Deux journées marathon d'entretiens diplomatiques: Ignazio Cassis a tiré profit au maximum de son séjour en Pologne et en Moldavie. Le président de la Confédération a rencontré le chef du gouvernement polonais Mateusz Morawiecki, lundi, puis la présidente moldave Maia Sandu, mardi. C'est la première fois qu'un président suisse foulait officiellement le sol du pays le plus pauvre d'Europe, en 30 ans d'indépendance moldave. Malgré un salaire moyen de moins de 400 francs, ce pays aux 2,6 millions d'habitants a déjà accueilli 300'000 réfugiés.
Le ministre des Affaires étrangères a aussi multiplié les visites sur le terrain. A Lublin, en Pologne, il s'est rendu lundi au «hub» humanitaire suisse pour voir quelle utilisation était faite de l'aide livrée par la Suisse.
Il a ensuite pris la direction de la frontière avec l'Ukraine, où il a distribué des chocolats aux réfugiés.
Une opération de communication bien maîtrisée et moins authentique que la réaction d'Ignazio Cassis à Chelm, dans un endroit d'accueil pour réfugiés. Le président de la Confédération a été brièvement submergé par l'émotion lorsque des Ukrainiennes se sont mises à pleurer en lui racontant leur histoire.
D'autres moments forts ont eu lieu mardi en Moldavie, notamment lorsque le Tessinois, aux côtés de Maia Sandu, s'est rendu à Criuleni dans un endroit accueillant des enfants. Simultanément, à quelques kilomètres de là mais du côté ukrainien de la frontière, les bombardements se faisaient entendre à Odessa...
Ce voyage a été organisé à la dernière minute, mais vous avez insisté sur son importance. Pourquoi avoir voulu à tout prix vous rendre en Pologne et Moldavie?
Ignazio Cassis: Je tenais absolument à me faire une idée de la situation réelle. On reçoit des informations, on voit des images à la télévision, mais ce n’est pas toujours conforme à ce que l’on découvre sur le terrain. Je sais aussi à quel point c’est important pour mes collaborateurs que le chef passe. Ils m’aident aussi à décrypter les choses que je ne connais pas suffisamment. Et l’objectif était également de se rendre compte de l’utilisation de l’aide humanitaire suisse sur place.
Vous avez été très ému dans le camp de réfugiés en Pologne. Est-ce venu soudainement?
C’était un moment d’émotion pour tout le monde. Je me suis entretenu avec des réfugiés qui ont commencé à parler normalement de leur histoire, et après, en leur posant des questions plus précises, ils ont éclaté en sanglots. J'ai été ému à mon tour. Ce sont des situations très prenantes et c’est aussi une raison pour laquelle je tenais à venir: je suis intéressé aux êtres humains. Ce n’est pas pour rien que je suis devenu médecin.
L'émotion d'Ignazio Cassis
Vous avez notamment visité des centres d’accueil et de soins pour les enfants. Votre expérience médicale vous donne-t-il une perspective particulière?
Non. C’est vraiment en tant que politicien que je suis effaré de voir où l’on va, avec des interrogations profondes: qu’est-ce qu’on est en train de faire avec cette guerre absurde? Il y a tant de détresse et de souffrance.
Ces deux jours ont été intenses sur le plan diplomatique, tant en Pologne qu’en Moldavie. Êtes-vous satisfait des échanges?
Les buts ont été atteints. Avec les deux gouvernements, j’ai essayé de comprendre quelle est exactement leur situation géopolitique. Je peux me rendre compte grâce aux échanges directs comment nous pouvons les aider.
La présidente moldave Maia Sandu a avoué qu’elle avait des craintes pour l’existence même de son État face à la menace russe, et qu’elle en parlait ouvertement. Cela vous a-t-il surpris?
J’avais déjà eu un échange téléphonique avec elle au début de l’invasion russe, elle était très préoccupée. La même chose pour la Pologne, qui préside cette année l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Nous avions évoqué les mouvements de troupes en Russie et je lui avais laissé en main notre plan d’action pour renforcer l’organisation. Tout le monde est très préoccupé.
Le conseiller national Franz Grüter (UDC/LU), président de la commission de politique extérieure, nous a confié qu’il espérait un cessez-le-feu rapide avant ce voyage et qu’il rentrait en pensant que la situation allait durer. Partagez-vous ce point de vue?
Autant un cessez-le-feu reste ma priorité, autant je ne suis pas naïf: cela ne devrait pas être possible à court terme, même en cherchant toutes les alliances possibles. Dans ce conflit, il faut se placer dans la tête de l’autre. C'est le seul moyen de trouver une voie de sortie.
À quoi celle-ci peut-elle ressembler?
Elle doit être négociée avec l’Ukraine sur des éléments très techniques, très compliqués, qui tiennent compte d’une longue histoire que nous négligeons souvent. Il y a énormément de paramètres dans cette équation.
Parlons des réfugiés. La Moldavie a déjà accueilli plus de 300’000 personnes sur sa population d’un peu plus de deux millions d’habitants. Devons-nous renforcer l’aide sur place ou établir une clé de répartition à l’échelle du continent?
Je n’ai pas de réponse définitive à cette question. Les deux options risquent bien d’être une réalité. L’Union européenne et les pays de l’espace Schengen ont évidemment déjà entamé des réflexions. Si le nombre de réfugiés venait à continuer d’augmenter de manière très importante, est-ce que l’on peut continuer à laisser choisir les gens s’établir où ils veulent? Nous pourrions alors être confrontés des impossibilités matérielles, des défis logistiques trop importants. C’est pourquoi des discussions ont déjà lieu entre les ministres de l’Intérieur et de la Justice.
Les sanctions contre les oligarques russes ont été saluées tant en Pologne qu’en Moldavie. Est-ce qu’elles portent leurs fruits à vos yeux?
Il y a beaucoup d’éléments matériels pour le penser. Le pouvoir d’achat est tombé en Russie, l’inflation y est énorme. C’est exactement ce qu’était l’objectif de la communauté internationale avec cette réaction. Chez nous, on observe que certaines entreprises ont déjà fait faillite à cause de leurs liens directs avec la Russie, cela montre que cela fonctionne. Et la Suisse est leader en matière de sanctions concernant les cryptomonnaies, qui sont incluses dans la loi concernée.
Votre présence sur la Place fédérale aux côtés de Volodymyr Zelensky a créé des remous parmi la politique suisse. Avez-vous été surpris de ces résistances?
Nous savions parfaitement que tout le monde n’allait pas apprécier cette opération. C’était quelque chose d’assez inédit, c’est la première fois que la Suisse est impliquée dans une visite d’État virtuelle, en quelque sorte. Nous avons dû bien réfléchir aux avantages et désavantages. Nous avons passé de 22h au petit matin à évaluer les avantages et les désavantages.
Et qu’est-ce qui a fait la différence?
Mon choix. On peut en parler des heures, mais à la fin, c’est moi qui ai pris la décision.