La Suisse thésaurise des avoirs russes pour un montant d'au moins 200 milliards de francs. Dans le cadre des sanctions contre le régime de Vladimir Poutine, la Confédération a bloqué 7,5 milliards. Près de 1368 Russes sont concernés.
Ce qui fait 5,5 millions de francs par personne. Une somme modeste aux yeux des critiques, compte tenu des multimilliardaires sanctionnés comme Alicher Ousmanov ou Andreï Melnitschenko. Et depuis bientôt un an, le montant total bloqué n'a pas changé. Comment est-ce possible?
Les 7,5 milliards se trouvent en majorité sur des comptes des grandes banques suisses. Celles-ci ont déclaré les avoirs russes à la Confédération immédiatement après le début de la guerre, car elles risquent des conséquences pénibles en cas d'omission.
Mais l'argent des oligarques se trouve surtout dans des banques privées, des participations dans des entreprises, des biens immobiliers, des jets privés et des yachts. Personne ne communique de chiffres à la Confédération. Et Alicher Ousmanov et consorts tentent de dissimuler les rapports de propriété par diverses astuces; des avocats et des fiduciaires suisses les y aident.
Une taskforce pour retrouver les avoirs cachés
Alors, que faire? «Il faut une task force nationale qui recherche activement les avoirs cachés, assure Oliver Classen, membre de l'ONG Public Eye. Les données des banques et des entreprises et leur échange avec les autorités étrangères sont absolument essentiels pour la mise en œuvre des sanctions.» C'est aussi l'avis du Conseil national. Alors que le Conseil fédéral s'obstine à rejeter cette demande, en décembre, la chambre basse a adopté une motion en ce sens.
Mardi prochain, la commission juridique du Conseil des Etats se penchera sur le sujet. Lors de la session de printemps, le Parlement tranchera.
Le début d'un long débat
«Nous avons absolument besoin de cette task force», tonne la conseillère aux Etats Lisa Mazzone, membre de la commission juridique. Les Etats-Unis et l'UE ont depuis longtemps mis en place des équipes d'espionnage comparables. Une task force internationale est également active. «La Suisse reste à l'écart, soupire-t-elle. Ce qui nuit à sa crédibilité.» A noter que le conseiller aux Etats socialiste Carlo Sommaruga a lui aussi lancé une motion de task force. Avec un ajout piquant: les fonds saisis ne devraient pas seulement être bloqués, mais «confisqués le cas échéant.»
Mais tout ne sont pas d'accord. Le conseiller aux Etats PLR Andrea Caroni, membre de la commission juridique, refuse d'y voir une quelconque utilité. «Je ne vois pas la valeur ajoutée d'une task force jusqu'à présent, conteste-t-il. Ceux qui la réclament devraient d'abord expliquer plus précisément quelles lacunes pourraient être concrètement comblées.»
Aux Etats-Unis, on discute activement de l'expropriation des oligarques. Et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen veut confisquer les fonds russes au profit de l'Ukraine envahie.
Le gouvernement ukrainien l'exige déjà depuis des mois. Et la demande notamment à la Suisse. Le conseiller fédéral Ignazio Cassis avait déclaré lors du WEF de cette année à Davos que cette option n'était «pas exclue». Un groupe de travail de la Confédération est en train d'examiner les possibilités juridiques.
Un référendum à venir?
Pour le conseiller national UDC Franz Grüter, il faut tirer la sonnette d'alarme. «Les expropriations en raison de la nationalité sont contraires à l'État de droit», assure le Lucernois. Le président de la Commission de politique extérieure renvoie à la garantie de la propriété: «Elle est inscrite dans la Constitution fédérale. Ce qui signifie que le peuple aura le dernier mot.»
Un référendum ne serait donc pas exclu. «La garantie de la propriété est solidement ancrée dans notre pays, souligne Franz Grüter. Les confiscations sont donc une violation de la Constitution. Le peuple ne l'acceptera pas.»
D'autant plus qu'au final, la somme en jeu dépasserait très largement les 7,5 milliards. Comment le conseiller national le sait-il? Franz Grüter rappelle une rencontre d'Ignazio Cassis avec le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki en mars dernier, à laquelle le politicien UDC a également participé. Le Premier ministre aurait fait allusion aux 200 milliards de francs d'avoirs russes en Suisse et aurait exhorté Ignazio Cassis sans détour: «Vous devez les confisquer et les donner à l'Ukraine.»
Pour Franz Grüter, c'est bien clair. «Nous parlons aujourd'hui de 7,5 milliards. Mais la pression de l'étranger est énorme. Car il s'agirait en réalité de 200 milliards.»
Qui est considéré comme un oligarque?
Une autre question reste ouverte. Qui est considéré comme un oligarque? Un riche Russe proche de Poutine? «Il n'y a pas de définition claire, explique l'avocat zurichois Dimitrios Karathanassis. On sait en revanche qu'il s'agit d'un statut, qui n'est pas déterminé par une action claire. Car il n'est apparemment pas important de savoir si l'on peut prouver que les personnes sanctionnées ont commis un acte concret, comme le soutien direct au régime de Poutine.»
Bien entendu, la Suisse ne devrait pas ménager quelqu'un qui s'est rendu coupable de manière avérée, affirme Dimitrios Karathanassis. «Mais elle ne doit pas non plus punir quelqu'un dont elle ne peut pas prouver les actes criminels.» Le blocage des avoirs russes sur la base de soupçons est déjà délicat. «Mais une confiscation va à l'encontre de tous les principes de l'Etat de droit.»
Andrea Caroni est lui aussi opposé aux confiscations d'avoirs privés russes. Les blocages d'avoirs auraient pour objectif premier de faire pression sur l'État russe pour qu'il respecte le droit international. «Mais confisquer des biens privés reviendrait à scier notre branche. Cela ne va pas dans le sens de l'État de droit et manquerait le but recherché.»
PLR et UDC en opposition
Le Conseil national a certes accepté l'intervention de la task force de la Commission de l'économie. L'UDC et le PLR ont toutefois voté contre. Au Conseil des Etats, les deux partis comptent 19 membres. S'y ajoutent un certain nombre de politiciens conservateurs du Centre. La demande d'une équipe d'espionnage devrait donc avoir du mal à passer dans la petite chambre. Et la motion de Carlo Sommaruga a sans doute encore moins de chances. Le mot «confisquer» n'est pas très populaire à Berne.