«Non merci, je n’en ai pas besoin.» Christelle Luisier décline tout sourire la touillette en plastique que je lui tends avec un café et une capsule de crème, elle aussi enrobée de plastique. C’est un fait: la cafétéria de Blick ne coche pas encore toutes les cases de la durabilité. L’anecdote peut paraître insignifiante. Mais ce bref échange — et ma touillette — m’ont en réalité chauffé le bon poignet, peu avant de passer la conseillère d’Etat vaudoise PLR sur le grill.
Quand je viendrai la chatouiller sur des questions d’écologie — un des axes de campagne de la ministre qui souhaite se représenter aux élections cantonales de mars 2022 — et sur son parti qui n’en ferait pas assez face au changement climatique, on saura tous les deux que je me suis gavé sans scrupule d’objets à usage unique dérivés du pétrole avant de verser dans la «moraline». Contrairement à elle, qui aura le rictus facile si je l’accuse d’éco-blanchiment lorsqu’elle m’assurera droit dans les yeux que son parti s’est enfin verdi.
La voilà qui mène déjà le bal. Au sens propre aussi. Alors que la conseillère d’Etat découvre les locaux, elle conduit l'échappée vers le bureau qui nous attend. La comparaison avec la course pour l’investiture PLR, qu’elle rythme devant quatre autres candidats, s’impose naturellement. Maintenant que les vieux briscards Pascal Broulis et Philippe Leuba sont dans la voiture-balai, les appétits s’aiguisent.
Christelle Luisier est la première à avoir déclaré ses intentions. Les conseillers nationaux Isabelle Moret et Frédéric Borloz, comme les députés Sergei Aschwanden et Alexandre Berthoud, lui ont pris la roue. Sauf tremblement de terre, la Broyarde sera reconduite et probablement accompagnée de seulement deux colistiers. Une lutte intestine, qui brisera des egos et peut-être même des carrières, approche. À quelques jours d’un congrès décisif, je décide de l'emmener sur le chemin valloné de ses états d'âme. L'occasion, aussi, de prendre un peu de hauteur sur les 18 premiers mois de règne de la seule ministre sortante PLR que beaucoup imaginent en nouvelle cheffe du grand parti vaudois.
Avant votre élection, votre entourage disait voir en vous une personnalité facile d’accès et spontanée, une fêtarde adepte des grands raouts populaires, une femme au rire sonore caractéristique. Pouvez-vous toujours être vous-même depuis que vous portez le costume de conseillère d’Etat?
[Elle sourit] On ne se refait pas. La fonction impose d’avoir un certain filtre mais la richesse de notre système politique fait que nous ne sommes pas tous des énarques, comme en France, et que nous nous présentons chacun avec notre formation, notre expérience de vie… Nous avons nos origines — les miennes sont valaisannes — et notre personnalité. Que je le veuille ou non, j’aurais beaucoup de mal à ne pas être moi-même: j’ai un côté très spontané, un peu direct, que je ne contrôle pas.
Quel regard porterait la petite fille timide que vous étiez sur votre parcours?
Difficile à dire… Je n’envisageais en tout cas pas du tout ce type de parcours public. Mais je pense qu’elle serait quand même assez fière de ce que j’ai accompli, en venant d’où je viens, d’un milieu populaire.
Êtes-vous restée fidèle à qui vous étiez et à vos idéaux?
Je dirais que oui, je pense que je peux vraiment me regarder dans la glace. Depuis toute petite, j’ai un certain idéal de justice et des envies d’engagement pour la collectivité, c’est notamment pour cela que j’ai fait des études de droit. Cela n’a pas changé, tout comme mon ancrage local qui reste très fort.
Maintenant que vous avez emmagasiné un peu d’expérience au Conseil d’Etat, l’exercice du pouvoir ne vous a toujours pas blasé?
Non! J’ai beaucoup de plaisir dans la fonction que j’exerce, beaucoup d’enthousiasme et de convictions. Je suis active en politique depuis une vingtaine d’années et j’ai toujours la même flamme. Autant le dire tout de suite: sans cette passion, la fonction politique n’est pas faite pour vous. Depuis mon entrée au Conseil d’Etat, il y a 18 mois maintenant, il y a bien évidemment la crise Covid qui m’occupe. Mais pas seulement. J’ai aussi eu l’occasion de m’engager pour les Vaudois et les Vaudoises dans beaucoup de dossiers: les communes, le plan climat, l’exercice des droits politiques… Mon envie est intacte.
Vous êtes entrée en fonction en plein semi-confinement. C’était difficile?
Mes débuts ont été un peu rock’n’roll, c’est vrai. Le contact humain a toujours été quelque chose de très important pour moi. Avec la population et aussi avec les collaborateurs. Or quand j’ai commencé le 17 mars 2020, le télétravail était déjà instauré. Créer un lien professionnel et de confiance à distance avec des collaborateurs que je ne connaissais pas, ce n’était pas du tout évident. De la même manière, j’ai trouvé très difficile de ne pas pouvoir avoir de contact direct avec la population pendant plusieurs mois.
Vos parents tenaient le Café de la Poste à Payerne, votre fief politique où vous êtes arrivée à l’âge de 9 ans. Les difficultés de la branche doivent forcément résonner particulièrement en vous…
Evidemment… Je ne peux pas m’empêcher de me projeter. Et si cela s’était passé au moment où mes parents avaient encore le café? Mon père travaillait en cuisine et ma mère faisait le service. Pour eux, cinq mois sans activité auraient été un drame absolu, un choc total. La situation me touche aussi parce que le Conseil d’Etat a reçu beaucoup de réactions et que nous avons été en contact direct avec des personnes qui se retrouvaient avec des charges fixes sur les bras, sans rentrées économiques. Heureusement, notre système a été très résilient et réactif. Même s’il a fallu un peu de temps, j’en suis bien consciente.
Le certificat Covid ne va-t-il pas leur porter le coup de grâce?
Je suis tiraillée. D’un côté, je pense que cette mesure est indispensable parce que les unités de soins intensifs sont bientôt saturées. La vaccination progresse trop lentement. Pour éviter une solution plus extrême, il fallait passer par là. Cependant, mes valeurs libérales sont secouées. Je comprends tout à fait les restaurateurs qui disent ne pas vouloir faire la police avec leur clientèle. Mais il n’y avait pas de baguette magique. Nous regarderons de près si le certificat Covid a des répercussions importantes sur le chiffre d’affaires des établissements et déciderons si l’Etat doit intervenir.
Vous êtes la première à avoir annoncé votre candidature en vue des élections de mars 2022. Vous aviez peur que d’autres dictent le ton de la campagne à votre place?
Le parti a ouvert les candidatures dès le premier juillet et il n’y avait pas vraiment de suspense autour de ma candidature. J’ai annoncé mes intentions pour clarifier rapidement les choses. Cela n’avait pas de sens d’attendre plus longtemps, comme cela ne faisait même pas deux ans que j’étais en fonction.
Avec le départ des dinosaures Pascal Broulis et Philippe Leuba, vous allez devenir la figure tutélaire du PLR Vaud. En avez-vous l’étoffe?
Je suis la seule sortante donc, de ce fait-là, je sens que le parti a des attentes. C’est une responsabilité mais aussi un joli défi. Cela me motive à m’engager à fond pour la campagne. Mais il n’y a pas que moi, c’est un travail d’équipe.
Le congrès PLR du 22 septembre sera décisif. Cinq candidats se profilent et la direction de votre parti souhaite un ticket à trois. Vous aussi?
Ce sont, pour le coup, des discussions de parti. Je me plierai à la décision du congrès. Il faut que nous soyons une équipe, que nous partions unis. C’est cela qui sera décisif, étant entendu que nos anciennes locomotives Pascal Broulis et Philippe Leuba ne seront pas sur la liste.
Une majorité PLR au gouvernement, impossible?
Ce qu’on souhaite, c’est une majorité de centre-droit. Très honnêtement, je plaide pour une large alliance avec les partis de droite, tant avec l’UDC qu’avec les Vert’libéraux. Mais cela dépendra de ces formations et des discussions qui sont en cours au sein du PLR.
Concernant les élections de mars, le PLR est aussi attendu sur sa stratégie. Une majorité de droite au Conseil d’Etat, avec l’UDC Michaël Buffat à vos côtés, c’est une hypothèse qui vous séduit?
Je ne personnifie pas le débat. Avoir une majorité de centre-droit, c’est possible. Mais, comme je l’ai dit, à la condition que la droite soit unie dans toutes ses composantes, même si on n’est pas d’accord sur tous les points.
Les membres du congrès devront aussi décider s’ils limitent le nombre de mandats consécutifs de leurs élus. Dans une vision libérale, est-ce nécessaire, pour limiter le pouvoir de l’Etat, de donner un cadre aux personnalités qui l’exercent?
La question se pose dans la loi ou dans le cadre d’un parti. Je suis plutôt favorable à ce que ce soient les partis qui s’en emparent. Par expérience, indépendamment de l’âge, il me paraît qu’après 15 ans, on a donné ce qu’on pouvait dans une fonction. C’est aussi une question de relève: il faut passer la main pour permettre à une nouvelle génération d’élus d’émerger.
Si vous siégez aussi longtemps que Pascal Broulis, vous serez encore en fonction en 2040. Prenons-nous déjà rendez-vous?
[Rires] On peut déjà prendre rendez-vous mais je ne serai plus là. J’ai beaucoup de respect pour tout ce que fait Pascal Broulis car, même après 20 ans, il a une énergie hors-norme. Mais, personnellement, je ne pourrais absolument pas m’imaginer 20 ans à la même place.
La crise sanitaire a changé passablement de choses. Aujourd’hui, presque plus personne ne conteste la nécessité d’un Etat fort. Est-ce que cette réalité impacte les positionnements du PLR?
Je ne pense pas. Le PLR a toujours dit qu’il fallait un Etat solide, ni plus ni moins, qui intervient lorsque les circonstances l’exigent. La crise que l’on vit met sur le carreau des entreprises et des personnes qui n’ont rien demandé. Quand on ferme tout un secteur d’activité et que, du jour au lendemain, des gens se retrouvent sans leur source de revenu, une intervention de l’Etat me paraît nécessaire. Mais on ne reste pas dans cette logique et c’est ce qui nous différencie aussi de la gauche: il est important de rappeler que personne ou aucune entreprise n’a pour vocation de vivre des indemnités de l’Etat. Ce qu’on veut, c’est retrouver des conditions qui nous permettent de travailler et d’entreprendre.
L’aide publique — aux commerces ou aux indépendants, la solidarité dans notre système de santé… Ce sont des thématiques incontournables aujourd’hui et sur lesquelles le parti n’est pas toujours perçu comme étant crédible par la gauche et donc une partie non négligeable de la population. Notamment à cause de positions politiques antérieures. N’est-ce vraiment qu’un problème d’image?
Le PLR doit peut-être mieux affirmer ses valeurs et ses convictions. Liberté, responsabilité et solidarité: à nous d’expliquer que cela compte pour nous et surtout ce que cela implique. La liberté nous est essentielle et je ne pourrais d’ailleurs pas me reconnaître dans un parti qui ne serait pas libéral sur les questions de mœurs comme le Mariage pour tous, votation pour laquelle je m’engage beaucoup. Ensuite, sur l’aide publique, rappelons que nous avons aussi été les artisans des indemnités débloquées par l’Etat depuis le début de la crise Covid.
Et le climat? Parlons-en…
C’est un thème qui m’est cher et pour lequel je m’engage. Nous devons reconnaître qu’à un moment donné le PLR, comme d’autres, n’a pas pris toute la mesure du changement climatique. Mais aujourd’hui, nous sommes au-delà de cela. Pour faire face, nous ne pouvons pas nous arrêter sur des clivages partisans. Nous n’allons jamais nous en sortir si nous nous neutralisons dans une partie de ping-pong, où chacun affirme qu’il sait mieux que les autres. Je suis convaincue que le PLR est un parti tout terrain et attaché aux équilibres. Dans ce pays, nous n’arriverons pas à trouver des solutions pour l’environnement sans prendre en compte l’ensemble des éléments de société. Nous n’arriverons pas non plus à dire aux gens qu’il faut payer plus de taxes tout en stigmatisant des individus qui ont une voiture parce qu’ils en ont besoin. Il faut convaincre. Et pour convaincre, il faut des solutions fédératrices.
Politiquement, vous vous posez en rassembleuse. Le canton de Vaud, comme tous les autres cantons d’ailleurs, est à la traîne concernant ses objectifs de vaccination. Est-ce que le clivage entre les anti et les pro en matière de vaccin vous inquiète?
Enormément. Nous avons maintenant de gros défis en termes de cohésion. Aussi au-delà de cette thématique. Prenons par exemple la loi CO2. L’arc lémanique vote oui, les autres régions disent non. Une partie de la population s’est sentie stigmatisée par rapport aux transports, notamment. Idem concernant les initiatives phyto, où il y a eu un fossé ville-campagne. Le débat se polarise, les affrontements sont de plus en plus durs. Avec le Covid, les clivages se sont accentués parce que les débats se sont beaucoup tendus sur les réseaux sociaux. Ces plateformes ne remplacent pas une salle de village ou une discussion en présentiel où tout le monde s’écoute avant de se répondre. Je remarque des réactions très violentes. Pour en revenir au vaccin, je suis sidérée de voir à quel point il y a une scission. Que cela soit en ligne ou dans les familles. À nous de tout faire pour nous réunir et retrouver de la cohésion. Cet enjeu sera l’un des axes de ma campagne.
Depuis que vous êtes au gouvernement, avez-vous été personnellement menacée à cause de la politique vaccinale mise en place par les autorités?
Oui. Comme, je crois, un peu tous mes collègues. C’est assez dur à vivre. Surtout quand on sait que le vaccin est actuellement la seule solution, même si ce n’est pas une solution miracle. Je le dis et le répète: d’un point de vue collectif, c’est la seule chose qui nous permet de retrouver un brin de nos libertés.
Avez-vous dû prendre des mesures de sécurité à la suite de ces menaces?
Il n’y a eu aucune conséquence me concernant. Cependant, je sais que cela a été différent pour d’autres collègues mais, pour des raisons évidentes, je ne m’exprimerai pas davantage à ce sujet.
Une autre fronde prend de l’ampleur dans le canton de Vaud depuis plusieurs mois. L’initiative «SOS Communes», demandant que l’Etat de Vaud reprenne l’entier de la facture sociale, a abouti cet été. En tant qu’ancienne syndique, comprenez-vous ces communes qui estiment que le Canton se sert dans leurs poches?
Nous avons besoin d’une paix institutionnelle entre le Canton et les Communes, d’un partenariat. Dans ce cadre-là, nous avons déjà mené les premières discussions. Un accord sur une réduction de la participation à la facture sociale de la part des Communes a été trouvé. Ce dernier prévoit un rééquilibrage en leur faveur à hauteur de 150 millions de francs par année pour 2028, peut-être même dès 2026. On doit maintenant rediscuter en fonction de l’initiative et de la nécessité de revoir la péréquation intercommunale. Mais il faut que tout le monde se mette autour de la table et fasse preuve de bonne volonté.
On sent le PLR plus timide que l’UDC lorsqu’il s’agit de demander une baisse d’impôt pour les personnes physiques. Est-ce que le PLR est encore un parti de droite ou s’est-il transformé en un parti d’administrateurs?
Le PLR est vraiment un parti de centre-droit, qui a des valeurs et qui n’est pas monothématique, j’insiste là-dessus. Nous sommes l’antithèse d’une vision d’administrateurs. Le PLR s’inscrit, et c’est aussi ma vision, pour une fiscalité attractive car, en comparaison intercantonale, la fiscalité est lourde dans le canton de Vaud. Ce n’est pas à moi d’en parler, mais il y a notamment eu une motion PLR au Grand Conseil pour la baisse de la fiscalité des personnes physiques. Ce sont des éléments qui doivent être débattus en cherchant des équilibres. Le PLR n’est pas un parti qui pratique la politique de la terre brûlée. Nous ne vivons pas dans une dictature, nous ne pouvons et ne devons pas simplement imposer. Comme je le disais avant, il faut convaincre.