Son arrivée a fait l'effet d'un tremblement de terre dans les milieux scolaires. La nouvelle intelligence artificielle ChatGPT pourrait changer notre façon d'enseigner dans les écoles, avancent certains spécialistes. Il faut protéger les élèves de ce robot, rétorquent d'autres.
L'assistant virtuel de la start-up américaine OpenAI semble ne laisser personne indifférent. Conçu pour répondre à un certain nombre de requêtes, il peut rédiger un texte de façon impeccable. Il n'en fallait donc pas plus pour que les plus jeunes le détournent de son usage premier.
Ce programme est-il une menace pour nos écoliers? Faut-il les empêcher d'y avoir recours lors de leurs dissertations? Alors que des étudiants lyonnais ont été pris en flagrant délit de tricherie, Blick a posé la question au conseiller d'État vaudois en charge du Département de l'enseignement et de la formation professionnelle vaudois, Frédéric Borloz. Interview.
Monsieur Borloz, parlons-nous franchement: ce robot rédacteur deviendra probablement plus efficace et moins onéreux qu’un service de communication. Envisagez-vous de faire écrire vos discours par ChatGPT?
(Rires) Non! Vous savez, je suis un peu de la vieille école. J’aime dire les choses à ma manière — sauf bien sûr s’il s’agit d’un domaine que je ne maîtrise pas. Je prends donc moi-même la plume. Mais je tiens à vous préciser que je ne suis pas opposé à l’idée d’utiliser des intelligences artificielles pour d’autres applications.
Avez-vous déjà utilisé les services d’un assistant virtuel?
Oui. J’y ai même fait appel très récemment, lors des dernières fêtes. Mon équipe et moi avons décidé d’offrir des cartes électroniques aux employés de mon département. Elles représentaient un sapin de Noël, décoré avec des livres. Pour le dessiner, nous avons fait appel à un assistant virtuel. Le problème: l’image n’est pas arrivée dans toutes les boîtes aux lettres. Sur une masse de cartes envoyées à 18’500 personnes, je comprends bien sûr qu’il puisse y avoir des erreurs. Mais ça montre que le système peut parfois être faillible.
Sur l'intelligence artificielle
Revenons à ChatGPT. Cette intelligence artificielle peut occasionnellement commettre des erreurs. Mais même au stade de prototype, elle nous surpasse dans bien des domaines. Soulève-t-elle quelques questions au Département de l’enseignement vaudois?
Évidemment! Je me pose d’ailleurs les mêmes que tout le monde.
Qu'est-ce qui vous turlupine?
Comment ces logiciels vont-ils être utilisés? Comment vont-ils perturber le fonctionnement d’une classe sur le plan pédagogique? Et je me demande vraiment quelles sont ses limites.
Face à ces craintes et au boom des cas de tricherie, des écoles publiques l’ont déjà interdite. C’est le cas aux États-Unis, par exemple. Est-ce ce qui attend les écoliers vaudois?
Entre restriction et ouverture totale, il faudra faire la balance.
De quel côté penchez-vous?
Je laisse pour l’instant aux spécialistes de la question la tâche de me soumettre des propositions. L’accélération des réflexions sur l’intelligence artificielle est récente. Rappelons que ChatGPT n’est accessible au grand public que depuis fin novembre. Je n’ai pas encore de réponse définitive à vous apporter sur la place que l’on va laisser à cette intelligence artificielle.
Le système éducatif vaudois se sent-il menacé par l’émergence de cette intelligence artificielle qui échappe, pour l’instant, au plagiat?
Pas forcément. Les débats liés à la montée de l’intelligence artificielle me font penser à ceux qui ont eu lieu lors de l’émergence de la machine à calculer. Il y a 40 ans, quand les petites calculettes sont apparues, j’étais encore sur les bancs d’école. Nous avions alors interdiction formelle de les utiliser, y compris à la maison. Quelque chose que personne ne pouvait contrôler, évidemment. Au final, ceux qui ne faisaient pas l’effort de comprendre sans cet outil ne pouvaient pas arriver au bout des examens. Pour moi, le problème est exactement le même concernant l’intelligence artificielle. C’est dans l’intérêt des élèves de ne pas tricher.
Sauf si on autorise également l’utilisation d’une intelligence artificielle lors des évaluations, non? Pour reprendre votre exemple, dans la vie de tous les jours, nous avons tous nos smartphones sous la main quand il s’agit de diviser l’addition au restaurant. Ne faudrait-il pas moderniser notre façon d’enseigner?
Tout à fait, c’est une réflexion en cours. Et l’école s’est toujours adaptée à son époque. C’est par ailleurs la raison pour laquelle la machine à calculer n’est plus interdite de la même manière qu’il y a quelques décennies. À l’exception du cours de calcul mental, elle est aujourd’hui autorisée dans absolument toutes les autres matières. Son utilisation est même encouragée.
Pourquoi?
Le but des exercices de maths n’est plus de connaître le mécanisme des additions. Les élèves doivent comprendre le raisonnement qui se cache derrière. La calculatrice leur permet d’aller plus vite, et de s’entraîner sur des exercices plus complexes. Je le vois dans la vie de tous les jours avec mes enfants: eux aussi l’utilisent et ils gagnent beaucoup de temps.
En 2023, ChatGPT pourrait aussi leur faire économiser de précieuses minutes, voire des heures. Elle risque de surpasser les premiers de classe: elle sait où trouver les faits avant de les agencer dans une forme parfaite. Pourrait-elle transformer la définition du bon élève?
(Rires) Non, parce qu’elle est une machine et qu’elle le restera! Elle ne pourra pas nous surpasser dans tous les domaines, nous ne sommes pas en concurrence.
Il y a effectivement des matières où l’humain et la machine ne jouent pas dans la même cour. Ne devrait-on pas lui laisser les domaines où elle est meilleure, comme la recherche de faits et la rédaction, pour nous focaliser sur la réflexion?
Cette question paraît toute simple. Elle est pourtant très complexe. (Il réfléchit) Impossible d’y répondre par un oui ou par un non. L’enseignement et la pédagogie évoluent.
D’ailleurs, ChatGPT résume les concepts de façon extrêmement efficace. Les enseignants sont-ils toujours indispensables?
Oh, oui! (Il soupire) Jamais vous ne pourrez remplacer le regard d’un enfant qui ne comprend pas, ou un geste qui montre sa fatigue, et l’interprétation qu’en fait un professionnel de l’éducation. Ce rapport humain rend l’apprentissage possible et c’est ce qui lui permet de porter ses fruits. Je vais être clair: la machine ne remplacera jamais l’humain.
Il existe de nombreux programmes informatiques didactiques. Pourquoi en êtes-vous si sûr?
J’en fais simplement le constat dans la vie de tous les jours. Je vais prendre un autre exemple: lorsqu’on regarde une émission à la télévision, on s’aperçoit souvent que nous n’avons pas retenu l’information essentielle. Pourquoi? C’est bien simple: même si le reportage est bien réalisé, il n’est pas construit de manière pédagogique.
Devrait-on se concentrer davantage sur les «soft skills», comme l’empathie?
Je pense que celle-ci est déjà enseignée, d’une certaine manière. Les enseignants sont en tout cas formés dans ce sens.
Zoomons sur la grille horaire. La maîtrise de l’intelligence artificielle pourrait-elle se voir consacrer une case à part entière?
Oui, l’intelligence artificielle pourra un jour être enseignée, mais comme une branche liée à l’éducation numérique en général. Ce qui démontre, s’il le fallait encore, l’utilité de cette dernière.
Qu’est-ce qui justifie de lui accorder autant d’importance?
Elle n’est qu’à ses balbutiements. ChatGPT nous occupe aujourd’hui. Mais demain, il y aura d’autres intelligences artificielles, voire plusieurs. Il est urgent de donner aux jeunes des outils pour ne pas se faire dépasser. L’éducation numérique à l’école sert précisément à ça.
ChatGPT pourrait donc marquer un tournant dans le système éducatif vaudois.
Oui, elle va le faire! N’ayons pas peur des mots. Je pense même que cet assistant virtuel va marquer un tournant dans notre société.
Comment? Faisons un peu de sculpture sur nuage.
Les développements auxquels nous assistons vont bien au-delà de l’éducation. L’accès à tout un arsenal d’informations est en train de se démocratiser. L’utilisation de certaines de ces données peut être terrible. On peut aujourd’hui tout imaginer, comme on a pu le lire sur vos plateformes.
À quoi pensez-vous?
Pouvoir apprendre facilement comment commettre tel ou tel délit, par exemple. Elle n’est pas humaine, ne l’oublions pas: elle n’a pas de garde-fous au niveau moral.
Cela vous inquiète?
Bien sûr! Et je ne suis pas le seul. La question occupe les spécialistes depuis un bon moment. Lorsque j’étais au début de mon mandat de conseiller national, on en parlait déjà à Berne. Nous nous disions qu’il faudrait légiférer, mettre des limites. Car ces informations peuvent être manipulées. Grâce à ces intelligences artificielles, des fake news peuvent être véhiculées. De manière intentionnelle ou non. Ce qui dépasse la formation et même, actuellement, notre société.
Retournons entre les murs de l’école. L’orthographe a encore une grande importance dans les enseignements. Mais cette machine écrit mieux qu’un humain. Ne faudrait-il pas prendre les devants et la supprimer des grilles d’évaluation vaudoises?
À ce stade, ce n’est en tout cas pas à l’agenda. (Rires) L’orthographe fait partie d’une manière de s’exprimer, des règles de base qui régissent les relations entre individus. Il faut être prudent avec ça.
Ces règles dont vous parlez pourraient cependant évoluer, non?
Oui, nous verrons comment la société se transforme. Nous en rediscuterons lorsque nous aurons des implants derrière l’oreille et que l’information arrivera directement dans notre cerveau. Ce sera une nouvelle évolution, crierons-nous. Et vous pourrez me téléphoner à nouveau à ce moment-là. (Rires)