L'ancien chancelier allemand Gerhard Schröder
«La fin de l'accord-cadre se fera au détriment de la Suisse»

L'ancien chancelier allemand Gerhard Schröder évoque le sommet Biden-Poutine, la gestion des régimes autoritaires, la fin de l'ère Merkel, le déclin du parti social-démocrate allemand et l'arrivée de l'étoile montante Annalena Baerbock. Et de l'échec de l'accord-cadre.
Publié: 13.06.2021 à 05:45 heures
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Dernière mise à jour: 13.06.2021 à 10:53 heures
La rencontre avec Blick a eu lieu lors d'un passage à Zurich.
Photo: Philippe Rossier
Christian Dorer (Interview) und Philippe Rossier (Fotos)

Pendant sept ans, Gerhard Schröder a été à la tête de l'Allemagne et reste aujourd'hui encore un observateur des événements mondiaux à l'esprit affûté. Rencontré par Blick, il s'est montré de bonne humeur, éloquent, parfois un peu lunatique. Comme un vrai chef d'état, somme toute.

Pourquoi la rencontre Biden-Poutine a-t-elle lieu à Genève, selon vous?
Gerhard Schröder: Il est évident qu'ils ne voulaient pas que cela se passe dans l'un de leurs deux pays. La Suisse se situe à peu près au milieu et a de l'expérience dans l'organisation de conférences internationales. En outre, Genève est un des sièges des Nations unies. Et peut-être que le fait que la Suisse ne soit pas membre de l'UE a également joué un rôle.

Connaissez-vous Joe Biden?
Pas personnellement, bien qu'il appartienne à ma génération. Il était sénateur américain à mon époque et je n'avais pas pour habitude de les rencontrer lorsque j'étais chancelier.

Qu'attendez-vous de ce sommet?
De pouvoir mieux comprendre les relations entre ces deux puissances. Toutes deux sont membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU. Aucun problème international ne sera résolu si l'un tente d'isoler l'autre. Cela ne peut se faire que via la discussion. Je m'interroge toujours quand je lis dans un éditorial concernant l'un ou l'autre pays qu'il faut faire preuve de fermeté et démontrer sa force. Comment réagira l'autre dans ce cas? Il jouera aussi des muscles!

Comme l'a fait Trump, par exemple.
Il s'est parfois comporté comme un éléphant dans un magasin de porcelaine en politique internationale. Et ça ne marchera pas.

Dans quelle mesure une bonne relation d'ordre personnel entre deux présidents a-t-elle un impact sur leurs actions politiques?
Cela ne devrait pas avoir trop d'importance. En 2003, je m'étais clairement opposé à la guerre en Irak, tout en ayant réussi à entretenir de bonnes relations avec le président américain de l'époque, George W. Bush.

Vous connaissez très bien Poutine. Qu'attendez-vous de lui lors du sommet?
Il serait raisonnable que les deux superpuissances trouvent des compromis sur les sujets les plus épineux. Les Américains semblent vouloir le faire, les Russes aussi.

Avant l'interview, vous m'avez dit que vous ne vouliez pas parler de votre amitié avec Poutine. Pourquoi pas?
Parce que la confiance qui existe entre nous serait détruite si on en parle trop souvent en public.

Gerhard Schröder et Vladimir Poutine.

Poutine est le principal allié de l'autoritaire président biélorusse Loukachenko. Votre amitié peut-elle résister à ça?
Je n'ai pas l'intention de faire de commentaires sur Loukachenko. Sauf si c'est pour critiquer clairement ses actions.

Pourquoi pensez-vous que les relations avec la Chine et la Russie sont si importantes?
L'Allemagne, dont l'économie est orientée vers l'exportation, ne peut se permettre une politique consistant à ne faire que montrer du doigt. Nous devons clarifier nos propres valeurs. Mais nous ne devons pas nous attendre à ce que les autres les adoptent.

L'Occident ne devrait-il pas se battre avec véhémence pour ses valeurs — liberté, démocratie, droits de l'homme — à chaque occasion?
Je me suis battu pour la démocratie depuis que je suis dans la politique. Mais vous devez le faire de manière à obtenir quelque chose. Dans les relations internationales, la confrontation fait rarement avancer votre point de vue.

Mais vous dites aussi que l'Occident ne doit pas se contenter d'une posture moralisatrice.
Dans les années 70, la politique de détente avec l'Est de Willy Brandt et d'Helmut Schmidt aurait-elle pu voir le jour si elle s'était appuyée uniquement sur la distanciation et la confrontation? Pas vraiment. Croire qu'une politique de sanctions peut être utilisées pour provoquer un changement dans un pays tiers, quand bien-même ce dernier serait souhaitable, ne s'est jamais avéré particulièrement sage.

Vous en concluez donc que l'on doit inévitablement s'accommoder
de ces gouvernements autoritaires car on ne peut pas les changer?
Qu'y a-t-il d'autre à faire? Vous ne pouvez pas forcer le changement de l'extérieur, il ne peut s'imposer que de l'intérieur. L'échec de la guerre en Irak devrait nous servir de rappel. Les Américains ont tenté de provoquer un changement de système, et nous en voyons aujourd'hui les conséquences, une région entière déstabilisée...

À quel moment un pays autoritaire va-t-il trop loin? Quand la Biélorussie force un avion à atterrir pour mettre la main sur un opposant, la communauté internationale se doit de réagir.
Et elle l'a fait. Mais malgré les sanctions, nous serons obligés de négocier avec un régime comme celui de la Biélorussie. Après tout, nous avons un intérêt fondamental dans la stabilité de la région, car le pays a une longue frontière extérieure avec l'UE et joue un rôle important dans le processus de paix de Minsk pour résoudre les conflits dans l'est de l'Ukraine.

Comment traiter avec de tels gouvernements?
La diplomatie ne consiste pas à se contenter d'être amical, mais surtout à veiller à ses propres intérêts et à défendre ses positions. Toute politique étrangère est condamnée à échouer si vous attendez de l'autre qu'il se comporte de la même manière que vous. Les positions moralisatrices ne résistent pas à la réalité.

Quel rôle l'Europe jouera-t-elle dans le monde à l'avenir?
Il y a trois pôles. Les États-Unis, qui sont et resteront la superpuissance. L'Asie, avec la Chine en tête. Le troisième pôle pourrait être l'Union européenne, mais pas un seul État européen isolé. Les Britanniques seront les premiers à l'apprendre à leurs dépens, car leur rêve d'un nouvel empire restera un rêve. L'Europe ne peu que s'affirmer en tant qu'Union Européenne. Il y aura donc plus d'intégration.

Les États-Unis d'Europe?
J'ai fait suffisamment de politique européenne pour savoir qu'il y a beaucoup de résistance à cela. Mais la tendance à intégrer plus fortement certains domaines politiques en Europe n'est que raisonnable. Nous avons besoin de plus de terrain d'entente en matière de sécurité et de politique financière et économique. Ce n'est qu'ainsi que l'Europe pourra jouer un rôle similaire à celui des États-Unis d'une part et de l'Asie d'autre part.

Les Européens souhaitent-ils vraiment une UE plus forte?
C'est aussi une question de leadership politique. Vous devez expliquer pourquoi une Europe plus forte est nécessaire: parce que sinon notre continent prendra du retard sur le plan économique et politique.

Que pensez-vous de l'échec de l'accord-cadre entre la Suisse et l'UE?
Je le regrette beaucoup. Peut-être y aurait-il eu une bonne surprise si le Conseil fédéral avait présenté l'accord-cadre en votation populaire.

Qu'est-ce qui vous fait penser cela?
Parce que les référendums précédents ont exprimé le désir de faire partie de l'Europe. La population a compris qu'il vaut mieux être présent et avoir son mot à dire que d'être absent et devoir suivre.

Aujourd'hui, la Suisse est libre de décider ce qu'elle veut suivre et ce qu'elle ne veut pas suivre.
Mais il existe quelques contraintes économiques auxquelles vous ne pouvez pas déroger, même si vous le souhaitez. Je pense que, dans l'ensemble, ce sera au désavantage de la Suisse.

Vous réjouissez-vous de la fin de l'ère Merkel, ne serait-ce que parce que vous ne serez bientôt plus le seul ex-chancelier vivant?
Angela Merkel a fait du bon travail, mais après un mandat de 16 ans, il est inévitable que le train des réformes ralentisse. J'espère que le nouveau gouvernement s'attaquera aux changements nécessaires, par exemple en matière de numérisation. Nous avons besoin de politiques tournées vers l'avenir.

Au final, l'ère Merkel a-t-elle été bénéfique pour l'Allemagne?
Elle a commis relativement peu d'erreurs et, dans l'ensemble, elle peut être satisfaite de sa performance en tant que chancelière.

Un chef de gouvernement doit-il simplement faire peu d'erreurs pour survivre longtemps à son poste?
Comme tous ses prédécesseurs, elle a commis une ou deux erreurs: la question des réfugiés a été gérée correctement par elle sur le plan humain, mais elle n'avait aucun plan pour gérer les conséquences par la suite, notamment en termes d'intégration. C'est également l'une des raisons pour lesquelles l'AfD a gagné en puissance. Mais dans l'ensemble, l'Allemagne a bien traversé les différentes crises qu'elle a rencontrées.

Êtes-vous en contact avec Angela Merkel?
Nous nous parlons de temps en temps et avons une relation basée sur le respect mutuel.

A quel point souffrez-vous de voir le Parti social-démocrate (SPD) glisser vers l'insignifiance?
Je n'ai pas une vision aussi sombre... J'ai souligné à plusieurs reprises que le SPD a commis l'erreur de ne pas considérer l'Agenda 2010 (la réforme du système social et du marché du travail allemand, ndlr), que j'ai fait passer au Parlement avec les Verts à l'époque, comme son propre programme. Si le parti l'avait fait, elle pourrait aujourd'hui se prévaloir de succès indéniables. Le SPD serait probablement mieux loti.

Est-ce que les questions de société sont devenues plus importantes que les questions économiques?
La politique doit avant tout concerner les personnes qui se rendent chaque jour dans les usines et les administrations pour faire vivre leur famille. La deuxième grande question est de garantir l'ascenseur social par l'éducation, afin que même une personne qui n'est pas née avec une cuillère en argent dans la bouche ait une chance de progresser. Et le troisième est de s'assurer que nous pouvons commercer dans le monde et sans se perdre dans la moralisation pour enseigner aux autres nos idées en matière de politique sociétale.

Ce n'est pas vraiment le discours d'une personne de gauche...
C'est ce dont on m'a toujours accusé. Mais je pense que c'est une politique sociale-démocrate au final assez fondamentale. C'est peut-être aussi la raison du succès que nous avons connu pendant ma chancellerie. Lorsque j'ai dû démissionner, le score électoral du SPD s'élevait encore à 34%. Ce serait un résultat de rêve pour ce parti aujourd'hui.

En tant que social-démocrate, vous devriez vous sentir proche d'Annalena Baerbock.
Ce n'est pas le cas, car ses positions sont difficilement compréhensibles. Si cela ne dépendait que d'elle, nous ne devrions pas avoir de relations amicales avec la Russie. Nous ne devrions parler à la Chine que des droits de l'homme, mais pas d'économie. Nous devrions faire de même avec la Turquie et certainement avec l'Arabie saoudite. On peut se demander: avec qui l'Allemagne pourra-t-elle réellement commercer? Avec tout le respect que je vous dois, le Luxembourg et la Suisse ne suffiront pas.

Annalena Baerbock, candidate verte au poste de chancelière allemande.

Elle représente pourtant les positions classiques de la gauche et des verts!
Non, les Verts en Allemagne aujourd'hui sont un parti néoconservateur. En outre, les Verts étaient autrefois moins idéologiques et moins condescendants. Aujourd'hui, ils prétendent apprendre aux Allemands à vivre correctement.

Vous avez précédemment critiqué le manque d'expérience de Baerbock en matière de leadership. Pourquoi est-ce un handicap?
Jusqu'à présent, tous les chanceliers ont été soit ministres, soit premiers ministres d'un Bundesland, ou du moins maire, comme dans le cas de Konrad Adenauer. Diriger un gouvernement allemand exige de s'affirmer, au niveau national et international. Il ne suffit pas d'avoir géré temporairement le bureau d'un député européen. Le fait qu'elle ait tenté d'embellir son CV ne témoigne pas non plus de son professionnalisme.

Votre collègue de parti, Olaf Scholz, est très bas dans les sondages. Comment peut-il encore s'en sortir?
Sa cote personnelle est bonne, mais celle du SPD ne l'est pas. Cependant, les instituts de sondage se sont lourdement trompés lors des dernières élections régionales. Beaucoup ont supposé que les élections en Saxe-Anhalt seraient un désastre pour la CDU et que l'AfD deviendrait le parti le plus fort. Les deux résultats se sont avérés très différents. Il ne faut pas jeter l'éponge prématurément. Et Olaf Scholz ne le fait pas. Sa compétence pour occuper ce poste est par ailleurs incontestable.

Que pensez-vous du candidat de la CDU, Armin Laschet?
Un homme respectable qui a prouvée — malheureusement — qu'il pouvait battre le SPD en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Il possède une expérience politique suffisante, notamment européenne et internationale. Néanmoins, j'espère que Scholz gagnera.

Quel est le premier chantier que le nouveau chancelier devra s'atteler?
Tout d'abord, il doit façonner les relations avec la Chine et la Russie de manière à ce qu'elles restent ouvertes au dialogue. Ensuite, il faut s'assurer que nous ayons suffisamment de travailleurs bien formés, car une pénurie de main d'oeuvre qualifiée pourrait poser problème lorsque l'économie redémarrera. Nous devons investir davantage dans les écoles et les universités. Ensuite, il y a plusieurs problèmes d'infrastructures, notamment la modernisation des routes, des chemins de fers et la numérisation.

Quel pays a le mieux maîtrisé la crise, dans l'état actuel des choses?
Nous ne devrions pas établir des classements à l'heure actuelle, mais plutôt examiner ce qui a bien fonctionné dans d'autres pays et voir si nous pouvons en tirer des enseignements. Prenez la Corée du Sud, par exemple, avec laquelle j'ai une relation personnelle par l'intermédiaire de ma femme. Là-bas, les gens portaient déjà des masques avant la pandémie et sont beaucoup plus avancés sur le plan numérique, et la relation entre la santé et la protection des données est également différente. La santé y est une priorité, et j'aimerais que ce soit également le cas en Europe.

L'ancien chancelier allemand Gerhard Schröder et sa femme Soyeon Kim.

Les États-Unis ont été très rapides à vacciner. Le président Trump a-t-il conclu les bons accords?
Personne ne fait tout de travers (rires). Les États-Unis ont encouragé leurs entreprises à produire et ont fourni beaucoup de fonds à cette fin. En même temps, il y a une contradiction si les Américains n'exportent pas de vaccins mais attendent de tous les autres qu'ils libèrent les brevets. Parce qu'alors personne ne ferait plus de recherches. Il est beaucoup plus logique que les pays riches paient beaucoup plus que les pays d'Afrique ou du tiers monde.

Quelle est la leçon la plus importante que vous avez personnellement tirée de la pandémie?
Il ne faut jamais oublier la mort et la souffrance qu'elle a engendré. A titre personnel, j'ai découvert les bienfaits du ralentissement du train de vie. Ma femme et moi avons passé plus de temps ensemble que jamais auparavant. J'ai lu des livres qui s'accumulaient depuis des années. Nous avons également vécu une expérience intéressante, lorsque nous avons cassé un vase à la maison. Comme j'ai été marchand de porcelaine dans une autre vie, je l'ai recollé moi-même et ma femme en a fait une vidéo qu'elle a posté sur Instagram. Nous n'avons jamais eu autant de retours positifs.

Êtes-vous vacciné?
Oui, et par la voie standard: j'ai reçu un message du ministère des affaires sociales de Basse-Saxe m'indiquant que c'était mon tour. Dans le passé, j'étais relativement hostile aux vaccins. J'ai tout de même décidé de le faire.

Le monde sera-t-il différent d'avant?
J'ai bien peur que non. Nous allons retomber rapidement dans nos travers habituels.

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