Nous étions des paysans, et cela nous allait très bien ainsi. Les origines rurales de la Suisse restent un thème cher à une grande partie de la population. Notre héros national, Guillaume Tell, bien que légendaire plus qu'historique, était un simple paysan de montagne uranais. Et il incarne une certaine suissitude: travailleur, droit, intègre et épris de liberté.
Un point de vue encore renforcé par la littérature helvétique, qu'il s'agisse de Ramuz et de ses sublimes descriptions du Lavaux, du bernois Jeremias Gotthelf ou de Heidi, le célèbre personnage de Johanna Spyri. Une histoire qui nous raconte comment la ville, son stress et son hypocrisie rendent malade les honnêtes montagnards.
Pour l'écrivain soleurois Peter Bichsel, âgé de 86 ans et figure littéraire outre-Sarine, «aucun autre pays que la Suisse n'a une image du paysan aussi forte. Quand j'étais enfant, je rêvais de devenir agriculteur, comme mes parents. Le dimanche, ils recevaient beaucoup de visiteurs de la ville. Je les méprisais intérieurement, les considérant comme des touristes qui n'avaient pas leur place dans une ferme.»
La Suisse ne se comprend plus vraiment. Pourquoi ? Et comment changer cela ? La grande série d'été de Blick sur le fossé entre villes et campagnes aborde ces questions sous différents angles.
La Suisse ne se comprend plus vraiment. Pourquoi ? Et comment changer cela ? La grande série d'été de Blick sur le fossé entre villes et campagnes aborde ces questions sous différents angles.
Des changements structurels massifs
Aujourd'hui, les choses ont bien changé. Les agriculteurs sont devenus minoritaires, on les accuse de polluer l'environnement et leurs subventions massives sont souvent critiquées. Que s'est-il passé?
Pas mal de choses. D'une part, un lourd changement structurel a eu lieu. Alors qu'au début du XIXe siècle, les agriculteurs représentaient deux tiers de la population, aujourd'hui, seul 3% de l'ensemble des travailleurs représente ce qui reste du secteur agricole.
Cela signifie également que nous avons perdu un ancrage important avec la terre. Qui connaît désormais l'odeur d'une grange ou le bruit des étables? Aujourd'hui, la nourriture ne vient plus de la ferme, mais de la Migros — voire d'Internet.
Il n'y a pas si longtemps, les choses étaient bien différentes. Il y a 80 ans, lorsque le politicien et futur conseiller fédéral Friedrich Traugott Wahlen a donné nom au «Plan Wahlen», consistant à nourrir la population à grand renfort de pommes de terre durant la guerre, chaque enfant savait d'où venait les röstis qui se trouvaient dans son assiette. Et les agriculteurs étaient tenus en très haute estime pour cela.
Toujours plus, toujours plus
La création de l'Union suisse des paysans, en 1897, a participé à l'élaboration de cette image mythique de l'agriculteur helvétique. Mais celle-ci se heurte de plus en plus aux réalités de l'agriculture et du marché. Au lieu de petites fermes sur des collines, on assiste à l'implantation de ce qui sont désormais des demi-usines sur tout le Plateau, avec d'immense parcs de machines pour des surfaces toujours plus grandes.
Le nombre d'exploitants ayant un terrain de moins 20 hectares a diminué de moitié au cours des 20 dernières années, tandis que celui de ceux qui cultivent plus de 100 hectares a triplé. Un processus qui a lieu depuis un certain temps déjà et qui continue.
«Depuis les années 1960, l'agriculture s'est industrialisée», affirme Mirjam Halter, directrice du think tank Vision Landwirtschaft (Vision Agriculture). «L'objectif était d'augmenter le rendement et l'efficacité par l'utilisation de produits chimiques et l'achat d'aliments pour animaux.»
L'environnement et le climat, des problèmes nouveaux
Dans les années 1990, les effets de l'agriculture industrielle sur l'environnement et le climat ont été constatés. Dès lors, la politique agricole s'est davantage axée sur l'écologie. Mais cela n'a jamais été suivi d'effet réels, comme le dit Mirjam Halter. «A ce jour, l'agriculture n'a atteint aucun de ses objectifs environnementaux!» Une impasse qui a le don d'irriter les consommateurs — et les villes.
Patrick Dümmler, expert agricole au sein du think tank libéral Avenirsuisse, voit également dans la protection de l'environnement et du climat un important facteur creusant le sillon ville-campagne. Il rappelle que l'agriculture est responsable de 14% des gaz à effet de serre en Suisse.
Des prix qui restent élevés malgré les subventions
«Avec l'entrée sur le marché de discounters comme Aldi et Lidl, la discussion sur les prix a pris un autre tournant», dit Patrick Dümmler. Les deux enseignes allemandes avaient déjà souligné le coût élevé des denrées alimentaires en Suisse par rapport au reste de l'Europe.
«Cette contradiction entre des milliards de subventions et des prix qui restent élevés a été relevée et questionnée et les consommateurs sont devenus plus critiques. Ce qui a d'ailleurs provoqué un tourisme d'achat vers la France, l'Allemagne ou l'Italie.»
«Avec en toile de fond la présence d'un grand complexe agro-industriel qui n'a plus grand-chose à voir avec l'image romantique de carte postale que l'Union suisse des paysans aime mettre en avant, une distance critique s'est créée avec ce qui reste du monde agricole», explique Patrick Dümmler.
Une unité qui n'a jamais existé?
Peter Moser, l'historien renommé de l'agriculture en Suisse, voit les choses tout autrement. «L'idée d'un clivage nouveau entre ville-campagne est un genre de fantasme bienvenu qui n'a pas grand-chose à voir avec la réalité de la vie des gens en Suisse», dit-il.
Il poursuit: «La prétendue harmonie entre la ville et la campagne n'a jamais existé. Pendant longtemps, les campagnards étaient les sujets des villes. De nombreux mouvements révolutionnaires des 18e et 19e siècle ont commencé dans les campagnes.»
Plus tard, l'industrialisation entraîna de nouvelles tensions. On a voulu que l'agriculture fonctionne comme l'industrie. Selon Moser, bien que cela n'ait jamais fonctionné, les attentes à l'égard des campagnes sont toujours façonnées sur ce modèle.
Deux mondes parallèles
«Les gens veulent des aliments esthétiquement parfaits et toujours moins chers, mais en même temps ils déplorent l'utilisation de machinerie et de chimie lourde dans la production alimentaire. Ce sont pourtant ces outils qui ont rendu cela possible en premier lieu.»
Les agriculteurs sont confrontés au même dilemme: ils veulent participer à ces engagements environnementaux et au progrès technique, tout en sachant que la base de leur production — les plantes et les animaux — n'est pas compatible avec une logique industrielle.
Pour Moser, le fait que la ville et la campagne ne se comprennent pas est également lié au fait que les deux sphères ne se rencontrent plus que dans le cadre de leurs loisirs ou de la politique. «Cela conduit à des représentations éloignées de la réalité de chacun des «voisins» et de leurs conditions de travail respectives», dit-il. Dans le même temps, cela favorise «des représentations essentialistes et irréalistes, comme celle qui veut que la ville ne se nourrit que de culture et la campagne que de nature».