«La Suisse a tué mon frère.» Ces mots, tranchants, appartiennent à Sharifeh R., la sœur d’Alireza R., le jeune requérant d’asile afghan qui s’est jeté dans le Rhône du haut du pont de la Jonction, à Genève, le 30 novembre 2022.
Sharifeh ainsi qu’un des frères du défunt ont décidé de porter plainte le 28 mars auprès du Ministère public. Ce 3 avril, la jeune femme, qui vit en Iran, se livre à Blick sur les raisons qui l’ont poussée à enclencher une procédure pénale.
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«La loi suisse est responsable de sa mort, clame-t-elle encore, la voix tremblante au téléphone. Alireza était mineur, loin des siens, déprimé par le décès de notre frère, d'une leucémie. Si la Suisse avait accordé l'asile à Alireza, il aurait pu revoir Arshur avant sa mort.» Jusque-là, la famille comptait huit enfants.
Mais la plainte poursuit aussi un autre but, souligne l'avocate du bout du Léman Sophie Bobillier, également présente lors de cet entretien téléphonique aux côtés d'un interprète. La famille espère qu'une enquête du Ministère public permettra d'établir la responsabilité exacte de l'administration suisse dans la mort d'Alireza.
La Suisse responsable?
Des questionnements émergent quant aux expertises médicales réalisées à son sujet. Pour le comprendre, il faut remonter à octobre 2019. Le jeune homme obtient alors l’asile en Grèce — mais le camp de Moria, dans lequel il réside (accusé d'infliger des traitements inhumains), prend feu. L'Afghan se serait retrouvé à la rue et y aurait subi diverses violences.
Puis, le jeune homme décide de partir, direction la Suisse. Sur nos terres, un diagnostic médical est posé: il souffre d'un syndrome de stress post-traumatique. Ses médecins estiment que le risque suicidaire est élevé en cas de renvoi en Grèce.
Mais le Secrétariat d'Etat aux Migrations (SEM) et le Tribunal administratif fédéral (TAF) ne prennent l'expertise en considération. Résultat, le 28 novembre 2022, Alireza apprend que – malgré son recours auprès du TAF — il doit retourner en Grèce. Ce, alors que cet Etat n'est pas en mesure de respecter les droits humains fondamentaux, ni capable de lui assurer un suivi psychologique, selon Sophie Bobillier.
«Cela va à l'encontre des principes de la Convention européenne des droits de l'Homme», appuie encore la femme de loi. De plus, Alireza avait moins de 18 ans lorsqu'il est arrivé en Europe, ajoute-t-elle.
La question — épineuse — de savoir si le jeune homme était (ou non) majeur au moment de la prise de décision des autorités suisses devra être clarifiée par la justice, car la législation en vigueur ne permet pas de renvoyer un requérant d'asile mineur. «Cette interrogation reste toutefois secondaire, continue l'avocate. Du moment où un risque suicidaire élevé et concret est constaté et connu par l'autorité, le renvoi devient illicite et contraire aux garanties internationales prohibant tout traitement inhumain ou dégradant.»
Deux jours après avoir appris son renvoi imminent, l'Afghan mettait fin à ses jours. Conséquence: émoi général et colère des requérants d’asile ainsi que de la société civile à Genève.
L'annonce irréelle
Alireza ne semble pas avoir partagé avec sa famille le détail des violences subies lors de son parcours. «La dernière chose que je savais à son propos, c'est qu'il voulait continuer ses études en tant qu'infirmier», se remémore Sharifeh.
Il était difficile pour elle de garder un contact constant avec lui à cause du régime et des manifestations en Iran impactant les réseaux de communication. Cette dernière a appris la terrible nouvelle par un ami d'Alireza. «Je pensais qu'il mentait, mais lorsqu'une cousine qui habitait en Allemagne a pu venir en Suisse pour constater son suicide, j'ai dû accepter la vérité», témoigne-t-elle à Blick.
La plainte, une action rarissime
La suite? Du côté de la famille, le deuil. Du côté suisse, plusieurs manifestations dans la cité de Calvin pour éveiller les consciences sur la situation des requérants d’asile dans le pays, mais aussi sur les conditions d’hébergement au Foyer de l’Etoile (régulièrement pointé du doigt), là où résidait l’Afghan.
«Pour nous, c’est trop tard. Notre dernier espoir se porte sur la possibilité de venir nous recueillir sur la tombe de notre frère, en Suisse, souffle Sharifeh, au bout du fil. Ma famille et moi comptons également sur un soutien de la part de la population helvétique. Nous ne souhaitons pas qu’il y ait d’autres Alireza (ndlr: depuis ce cas, un autre requérant d’asile nigérian a mis fin à ses jours à Genève, le 3 janvier 2023)... Avec ma voix, j’espère aussi que l’on pourra sauver d’autres personnes.»
Le fait que la famille entreprenne une action en justice est très rare dans de tels cas: il s’agit de la deuxième plainte pénale liée au suicide d’un jeune migrant en Suisse, comme l’a souligné la «Tribune de Genève». Or, en 2021, le SEM évoquait jusqu’à plusieurs cas par semaine de tentatives de suicide et d'automutilations chez les requérants d’asile.
L'action pénale a-t-elle une chance d'aboutir en faveur de la famille endeuillée? «Les proches espèrent que le système judiciaire ne mettra pas leur plainte de côté, comme cela est trop souvent le cas lorsque des personnes migrantes dénoncent des faits de violence», répond l'avocate. Malgré cela, Sharifeh et sa famille restent déterminés, d'une part, à obtenir justice, et d'autre part, à essayer de comprendre pourquoi Alireza est mort.