La mafia sévit en Suisse
«La situation est très grave»

La mafia italienne est bel et bien implantée en Suisse. C'est ce que dévoile l'ancienne procureure fédérale Rosa Cappa à Blick. Elle a enquêté sur ces dossiers et en décortique les rouages – portant un oeil critique sur la passivité de Berne.
Publié: 09.01.2022 à 10:35 heures
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Dernière mise à jour: 09.01.2022 à 13:32 heures
Selon Rosa Cappa, «la Suisse n'a guère combattu la mafia. Elle s'est contentée, la plupart du temps, de fournir une aide juridique à l'Italie et n'a guère été active elle-même».
Rebecca Wyss

En novembre, les «carabinieri» italiens ont arrêté plus de 100 membres de la 'Ndrangheta. Il s’est avéré que les mafieux en question utilisaient la Suisse comme lieu de repli et de transbordement pour leur trafic de drogue et d’armes. Des Grisons à Zurich en passant par le Tessin, les policiers ont retenu six suspects établis dans notre pays.

Cela vous surprend peut-être. L’ancienne procureure fédérale Rosa Cappa, pour sa part, est loin d'être étonnée.

Madame Cappa, suivre la mafia à la trace a longtemps été votre devoir. Ces souvenirs vous hantent-ils encore aujourd’hui?

Rosa Cappa: Oui. Je suis parfois encore méfiante. J’ai par exemple gardé le réflexe de m’enquérir d’une entreprise dans le registre du commerce avant de m’y fier.

Pourquoi tant de méfiance?
À cause de ce que j’ai pu observer. Pour donner quelques exemples parlants: des gens qui viennent d’Italie pour racheter des magasins et les paient avec d'énormes sommes en liquide. Je pense aussi à un garage miteux dans un petit village près de Lugano qui s'est mis à vendre des Lamborghini. Or, personne dans les alentours n'achèterait de tels bolides. Je suis aussi régulièrement tombée sur des entreprises italiennes qui ont acquis des biens immobiliers pour… ne rien en faire.

Quelle est l’ampleur de la présence de la mafia en Suisse?
La situation est très grave. Il y a trente ans, la mafia ne faisait qu’alimenter nos banques de son argent. Aujourd’hui, leurs hommes vivent parmi nous. Ils se sont installés.

Comment opèrent-ils dans notre pays?
Les mafiosi vivent ici avec leurs familles. Ils infiltrent l’économie en investissant dans des restaurants, des hôtels, des immeubles, des entreprises… Par le biais de ces dernières, ils blanchissent de l’argent. Souvent, l’ancien propriétaire reste dans l’entreprise, mais doit embaucher leurs hommes depuis l’Italie.

Thurgovie, Valais, Argovie, Grisons – pourquoi s’installent-ils dans des régions périphériques?
Car ils peuvent mieux s’intégrer dans les petits villages que dans une ville. Ils sont aussi actifs à Zurich, car on les trouve toujours là où il y a de l’argent. Mais vivre, aller à l’église, être actif dans des associations, c’est ce qu’ils font dans les villages.

Vous évoquez l’église. Quelle est son importance aujourd’hui encore pour la mafia?
Cette institution est restée primordiale pour eux. C'est par ce biais qu'ils forment des réseaux. Après l’opération «Imponimento», lors de laquelle l’on a coincé le clan Anello Fruci en Argovie, des journalistes sont allés à Muri (près de Berne, ndlr.) et ont demandé au prêtre ce qu’il savait de cette famille. Celui-ci a répondu qu’ils étaient des gens bien, qu’ils venaient toujours à l’église, mais qu’il valait mieux ne pas trop poser de questions. Il avait visiblement peur.

Mais alors comment l’église agit-elle comme réseau, si c’est à l’insu de cette dernière?
L’église leur permet d’entrer en contact avec la population, de faire des affaires avec des gens tout à fait normaux. Ils apprennent ainsi, en cette période de crise, qui veut vendre – et acheter – quoi et où. Si par exemple de petits entrepreneurs connaissent des problèmes d’argent, ils se retrouvent parfois à s’associer à des mafieux sans le savoir. Contrairement aux banques, elles ne vérifient pas qui sont les acheteurs.

À combien d’entre eux avons-nous affaire en Suisse?
Lors de l’opération «Imponimento», le célèbre procureur italien Nicola Gratteri a déclaré qu’il y avait environ 20 cellules mafieuses en Suisse.

À quelles organisations mafieuses appartiennent-elles?
La 'Ndrangheta est la plus répandue, en raison de la proximité de la Lombardie, où elle est très active. Juste à côté du Tessin, à Varese ou à Côme, les mafieux pullulent.

Et comment devient-on membre d’un clan?
Beaucoup sont nés dedans. Les enfants et les adolescents sont éduqués dans un esprit de loyauté aveugle envers la famille. D’autres sont recrutés dans les villages italiens.

Peut-on quitter le clan sans craindre pour sa vie?
Difficilement. Si quelqu’un disparaît, ils le recherchent. L’enjeu est de taille pour le réseau. C’est pourquoi l’entrée se fait par étapes, on gagne la confiance des patrons. On fait des affaires criminelles pour leur compte, on prouve sa loyauté. Pas à pas.

Cela semble sectaire.
Il y a en effet des aspects religieux. À travers les actes criminels et les rituels religieux, les clans renforcent aussi l’esprit identitaire du groupe. On se salit les mains ensemble. On partage un secret. Tout à coup, il y a beaucoup à perdre et l’on ne peut plus s’enfuir.

Comment se fait-il que l’on en parle si peu en Suisse?

La mafia ne veut pas attirer l’attention sur elle. Contrairement à l’Italie, elle ne cause pas de décès la voie publique chez nous. En tout cas pas de manière évidente.

Mais il y a donc bel et bien eu des meurtres à imputer à la mafia sur sol suisse?
Il y a eu quelques meurtres en Suisse. La police les a classifiés comme étant des suicides. Dans les années 1990, un jeune homme a été retrouvé abattu à Lamone, près de Lugano, une arme posée sur sa poitrine. Près de Bâle, trois membres de la 'Ndrangheta ont été tués il y a des années, ce qui a longtemps été considéré comme un crime relationnel. À Lugano, un avocat a été retrouvé pendu en 2011. Là aussi, l’on a immédiatement conclu au suicide. La mère de l’homme, qui vivait en Italie, a alors demandé une autopsie. Qui a révélé que ses dents étaient cassées… et que certains organes manquaient.

Qu’est-ce que cela signifie?
C’est un message pour les personnes qui comprennent ce genre de messages. Le Ministère public de la Confédération ne l’a pas compris.

L’ancien procureur général de la Confédération Michael Lauber a déclaré en 2014 que la Suisse n’était pas un pays mafieux. Qu’en pensez-vous?
C’est symptomatique. La Suisse n’a guère combattu la mafia. Elle s’est contentée, la plupart du temps, de fournir une aide juridique à l’Italie et n’a guère été active elle-même. Le chef d’un clan de la 'Ndrangheta, Leo Caridi, vivait à Viège (VS) sans être inquiété. Puis les autorités italiennes ont déposé une demande d’extradition, à laquelle la Suisse a donné suite en 2016. Il est commode d’expulser un criminel et de prétendre que le problème est ainsi résolu.

Pourquoi Michael Lauber n’avait-il pas la mafia dans le collimateur?
Monsieur Lauber a sous-estimé le problème de la mafia. Il avait une expertise financière, venant de l’autorité de surveillance des marchés financiers au Liechtenstein. C’était sa zone de confort. Il est facile de le montrer du doigt. Mais il n’était pas seul.

Comment cela s’est-il passé pour vous à l’époque, par rapport au fait que personne ne s’y intéressait à l’interne?
C’était difficile. Les Italiens, via leurs demandes de coopération, nous ont montré comment la mafia opérait en Suisse. Nous avons vu! Mais nous devions rester spectateurs. Le procureur général de la Confédération ne voulait entamer que des procédures qui avaient toutes les chances d’aboutir. En Italie, les procureurs vont au tribunal avec dix affaires et acceptent d’en perdre six.

S’agissait-il, pour la Confédération, d’une question d’image?
Certainement. Elle était sous pression.

Concrètement, qu’est-ce que cela a eu comme conséquences sur votre travail?
Nous avons dû abandonner des enquêtes. Souvent, nous avions trop peu de policiers à disposition. Pour le blanchiment d’argent, c’est encore le plus simple. Car l’on a des entreprises, leurs comptes et leurs documents, tout est consultable… Les enquêtes sur la mafia prennent du temps. Il faut observer les suspects et leur entourage dans le cadre de leur vie quotidienne. Le fédéralisme se pose également comme embûche dans ce contexte.

Dans quel sens?
Les polices cantonales, qui sont géographiquement les plus proches des cellules mafieuses, n’ont guère les ressources ou les compétences nécessaires. La mafia est l’affaire de la Confédération, mais celle-ci se focalise surtout sur les délits économiques. L’unique procureur du Ministère public de la Confédération qui s’occupe de la mafia est très éloigné de ce qui se passe à Berne. Je ne comprends pas pourquoi.

Peut-être le vent va-t-il tourner avec le nouveau procureur général de la Confédération, Stefan Blättler. Selon vous, quelle serait la meilleure approche pour venir à bout de ce triste phénomène?
La Suisse devrait changer son approche des enquêtes: il faut des unités de police spécialisées. Il faut aussi des lois qui permettraient de confisquer les biens de la mafia. Indépendamment du fait qu’un mafieux soit déjà condamné ou non. C’est pour cela qu’ils se plaisent en Suisse: en Italie, ils doivent craindre pour leurs biens – mais pas ici. En outre, l’on devrait être en mesure figer les comptes des parents et des partenaires commerciaux d’un mafioso.

Une exigence délicate.
Pour un chef que l’on expulse vers l’Italie, trois ou quatre membres de sa famille le rejoignent et tout en continuant à faire des affaires ici.

La cheffe de Fedpol Nicoletta della Valle a déclaré dans une interview à «CH Media» qu’il fallait un meilleur échange d’informations.
Il faut d’abord former les autorités telles que les offices du registre du commerce, les offices fiscaux et les offices des faillites à la lutte contre la mafia. Ensuite, il faut un flux d’informations automatique entre toutes ces autorités et la police. Car à l’heure actuelle, elles ne peuvent pas faire de déclaration de leur propre chef – la police doit faire une demande préliminaire pour eux. Cela est tout aussi nécessaire qu’une base de données de la police sur la mafia.

Aujourd’hui, vous avez changé de vie. Vous travaillez comme avocate dans un cabinet. Pourquoi ce thème vous tient-il toujours autant à cœur?
J’ai grandi dans une culture anti-mafia. Je lisais déjà de nombreux livres sur le sujet lorsque j’étais jeune femme, en Italie. Sans doute aussi parce que j’ai un sens de la justice bien aiguisé. C’est un trait de famille. Chez nous, tout le monde est soit avocat, soit procureur. J’ai tenté d’apporter cet esprit en Suisse.

Mais ici, vous aviez les mains liées.
En Suisse, j’ai eu la possibilité de travailler avec de célèbres procureurs italiens de la mafia. J’ai rencontré mes idoles! Giuseppe Pignatone, qui a traqué les mafieux pendant des décennies à Palerme, puis en Calabre et à Rome, par exemple. Ou Pietro Grasso, qui a dirigé le parquet national anti-mafia.

(Adaptation par Daniella Gorbunova)

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