«Je n'arrivais plus à cuisiner, ni même à rester dans ma cuisine»
Comment son job de rêve s'est-il transformé en cauchemar?

Son nouveau travail dans un restaurant gastronomique était l'accomplissement d'un véritable rêve pour cette jeune femme. Mais très vite, les heures supplémentaires, les conflits au sein de l'équipe et le mépris de son patron sont devenus son quotidien.
Publié: 16.01.2025 à 20:04 heures
Lors de l'ouverture de son restaurant, la cheffe cuisinière a travaillé sept jours d'affilée, entre 11 et 13 heures par jour, et pas un seul week-end de libre. (Image symbolique)
Photo: Shutterstock
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Jasmine Helbling

Prenez une jeune cuisinière pleine d'espoir, un chef toxique et un restaurant surchargé. Mettez-les à la casserole et laissez reposer pendant quelques semaines. Mélangez le tout avec une grande cuillère de clients insatisfaits et d'heures supplémentaires. N'oubliez pas d'ajouter une bonne pincée de stress ainsi qu'un zeste de conflit. Mettez votre plat au four jusqu'à ce qu'une croûte se forme. C'est prêt!

«Pus rien ne fonctionnait: l'odeur de la nourriture, le cliquetis des couverts, la seule pensée du restaurant. Chez moi, je ne pouvais même plus cuisiner, ni même me tenir dans la cuisine», raconte Sina Jöhl. Pourtant, elle a passé la moitié de sa vie dans des restaurants. Déjà à douze ans, pour gagner de l'argent de poche. Plus tard, comme serveuse, cuisinière et même cheffe.

Son ancien patron lui doit 14'000 francs

Par une fraîche journée d'hiver, Sina Jöhl est assise à la table de sa salle à manger, le dos tourné à la cuisine. Les derniers rayons de soleil passent à travers la fenêtre. A 28 ans, cette jeune mariée, enceinte jusqu'aux dents, voudrait aller de l'avant. Pourtant, son passé ne cesse de la rattraper. Le litige avec son ancien patron se poursuit. Ce dernier, Bruno Odermatt, lui doit plus de 14'000 francs, confirme le tribunal de première instance. Le jugement n'est toutefois pas définitif, c'est pourquoi les noms ont été modifiés au sein de cet article.

Retournons quelques temps en arrière, à l'automne 2021: Sina Jöhl travaille alors dans un hôtel au bord du lac des Quatre-Cantons. Un soir, à la fin de son service, elle est abordée par une restauratrice. Celle-ci cherche une cheffe de cuisine pour son employeur, un établissement familial très apprécié de Suisse centrale, qui ouvre une succursale. La jeune femme de 25 ans est flattée, mais refuse. Le risque est trop grand pour elle, car le Covid-19 court toujours. Pourtant, l'offre ne sort pas complètement de sa tête. Lorsque la restauratrice frappe à nouveau à sa porte, Sina Jöhl capitule.

L'ouverture du restaurant – initialement prévue pour le printemps – est certes retardée, mais il y a quand même beaucoup à faire en mars 2022. Sina Jöhl planifie l'aménagement, recrute du personnel, établit des plans de travail, calcule les prix, crée des recettes et conçoit des menus. Le large éventail de tâches lui convient et tout le monde est motivé.

Descente aux enfers

C'est lors de l'ouverture en juin que l'ambiance bascule. Le restaurant est pris d'assaut et l'équipe a du mal à faire face à l'affluence. La deuxième semaine de juin, la cheffe de cuisine travaille sept jours d'affilée, entre 11 et 13 heures par jour. A la fin du mois, elle travaille en moyenne 11 heures par jour – et pas un seul week-end de libre. Même les jours supposés libres, elle fait du travail de bureau. Elle n'a pas le temps de s'adonner à ses loisirs et ne voit presque plus son compagnon.

Lorsque deux des trois employés de la cuisine tombent malades, la situation s'aggrave. Au même moment, le patron a l'idée lumineuse de prolonger les heures d'ouverture. Sina Jöhl cherche à plusieurs reprises le dialogue avec celui-ci et lui signale la surcharge de travail. En vain. Une collègue de l'équipe confirme: «J'ai demandé à Bruno de venir me parler. Il n'est jamais venu. Je ne pense pas qu'il se soucie de ses employés», écrit-elle à Sina Jöhl sur Whatsapp. Contacté, Bruno Odermatt n'a pas souhaité répondre aux questions, se référant à la procédure en cours. Dans les documents du tribunal, il rejette les reproches qui lui sont faits. Selon lui, Sina Jöhl ne s'est jamais plainte de la situation.

«
Mon compagnon m'a suppliée de démissionner. Mais abandonner n'était pas une option pour moi
Sina Jöhl, cheffe cuisinière
»

En juillet, les heures supplémentaires diminuent un peu. Mais c'est ailleurs que les choses se gâtent: l'ambiance est particulièrement tendue entre la cheffe de cuisine et l'un de ses collègues. Les accrochages sont récurrents, bientôt houleux et bruyants. «Il ne me reconnaissait pas comme supérieure et s'opposait systématiquement à mes décisions. A un moment donné, j'ai eu peur que cela ne s'envenime», raconte Sina Jöhl. Elle aurait aussi signalé cette situation à son supérieur, ce que ce dernier nie également.

Très vite, elle ne pèse plus que 39 kilos

La pression que la jeune femme subit commence à lui provoquer des migraines et des crises de panique. Sina Jöhl ne dort et ne mange presque plus. Parfois, elle vomit avant d'aller travailler. Très vite, elle ne pèse plus que 39 kilos. «Mon compagnon m'a suppliée de démissionner. Mais abandonner n'était pas une option pour moi.» A la fin du mois de juillet, elle demande quelques jours de vacances, mais sa demande est refusée. Selon son responsable, cela n'est pas possible en haute saison.

Heureusement, une visite de ses parents s'avère décisive. «Au moment des adieux, ma mère m'a dit: 'Ça suffit, maintenant il faut arrêter!'» Peu de temps après, Sina Jöhl consulte une psychologue. Cette dernière la met immédiatement en arrêt maladie, pour deux semaines dans un premier temps. Elle s'oppose à une pause plus longue, peinant à accepter qu'elle est en plein burn-out. Après le rendez-vous, elle s'écroule sur son lit et ne se lève plus pendant plusieurs jours. «Je ne savais plus ce que je pouvais encore faire de moi, de ma vie.»

A la fin du mois d'août, elle prend la décision de quitter son travail. Un soulagement, mais pas une concrète amélioration: après une nouvelle visite chez le médecin, Sina Jöhl est mise en congé maladie pour le reste de l'année, avec l'ordre urgent de se reposer.

La bataille juridique commence

En septembre, elle reçoit certes son dernier salaire mensuel, mais pas l'argent correspondant aux prestations impayées, à savoir 102 heures supplémentaires, 5 jours de repos, 14 jours de vacances et 2 jours fériés. Elle interpelle Bruno Odermatt et reçoit quatre semaines plus tard une part de son 13e salaire. Rien de plus.

Elle fait donc appel à l'organe de contrôle de la convention collective nationale de travail pour les hôtels, restaurants et cafés (CCNT). Celui-ci compare les documents des deux parties et confirme les exigences de la jeune cheffe. De plus, il s'avère que comme l'assurance d'indemnités journalières n'entre en vigueur qu'à partir du 24 septembre, l'employeur doit payer 88% du salaire brut pour la période transitoire. Contrairement à ce qui se passe dans de nombreuses autres branches, cela vaut également si le contrat de travail prend fin avant. Le montant dû s'élève donc à 14'000 francs. 

Mais Bruno Odermatt ne veut pas en entendre parler. Lorsqu'il reçoit l'ordre de payer, il s'y oppose fermement. Sina Jöhl propose alors un compromis à l'autorité de conciliation: elle est d'accord de se satisfaire de la moitié du montant dû. Rien à faire. Mais elle ne lâche rien, et contacte une avocate. Quelques semaines plus tard, Bruno Odermatt reçoit ces quelques mots: «Ma cliente est toujours encline à régler cette affaire à l'amiable.» Une proposition de rendez-vous est alors faite, mais le responsable s'obstine. Sina Jöhl dépose plainte en juillet 2023.

Il oublie de se rendre au tribunal

S'ensuit un ping-pong juridique: les reproches sont formulés, contestés, contrés. Bruno Odermatt défend la bonne ambiance de travail au sein de son entreprise. Selon lui, il n'était pas au courant que la santé de ses employés s'était détériorée à ce point – et si c'était le cas, cela n'avait certainement pas de rapport avec le travail. Mais surtout, il refuse toujours de payer sa cheffe cuisinière.

Selon lui, il ne lui doit pas de salaire pour le mois de septembre, puisqu'elle avait déjà démissionné. En ce qui concerne les heures supplémentaires, elles n'auraient été ni ordonnées ni autorisées. De plus, il appartient à une cheffe de cuisine d'écrire des plans de travail cohérents et de s'organiser en fonction. Selon lui, elle est elle-même responsable de la surcharge de travail. De plus, ses feuilles d'heures ne sont pas précises et le travail noté comme du home office serait douteux.

L'audience devant le tribunal a eu lieu en juin 2024. L'entrepreneur ne s'y est pas présenté. Quelques minutes après le début, il poste un selfie sur son statut Whatsapp, souriant, la chemise déboutonnée, sous le soleil. Son avocat fait savoir qu'il aurait oublié ce rendez-vous. L'audience a tout de même lieu.

Une première victoire amère

La décision parvient en juillet et confirme que Bruno Odermatt doit 14'560 francs à son ancienne employée ainsi que 6500 francs pour les frais d'avocat et de justice. L'entrepreneur fait appel de cette décision. Outre des points de fond, il fait valoir des erreurs de procédure: le tribunal aurait fixé des délais trop courts, aurait négligé des aspects pertinents et ne serait pas assez précis. L'affaire est maintenant portée devant la Cour suprême.

«
Il fait délibérément traîner la procédure en longueur et espère ainsi que je n'aurai plus d'argent pour me battre
Sina Jöhl, cheffe cuisinière
»

«Il fait délibérément traîner la procédure en longueur et espère ainsi que je n'aurai plus d'argent pour me battre», soupçonne Sina Jöhl. Le fait est que même si elle obtient gain de cause, cela n'en vaudra pas la peine. Jusqu'à présent, elle a dépensé environ 14'000 francs pour son avocate, dont seule une petite partie sera remboursée. Aurait-elle saisi le tribunal si elle avait su? «Non», dit-elle d'abord. Puis: «Si, ne serait-ce que par principe. L'argent et le pouvoir ne doivent pas toujours gagner.» Dans la restauration, elle a toujours été confrontée à de tels abus. Les conditions de travail sont extrêmement difficiles et elle recommande à chacun et chacune de souscrire une assurance de protection juridique lorsqu'une telle aventure commence.

Selon l'organe de contrôle de la CCNT, les motifs de plainte les plus fréquents sont les horaires de travail et les avoirs salariaux impayés. L'organisation de travailleurs Hotel & Gastro Union confirme également que les conflits tournent souvent autour de l'argent. Mais dans certains cas, les montants sont trop faibles pour que l'effort d'une action en justice en vaille la peine du point de vue des personnes concernées. «Le nombre de collaborateurs qui ne font pas valoir leurs droits est relativement important», confie l'organisation.

Un nouvel espoir

A la fin de l'interview, le soleil a disparu et des voitures aux phares clignotants roulent dans la vallée. Il y a un an, Sina Jöhl et son compagnon sont revenus s'installer dans cette vallée de Suisse orientale. Il reste encore de longs mois jusqu'au procès devant la Cour suprême. «Heureusement, j'ai de nouveaux projets», dit-elle en posant une main sur son ventre. Dans quelques jours, elle accouchera de sa fille. Un nouvelle recette prendra forme: une jeune mère comblée, une poignée de persévérance et une pincée d'espoir.

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