Monsieur Sturm, l’Europe est en guerre, la menace nucléaire est réelle. De nouveaux blocs de pouvoir se forment avec la Russie, la Chine, l’Inde et l’Iran. La crise climatique, la crise financière, la crise bancaire, la crise monétaire et la crise du Covid s’ajoutent à cela… On dirait que le monde a perdu la tête, vous ne trouvez pas?
Le monde n’a peut-être pas perdu la tête, mais beaucoup de choses ont changé d’une manière que nous ne pensions pas possible. J’observe une forte polarisation entre les nations. Elle conduit à déclarer assez rapidement que «les autres» sont fous. J’espère toutefois que nous ne sommes pas encore devenus complètement fous.
Vous êtes optimiste!
Le défi aujourd’hui est de ne pas surinterpréter les grands événements. Vous souvenez-vous du shutdown lors de la première vague de la pandémie de Covid-19, lorsque tout était pratiquement à l’arrêt?
Parfaitement.
C’était un tournant. Il est très peu probable que cela se reproduise exactement dans les mêmes proportions. Nous sommes bien mieux préparés aujourd’hui. C’est pourquoi des événements aussi radicaux ne doivent pas déterminer la manière dont nous envisageons l’avenir.
En ce qui concerne l’économie mondiale, je suis un peu plus nerveux que vous.
En effet, beaucoup de choses sont différentes aujourd’hui. Nous vivons dans un monde politiquement et économiquement plus instable. Poutine a coupé le robinet du gaz. Cela nous a douloureusement montré à quel point il est difficile de trouver un remplacement à court terme. Maintenant, les prix augmentent, nous devons économiser, la zone euro et les États-Unis glissent vers une récession. Je suis néanmoins confiant pour la Suisse.
Dit l’économiste, alors que les prix de l’énergie et les primes d’assurance maladie creusent un trou dans le budget des familles de classe moyenne.
Bien sûr, cet hiver ne sera pas un hiver normal. L’économie suisse stagnera. Mais comparé à un arrêt des activités, il s’agit là d’une meilleure perspective. En ce qui concerne la crise énergétique, cet hiver marque effectivement un tournant. Nous savons désormais que les combustibles fossiles n’ont pas d’avenir. Le rythme de la transition énergétique verte devrait s’en trouver considérablement accéléré. Nous en payons aujourd’hui le prix fort en très peu de temps. Cela entraîne des pertes de bien-être. Et j’ajouterais encore une chose…
Oui?
Lors de la deuxième phase de la pandémie, d’énormes quantités de biens industriels ont été consommées parce que les services n’étaient tout simplement pas disponibles. Au lieu d’un bon repas au restaurant, on s’est offert des meubles et des ordinateurs. Lorsque tout le monde fait cela en même temps, il y a inévitablement des pénuries d’approvisionnement. Le commerce mondial de biens industriels a connu une forte croissance ces dernières années.
Parallèlement, les entreprises doivent désormais choisir entre faire des affaires aux États-Unis et en Europe d’une part, et en Russie et en Chine d’autre part. La crainte d’une déglobalisation se répand.
On assiste effectivement à une formation de blocs à grande échelle. Cela augmente les risques politiques pour les entreprises et les incite à se réorienter, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il y aura moins de commerce international à l’avenir. Ce dernier ne se fera que partiellement entre un groupe plus restreint de pays. Cela comporte bien sûr des risques. D’un point de vue macroéconomique, c’est le contraire de la diversification et cela conduit en partie à une déspécialisation. On perd ainsi un moteur essentiel de notre prospérité actuelle.
Pendant longtemps, l’Occident a eu pour devise: la paix par le commerce. On a l’impression que l’équation ne tient plus.
Elle est toujours vraie! La coopération économique reste le paramètre pertinent. Même Poutine comprend que son pays est dépendant des autres nations. Un monde dans lequel tout le monde s’isole est inimaginable. Ce meuble (il tape sur le plateau de la table) n’a jamais été fabriqué à 100% en Suisse. Les montres que nous produisons, nous ne pouvons pas toutes les mettre nous-mêmes à notre poignet. Si nous nous sommes autant spécialisés et rendus dépendants de l’étranger, c’est parce que cela nous permet de gagner en efficacité et donc de progresser. Mais nous avons un reproche à nous faire.
Et de quoi s’agit-il?
Nous n’avons pas réfléchi à la question de savoir si nous étions résilients. Nous commençons à comprendre qu’un peu moins d’efficacité et une plus grande résistance ont un effet stabilisateur sur l’économie. Nous le voyons dans les chaînes d’approvisionnement. Les entreprises développent leur réseau, diversifient leur logistique et réduisent ainsi le risque en cas de défaillance d’un fournisseur.
Quel est le degré de résilience de notre pays?
La résilience résulte d’institutions politiques stables, d’une société saine et d’une économie florissante. La Suisse peut réunir tous ces éléments. Nous produisons principalement des biens dans le segment du luxe, des produits de niche de haute qualité. La qualité du service et des prestations est bonne. De plus, nous sommes des partenaires fiables.
Mais cela ne nous protège pas du renchérissement. Quand la courbe va-t-elle enfin s’infléchir?
Pas de sitôt, malheureusement. Jusqu’au printemps, je m’attends à des taux d’inflation allant jusqu’à 3,5% à cause de la hausse des prix de l’électricité. Ensuite, la situation devrait se calmer. Beaucoup de choses dépendent de l’approvisionnement en énergie.
Dans quelles circonstances la situation pourrait-elle à nouveau s’aggraver?
Si Poutine continue à tourner le robinet du gaz et que l’on ne produit plus assez d’électricité sur le sol européen, le renchérissement devrait continuer à nous peser sur le plan conjoncturel. Beaucoup de choses dépendent aussi des travaux de maintenance des centrales nucléaires en France. Elles ne produisent actuellement qu’une partie de ce qu’elles pourraient produire.
La hausse de l’inflation aux États-Unis s’est ralentie. Est-ce un renversement de tendance?
Même s’il est toujours possible que le taux d’inflation aux États-Unis augmente à nouveau légèrement dans les prochains mois, la tendance sous-jacente va désormais vraiment dans la bonne direction, à savoir vers le bas.
Les banques centrales agissent-elles assez rapidement en augmentant leurs taux directeurs?
Aussi vite qu’elles le peuvent. Et comme les hausses de taux n’ont qu’un effet retardé sur l’inflation, nous ne remarquons pas grand-chose pour le moment. Mais cela viendra.
Notre principal partenaire commercial, l’Allemagne, s’enfonce dans la récession. Qu’est-ce que cela signifie pour la Suisse?
Moins de commerce. Si l’industrie automobile allemande est en difficulté, elle entraîne forcément avec elle les sous-traitants locaux. En même temps, les entreprises suisses profitent du bouleversement de l’industrie automobile parce qu’elles fournissent des produits haut de gamme pour les véhicules électriques et non pour les moteurs diesel. Les entreprises qui produisent des biens d’investissement, comme l’industrie des machines, souffriront un peu plus.
L’inflation a entraîné cette année une perte de salaire réel de 1,8%, la plus forte depuis 1942. Allons-nous gagner de moins en moins?
Nous avons subi une forte perte de salaire réel parce que nous ne savions tout simplement pas à combien s’élèverait l’inflation. Il est logique que cela n’ait pas pu être pris en compte dans les négociations salariales de 2021. Toutefois, les salaires réels ont augmenté au cours des années précédentes. À moyen terme, cela s’équilibrera.