Le petit monde du cinéma suisse romand jouerait-il en permanence avec les limites du conflit d’intérêt? Cet univers des «petits copains», comme l’appellent ses détracteurs, reçoit d’importantes subventions cantonales. Une manne financière dont l’attribution pose des questions qu’il ne fait «pas bon» poser, comme en attestent les multiples tentatives de découragement dont Blick a été l’objet pour écrire cet article.
Il ne fait pas bon s’intéresser de trop près à Joëlle Bertossa, candidate socialiste à l’Exécutif de la Ville de Genève ce 23 mars. Même si son cas suscite des interrogations qui semblent frappées au coin du bon sens. Alors que la productrice de cinéma a occupé la fonction de vice-présidente de Cinéforom de 2019 à 2024, elle recevait en même temps, pour sa société de production, des financements d’un peu plus de 500'000 francs par an en moyenne de cette même entité. Soit 2,5 millions sur la période, des montants qui la classent parmi les sociétés les mieux financées.
«Si l’on veut se lancer à fond dans la production de films, ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour occuper en même temps une position de pouvoir à la tête de l’entité qui finance ses projets», clame un cinéaste indépendant, qui a toujours critiqué la structure de Cinéforom.
Objections déontologiques
Pas facile toutefois d’aborder le sujet des conflits d’intérêts dans le cinéma. Les milieux socialistes et les acteurs clés de la branche rejettent cette notion d’emblée et multiplient les mises en garde. Un connaisseur du milieu nous lance: «S’attaquer à ce thème vous fera passer pour une UDC». Lors d’une soirée à laquelle s’est rendu Blick, une éminente personnalité socialiste nous enjoint à renoncer à cet angle, sous peine de «se fâcher». Une autre nous confie à l’oreille: «Ce n’est pas le moment, il est important qu’on garde ces subventions.»
Pourtant, d’autres voix témoignent auprès de Blick de la gouvernance insatisfaisante de Cinéforom, la fondation qui finance le cinéma avec l’argent des contribuables romands. Une analogie plutôt saisissante est apparue avec le cas de Bernard Henry-Lévy en France: mi-février, la police a ouvert une enquête à l’encontre de BHL pour soupçon de «prise illégale d’intérêts», en lien avec la régularité et l’importance des financements accordés par Arte à ses documentaires, alors qu’il préside le Conseil de surveillance de la chaîne depuis de longues années. Il a touché 750'000 euros entre 2011 et 2022.
Un financement qui soulèverait de «fortes objections déontologiques», même si l’intéressé répond qu’il «ne siège dans aucune des commissions qui choisissent les films qu’Arte produit». L'affaire signale une tolérance réduite de la France en matière de conflits d’intérêt.
Cumul de fonctions dirigeantes
Les fonds obtenus par Close Up, la société de production de Joëlle Bertossa et de son associée, fondée en 2012, ont augmenté durant sa vice-présidence de Cineforom, par rapport aux années précédentes. Toutefois, nos sources expliquent qu’il n’y a là rien de suspect, car Close Up a aussi connu une forte croissance ces dernières années, avec des projets plus nombreux et plus visibles. Parmi les succès, ses pairs citent un documentaire de production et de réalisation majoritairement françaises, que Close Up a co-produit à titre minoritaire et qui a été nominé aux Oscars en 2017.
Depuis 2020, Joëlle Bertossa est par ailleurs conseillère municipale, rejoignant dès 2023 la commission des Arts et de la culture, qui examine le budget des institutions culturelles de la Ville de Genève. A cette époque-là, il faut préciser que c’était le canton et non la Ville qui finançait Cinéforom, à hauteur de 5 millions de francs par an. Mais depuis 2025, le canton et la Ville distribuent chacun 2,5 millions à la fondation. En cas de victoire aux élections de ce 23 mars, Joëlle Bertossa briguera le Département de la culture à la Ville, laissé vacant par Sami Kanaan.
Décrite comme ambitieuse par ses pairs, Joëlle Bertossa a aussi co-présidé le Parti socialiste (section Ville) de 2019 à 2024. En 2017, elle avait accédé à la coprésidence de l’AROPA, l’association qui représente les intérêts des producteurs et des productrices. Ce qui a mené à sa désignation ensuite à la vice-présidence de Cinéforom.
Question d’engagement
Contactée, Joëlle Bertossa balaie tout reproche. «Toutes ces fonctions que j’ai occupées sont plutôt le reflet de mon fort engagement, qui m’a amenée, durant des années, à défendre la culture et le service public. Je n’ai cherché aucun profit et je compte revendre mes parts dans ma société si je suis élue», plaide la conseillère municipale, sœur du premier procureur de Genève Yves Bertossa et fille de l’ancien procureur genevois et juge fédéral Bernard Bertossa.
Par ailleurs, précise-t-elle, «ni le conseil municipal, ni la commission des Arts et de la culture, n'a voté le budget de Cinéforom pendant que j’étais vice-présidente». Reste que le cumul des rôles de dirigeante et de bénéficiaire de la fondation soulève un risque évident de conflit d’intérêt.
«Il y a un côté juge et partie», convient un cinéaste. Nos interlocuteurs ne questionnent pas la légalité, mais la déontologie de ce mélange des genres. Ils nous demandent l’anonymat de manière systématique au fil de cette enquête, en raison des fortes interdépendances qui règnent dans le milieu, «où tout le monde se connaît».
«Cloisons étanches»
La politicienne active dans le 7e art rappelle, tout comme d’autres professionnels de la branche, que la structure de Cinéforom a été voulue ainsi, en parfaite connaissance de cause, dès sa création en 2011. En effet, la présence de producteurs et de productrices au sein des organes dirigeants serait le «moins mauvais des systèmes», ces derniers étant indispensables pour éclairer les politiques.
En outre, le Conseil de Cinéforom n’intervient pas dans l’attribution de financements des projets. Du moins pas directement. Mais il valide, tous les deux ans, une liste de 80 experts, qui eux composeront ensuite les différents jurys de 7 membres chargés d’attribuer les fonds. Ces membres changent à chaque session. Un ancien membre du conseil de Cinéforom assure que «la cloison est parfaitement étanche» entre le conseil et les commissions qui attribuent les fonds.
A la question de savoir si la gouvernance de la fondation est adéquate, l’Office fédéral de la culture (OFC) nous répond succinctement: «Il n’appartient pas à l’OFC de nous exprimer sur la gouvernance de la fondation romande pour le cinéma Cinéforom, qui relève de la fondation et de ses partenaires».
Membre oui, dirigeant non
Cependant, dès que l’on sort du monde du cinéma, l’idée du cumul de casquettes déplaît: «Je peux concevoir qu’en tant que producteur, on puisse siéger en tant que simple membre dans des conseils afin de donner un avis spécialisé, mais pas qu’on occupe des positions de pouvoir», répond une personnalité du monde du livre. «On ne doit pas toucher de l’argent d’une organisation que l’on dirige», réagit une personnalité du domaine du théâtre.
«Dans le cinéma, tout le monde est au four et au moulin, c’est vrai», admet un insider après une longue discussion. «Mais pour les personnes impliquées dans la branche, confie-t-il, le sujet est très délicat car il s’agit de ne pas donner du grain à moudre à l’UDC, ceci au pire moment, alors que la droite veut éliminer de plus en plus de subventions à la culture.»
Des producteurs indépendants qui travaillent hors du sérail parlent, eux, d’un «intérêt corporatiste de préserver le système tel qu’il est». Côté alémanique, la Fondation zurichoise de soutien au cinéma ne compte pas de producteurs à la vice-présidence ni à la présidence, même si l’on trouve des réalisateurs et une productrice comme membres du comité.
Argent des contribuables romands
La question est d’autant plus centrale que 80% de l’argent de Cinéforom provient des contribuables romands, et en particulier genevois. La fondation reçoit 45% de ses fonds du canton et de la ville de Genève, et un tiers des contribuables de Vaud et Lausanne.
Le reste provient des autres cantons romands et de la Loterie romande (qui apporte 23% du budget). Au total, un budget annuel de 11 millions de francs, qui permet à Cinéforom de cofinancer le cinéma romand avec la Confédération et la RTS.
Des films peu accessibles
Ce qui revient également dans les discussions est que les films financés par le contribuable romand sont généralement peu ou pas vus par ce dernier, font très peu d'entrées ou ne sont pas diffusés dans les salles de cinéma. «Ces films sont faits par un entre-soi, pour ce même entre-soi et pour les festivals. C'est une culture dont les qualités artistiques peuvent être très bonnes, mais qui ne ruisselle pas», regrette une observatrice qui a toujours voté à gauche, mais qui désapprouve l'idée d'un cinéma de festivals et de prix, qui échappe largement au public qui le finance.
Tout au long de l’enquête, il nous est rappelé qu’en France également, le Centre national du cinéma (CNC) intègre des professionnels de la branche. Mais on sait aussi que dans l’Hexagone, la Cour des comptes surveille étroitement le CNC et lui demande des comptes précis sur l'usage des fonds.
En Suisse, l’organe compétent pour surveiller Cineforom est l’Autorité de surveillance des fondations. «Mais ici, on se prévaut de favoriser l’autorégulation et le contrôle par les pairs», regrette un mécontent. Avant de conclure que «la décence, au fond, ça ne se légifère pas».