiqué le Conseil fédéral pour sa position quant à l’éventuelle réexportation de chars d’origine suisse en Ukraine. Recommandant même aux pays destinataires du matériel de guerre helvétique de passer outre la politique de neutralité de la Suisse en la matière. Concrètement, on parle de la revente à Rheinmetall de 96 chars Leopard 1, d’appartenance suisse.
Contre les intérêts du Conseil fédéral?
La directrice, désormais licenciée, a-t-elle ainsi prétérité les intérêts du Conseil fédéral? Le média «Handelszeitung» révèle que, en réalité, la position de Brigitte Beck était censée être soutenue par la Conseillère fédérale et ministre de la Défense Viola Amherd.
On rembobine. La possible revente de ces chars a été examinée pour la première fois cet hiver. Mais le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) a décrété que ce n’était pas possible. L’office ayant constaté que la transaction était en contradiction avec les articles de loi suisses sur la neutralité, explique un de ses porte-parole.
Cela n’a pas manqué de susciter des inquiétudes dans l’industrie suisse de l’armement. Que signifiait cette décision pour les futurs contrats? À l’aune d’une telle position, les fournisseurs et les entreprises d’armement craignaient pour leur survie.
Ainsi, le 17 février de cette année, l’association Swissmem a demandé à ce qu’on revienne sur notre définition de la neutralité: «La neutralité de la Suisse est souvent mal interprétée. Les dispositions relatives aux réexportations d’armes vont bien au-delà des articles de loi sur la neutralité», a par exemple affirmé le directeur de Swissmem Stefan Brupbacher.
Peu après, en mars, la ministre de la Défense Viola Amherd a publiquement commenté la question des réexportations. En tant que cheffe du DDPS, elle avait par ailleurs fait savoir que les autorités avaient rejeté la demande de Ruag dans le cadre d’une enquête préliminaire sur les réexportations.
Refus annoncé
Ruag ne s’est pas arrêté là, et a amorcé une deuxième tentative. Le 27 avril, l’entreprise a déposé une demande formelle d’autorisation pour les réexportations auprès du SECO. Ruag espérait ainsi y voir plus clair: «Nous aimerions recevoir une décision officielle du SECO, afin de pouvoir mieux évaluer les options commerciales qui s’offrent à nous», avait alors déclaré une porte-parole. Ensuite, pour l’éventuel envoi de chars Léopard en question, le Secrétariat d’État a de fait conclu que cela allait à l’encontre du principe neutralité. Lettre officielle a l’appui.
Or, le 12 juin, Viola Amherd a déclaré face au Parlement, en référence à une affaire de réexportation très similaire (25 chars Léopard provenant de l’ancien stock suisse, qui auraient été destinés à l’armée allemande): «Il n’y aurait de contradiction avec la neutralité suisse que si l’Allemagne transmettait les chars à l’Ukraine, ou si la livraison de ce matériel à l’Allemagne était une condition préalable à la livraison d’autre matériel de guerre de l’Allemagne à l’Ukraine. Or, il n’y a pas de tel lien». La ministre d’ajouter: «La livraison de ces 25 chars à l’Allemagne est donc compatible avec le droit de la neutralité.»
Un besoin de clarification
Ce n’est que le 28 juin que le Conseil fédéral s’est officiellement prononcé contre la réexportation des chars Léopard 1 en Italie, cette fois: «Comme cela est contraire au droit en vigueur, le Conseil fédéral a rejeté une demande de Ruag AG pour la vente de 96 chars de combat de type Léopard 1 A5, destinés à être utilisés en Ukraine. La priorité a ainsi été donnée aux aspects de la politique de neutralité de la Suisse, et à sa fiabilité en tant qu’État de droit».
En bref, cela signifie que la position de Viola Amherd allait, au départ, dans le sens de celle de Brigitte Beck. Mais la conseillère fédérale aurait par la suite changé son fusil d’épaule. De fait, pendant six mois, Ruag, l’entreprise et la ministre ont cherché conjointement une ligne claire pour la question des exportations d’armes. Avant que Brigitte Beck ne doive finalement rendre son tablier.
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Et la hiérarchie de la directrice déboutée, là-dedans? Le conseil d’administration et, en dernière instance, le Conseil fédéral veillaient sur la gestion de l’entreprise. La ministre de la Défense Viola Amherd étant, techniquement, la supérieure de Brigitte Beck. Ainsi, techniquement, cette dernière n’agissait pas vraiment seule. D’après les statuts mêmes de l’entreprise.
À qui la faute?
Ainsi, le journal «Handelszeitung» se demande quel rôle le conseil d’administration de Ruag MRO aurait joué dans les demandes adressées au SECO quant aux réexportations. Ruag MRO ne s’est toutefois pas explicitement exprimé à ce sujet, déclarant simplement: «Les compétences de la direction chez Ruag sont régies par le règlement». Ce règlement n’a toutefois pas été rendu public. Et Ruag «ne confirme ni ne dément» si le conseil d’administration était informé des faits énoncés plus haut.
Mais la question de la responsabilité a des conséquences politiques. La conseillère nationale Franziska Roth (PS) souhaite ainsi faire examiner l’affaire par la commission de contrôle de gestion, comme elle l’a déclaré à la «Handelszeitung». Car elle soupçonne qu’il y ait eu «des accords entre Mme Beck et le DDPS». «Il faudrait vérifier si l’on n’a pas laissé Mme Beck courir à découvert», a également affirmé la politicienne.