Le débat qu’on préfère éviter
Ville ou privés: qui freine vraiment le retour des fêtes de Genève?

A Genève, l’avenir des Fêtes estivales divise à nouveau. À la veille des élections municipales, Ville et acteurs privés s’opposent sur l’argent, la gratuité et le modèle à adopter. Entre deux visions inconciliables, qui bloque vraiment leur renaissance?
Publié: 21.03.2025 à 06:08 heures
Durant l'été 2016, les Fêtes de Genève cartonnaient, et certains voudraient voir revivre l'événement.
Photo: Keystone
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Lucie FehlbaumJournaliste Blick

À Genève, les élections municipales se jouent ce dimanche, mais un sujet majeur brille par son absence dans le débat politique: où sont passées les Fêtes estivales que tout le monde réclame et que personne n’organise?

Serait-ce un sabotage volontaire de la Ville? Une incapacité générale à relancer la machine? Un problème financier impossible à résoudre? Et si Genève avait définitivement tourné la page? Blick a cherché à en savoir plus.

Des millions perdus

Rapide retour en arrière. Jusqu’en 2017, Genève s’animait durant onze jours d’été, avec Luna Park et emblématique feu d’artifice.

Mais après de lourdes pertes financières de la Fondation Genève Tourisme (près de 6 millions de francs), la fête disparaît en 2018, et l’organisation de l’événement est retirée à la Fondation.

En mars 2018, les Genevois votent pourtant pour une animation estivale de 11 jours. En 2024, la Ville n’en propose que cinq avec «Genève Genève», événement gratuit réalisé sur appel d’offres. La Ville, soit l’argent public, a payé pour la sécurité, admettait le directeur artistique Frédéric Favre sur Léman Bleu.

L’illusion du tout gratuit

Politiques comme secteur économique s’offusquent aujourd’hui du cahier des charges imposé par la commune. Pour l’organisateur d’événements Frédéric Hohl, le problème central est l’illusion municipale du gratuit. «Les politiques sont des doux rêveurs», tranche l’organisateur de «La R’vue» et des fan zones des Euros de foot, député PLR au Grand Conseil genevois jusqu’en 2018. «Si la Ville exige une fête gratuite, elle doit payer, comme pour la Fête de la musique. Sinon, elle accepte que le privé fixe un prix.»

Frédéric Hohl n’a pas répondu à l’appel d’offres. «N’importe quel professionnel sait que c’était impossible d’y souscrire. Un feu d’artifice ou un spectacle similaire, ça coûte un million, la «R’vue», 2,5 millions… Il n’y a pas de miracle.»

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Si des grands noms de l'événementiel ont boudé cet appel, c’est qu’il était difficilement réalisable
Bryan Lo Giudice, fondateur de Projet Genève
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Pour lui, une fête gratuite «est forcément payée par les contribuables. Ils sont prêts à le comprendre. Les politiques ne devraient donc pas avoir peur de les informer du prix réel des manifestations.»

Un appel d’offres «hors-sol»

Même son de cloche chez Bryan Lo Giudice, fondateur de Projet Genève, association visant à animer Genève. «Si des grands noms de l’événementiel ont boudé cet appel, c’est qu’il était difficilement réalisable. Ça aurait dû interpeller un peu la ville.» Selon le membre du PLR, candidat au municipal de Troinex, les professionnels ont jugé l’appel «hors-sol».

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La Ville ne peut pas dire aux restaurateurs: 'Posez vos valises et grillez des steaks'!
Estelle Grossmann-Tanari, candidate PLR au municipal
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«Il n’y avait que quatre postulants et deux dossiers sérieux, précise-t-il. Normalement, ils auraient dû être énormément à postuler.»

La Ville a-t-elle les moyens?

Pour Bryan Lo Giudice, Genève pourrait tout financer elle-même, bien qu’il souhaite un partenariat public-privé. «Les anciennes Fêtes généraient 120 à 150 millions de retombées économiques. Avec un budget de 1,4 milliard, Genève pourrait largement investir.»

Estelle Grossmann-Tanari, candidate PLR au municipal genevois, plaide aussi pour une alliance public-privé. «La Ville doit organiser des tables rondes avant l’appel d’offres, pas simplement dire aux restaurateurs: 'Posez vos valises et grillez des steaks!', surtout s’ils ne travaillent que pour rembourser leurs charges.»

Forte d’une formation dans l’hôtellerie et la gestion, la candidate plaide pour que la Ville montre un intérêt clair. «Le privé a déjà beaucoup demandé à pouvoir animer la rade. La Ville doit répondre à l’appel!»

En finir avec les grands groupes

A gauche, Vanessa Klein, candidate socialiste au conseil municipal, regrette l’absence du sujet dans la campagne électorale: «C’est dommage que l’on n’en parle pas. Genève doit retrouver une fête culturelle et diversifiée, loin des infrastructures moches qui dénaturent la rade, et des saucisses grillées.»

Pour la candidate, l’initiative doit venir de la Ville, et s’adresser aux Genevois. «Il faut éviter les grands groupes qui dominaient autrefois, et miser sur les cultures qui font Genève, les acteurs et commerçants locaux.»

La Ville doit se montrer volontaire

Matthias Erhardt, élu vert au conseil municipal, estime que l’Exécutif genevois a «mis l’accent ailleurs. «Ce qui est fait autour de la Rade est chouette, mais manque de visibilité», estime l’écologiste.

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Taylor Swift sur le lac, ce serait spectaculaire!
Vincent Subilia, directeur général de la Chambre de commerce genevoise
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Pour lui, l’événement devrait privilégier le savoir-faire local, qu’il soit artistique, gastronomique ou viticole. «La Ville doit directement proposer un partenariat. On ne doit pas attendre sur le privé, il faut aussi montrer qu’il y a la volonté de trouver une solution», espère l’élu.

Taylor Swift sur la rade

Pour Vincent Subilia, directeur général de la Chambre de commerce et député PLR au Grand Conseil, la recette parfaite existait à l’époque des Fêtes. «Le partenariat public-privé fonctionnait très bien. Faisons confiance à l’entrepreneuriat. Cet événement, dans sa version future, doit rester autofinancé. Les Genevois payent déjà trop d’impôts.»

Il poursuit: «Les gens ont envie de manger, de boire un verre. Pourquoi pas y ajouter de la substance culturelle, mais osons proposer un artiste populaire qui attirerait les foules.» Et d’ajouter en plaisantant: «Taylor Swift qui chanterait sur le lac, ce serait spectaculaire!»

Le succès du modèle payant

Jean-Vital Domézon, président de la société des hôteliers de Genève, souligne quant à lui que l’attractivité estivale souffre de l’arrêt des fêtes: «Pourquoi ne pas organiser un spectacle payant, avec concert ou feu d’artifice depuis une tribune? Aujourd’hui, personne ne se lance en raison de contraintes financières.»

Le directeur général de l’Hôtel d’Angleterre cite le Marché de Noël. «Il montre qu’un modèle viable existe déjà à Genève. Il attire aussi bien habitants que touristes. La clé serait d’offrir aux Genevois une ambiance estivale agréable, à l’image de la Dolce Vita qu’on retrouve ailleurs.»

Le contribuable paie les pots cassés

Interrogée par Blick, la magistrate centriste Marie Barbey-Chappuis, responsable de l’espace public, critique ouvertement ces visions simplistes: «La Fête à crédit, cela ne marche pas. Lorsqu’on propose une manifestation, on doit aussi proposer un financement solide. Sinon, à la fin, c’est le contribuable qui paie les pots cassés et je ne le veux pas.»

Et d’ajouter: «Je sais bien que c’est la période magique des élections pour certains candidats où l’impossible devient possible, rapidement et gratuitement. La réalité, hélas, est assez différente.»

«Y’a qu’à, faut qu’on…»

Marie Barbey-Chappuis souligne les nombreuses réalisations récentes: «Contrairement à certains 'y’a qu’à, il faut qu’on', la Ville a mis sur pied des projets concrets et lancé une nouvelle dynamique en matière d’animation estivale depuis la fin des Fêtes de Genève.»

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Les grands feux payants ayant été un flop historique, où trouve-t-on cet argent?
Marie Barbey-Chappuis, magistrate du Centre en charge des espaces publics
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Elle rappelle ensuite que l’événement Feu Ô Lac, spectacle de drones sur quatre jours financé avec un mécène et organisé avec le Canton en 2023, a coûté 2 millions de francs. «Une manifestation de onze jours coûterait 4 à 6 millions minimum. Sachant qu’on ne peut pas faire payer l’accès à la rade aux Genevois, les grands feux payants ayant été un flop historique, où trouve-t-on cet argent?»

De l’animation, la baignade, les enfants

Pour 2026, l’élue du Centre affirme réfléchir à un modèle, mais insiste: «Cela doit se faire en partenariat avec le Canton et les privés. Une manifestation de cette ampleur ne peut reposer uniquement sur la Ville.»

Marie Barbey-Chappuis estime par ailleurs qu’animer la Rade doit concilier plusieurs usages. Sportifs, festifs et familiaux, ils doivent miser sur la qualité plutôt que la quantité.

Sabotage ou incompréhension?

Les Fêtes de Genève seraient-elles victimes d’un malentendu profond entre la Ville et ses acteurs économiques? D’un côté, la Municipalité ne veut pas répéter les erreurs financières passées, et se demande ouvertement comment financer un événement sans taxer davantage les contribuables. Du grand spectacle offert lors de «Genève Genève», elle tire l’enseignement de marges financières réduites, le show étant gratuit et la nourriture, abordable.

Or, c’est précisément cette exigence de gratuité systématique que les milieux privés critiquent, jugeant qu’elle empêche toute rentabilité. Ces derniers réclament un appel d’offres réaliste qui leur permettrait de fixer librement leurs prix.

La Ville pourrait prêter l’espace public, le secteur privé y investir ses moyens. Mais entre une fête «tout gratuit» à la voilure réduite et un événement taillé pour la consommation et les paillettes, ces deux visions sont-elles définitivement inconciliables?

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