«Ce renvoi n’aurait jamais dû avoir lieu.» Un mois et demi après l’expulsion d’une fillette turque gravement malade vers la Croatie dans le cadre du règlement Dublin, les médecins membres de l’association romande MASM (Médecins action santé migrant.e.s) semblent désemparés. Réunis en assemblée ce lundi 27 janvier, ils ont décidé de demander un avis de droit concernant le renvoi de Bezma*, 6 ans, depuis Vallorbe (VD) le 12 décembre dernier, afin d’établir d’éventuelles responsabilités des autorités cantonales et fédérales.
«L’abandon d’une fillette en phase aiguë d’une maladie, ce qui interrompt tout suivi et les investigations médicales agendées, correspond à une mise en danger grave de l’enfant», résume Josiane Pralong, fondatrice de l’association.
Comment les infos ont-elles circulé?
MASM cherche également à savoir comment les informations sur les problèmes de santé de la fillette ont circulé entre le CHUV, qui a envoyé une lettre de sortie de l’hôpital au Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) le 10 décembre, le SEM, qui prend les décisions de renvoi, mais les fait appliquer par les cantons, et le Service de la population vaudois (SPOP), chargé d’appliquer les renvois par le biais de la police. L'association aimerait savoir notamment si le SEM était au courant de l'hospitalisation de Bezma et si le personnel médical du CHUV avait été consulté en amont.
MASM a écrit au SEM, sans succès, les autorités refusant de se prononcer sur des cas particuliers. Il y a deux semaines, Blick a aussi envoyé une série de questions au SEM, au SPOP, au CHUV et à la Police cantonale vaudoise, mais nous n’avons obtenu que des réponses d’ordre général.
Risque psycho-social
Bezma, que Blick est allé retrouver en Croatie, a été transférée vers Zagreb sous la contrainte avec sa mère et son frère, alors qu’elle avait rendez-vous chez un rhumatologue le lendemain et chez un cardiologue quelques jours plus tard. Souffrant d’une affection auto-immune appelée maladie de Kawasaki, la fillette a développé un anévrisme coronarien, une complication grave qui nécessite un suivi. Elle avait été hospitalisée à Yverdon le 24 novembre dans un état «très affaibli», selon un document médical, puis transférée au CHUV jusqu’au 2 décembre.
Outre la maladie de Bezma, les membres du MASM soulignent également le risque psycho-social auquel la famille monoparentale a été exposée. «La maman a été tabassée par la police croate sous les yeux de ses enfants», relève Josiane Pralong. «L’idée même du renvoi dans le pays où elle a subi de la violence et la vue de policiers réactivent une angoisse majeure pour elle et ses enfants. Ce sont des situations de vulnérabilité qui constituent une contre-indication à un renvoi sur un plan médical.»
Des coups. Divers types d'abus sexuels, dont des viols d’adultes et de mineurs, ou des viols des parents en présence des enfants. Des menaces, des insultes et des enfermements sans explications. Telle est la sinistre liste des abus répertoriés par la Coordination cantonale vaudoise pour la santé mentale des migrant.e.s en situation de précarité en 2023. Durant trois mois, en collaboration étroite avec les institutions psychiatriques du canton de Vaud, cette instance a procédé à un monitorage des violences subies par des requérants d'asile en Croatie de la part des forces de police et des gardes-frontières.
Au total, 90 cas ont été recensés, dont 21 mineurs et 9 jeunes de 18 à 24 ans. Les personnes concernées étaient originaires du Burundi, de Turquie-Kurdistan, d'Afghanistan, de la Somalie et de la République démocratique du Congo.«Il est important de préciser que ce répertoire n’est pas exhaustif, n’ayant pas les données de tous les services psychiatriques du canton», explique Javier Sanchis, psychiatre et coordinateur cantonal pour la santé mentale des migrants. Par ailleurs, «il est probable que d’autres personnes n’aient pas été repérées par les services sanitaires», ajoute le psychiatre.
A la suite de ce monitorage, un rapport a été envoyé au médecin cantonal, qui l’a fait suivre aux autorités cantonales. Ces dernières «ont ensuite alerté les autorités fédérales, qui décident des renvois», précise Javier Sanchis.
Des traumas psychiques à cause de violences
Les problèmes psychiques constatés par les services étaient surtout des symptômes compatibles avec un traumatisme psychologique en lien avec les agressions subies en Croatie, ainsi que des états d’angoisses sévères accompagnés d’idées suicidaires par moments, liés à la peur d’être renvoyé à nouveau dans ce pays. «Nous tenons à préciser que les témoignages recueillis nous permettent de dire que les traumas psychiques sont survenus en Croatie à la suite des violences subies et qu’ils ne sont pas systématiquement cumulés à d’autres traumas préexistants», relève Javier Sanchis.
Dans ce contexte, le médecin estime que les risques pour les adultes et les enfants sont majeurs en cas de renvoi: «Les enfants sont particulièrement exposés. Ils peuvent avoir subi eux-mêmes des agressions ou avoir été témoins de l’agression ou du viol de leurs parents. Dans certains cas, les effets sont collatéraux, car les parents souffrant d’un état de stress post-traumatique sont impactés dans leur capacité à veiller aux besoins de leurs enfants, et ne peuvent pas prendre soin d’eux de manière adéquate. Il est donc urgent de pouvoir repérer ces troubles et d'apporter un soutien aux enfants ainsi qu’aux parents pour les aider à récupérer leurs fonctions parentales.»
Javier Sanchis avertit: «Sans ce soutien, le bon développement psychologique des enfants est sévèrement atteint, avec un risque de séquelles irréversibles au niveau psychique, dans leurs apprentissages et sur leurs aptitudes sociales. Par ailleurs, dans l’hypothèse que la Croatie puisse fournir des soins psychiatriques de qualité, retourner dans le pays où elle s’est fait agresser rendra pour la personne très difficile le fait qu’elle puisse parler de son vécu traumatique. Le sentiment d’insécurité et de danger imminent peut lui faire craindre que les professionnels de la santé soient en lien avec les autorités et qu’elles seront dénoncées.»
Le SEM établit une stricte distinction entre les retours Dublin par avion et les entrées de réfugiés via les frontières. Selon lui, il n'y a pas de faiblesse systémique dans le système d'asile et d'accueil croate, et les renvois vers ce pays peuvent donc continuer.
Des coups. Divers types d'abus sexuels, dont des viols d’adultes et de mineurs, ou des viols des parents en présence des enfants. Des menaces, des insultes et des enfermements sans explications. Telle est la sinistre liste des abus répertoriés par la Coordination cantonale vaudoise pour la santé mentale des migrant.e.s en situation de précarité en 2023. Durant trois mois, en collaboration étroite avec les institutions psychiatriques du canton de Vaud, cette instance a procédé à un monitorage des violences subies par des requérants d'asile en Croatie de la part des forces de police et des gardes-frontières.
Au total, 90 cas ont été recensés, dont 21 mineurs et 9 jeunes de 18 à 24 ans. Les personnes concernées étaient originaires du Burundi, de Turquie-Kurdistan, d'Afghanistan, de la Somalie et de la République démocratique du Congo.«Il est important de préciser que ce répertoire n’est pas exhaustif, n’ayant pas les données de tous les services psychiatriques du canton», explique Javier Sanchis, psychiatre et coordinateur cantonal pour la santé mentale des migrants. Par ailleurs, «il est probable que d’autres personnes n’aient pas été repérées par les services sanitaires», ajoute le psychiatre.
A la suite de ce monitorage, un rapport a été envoyé au médecin cantonal, qui l’a fait suivre aux autorités cantonales. Ces dernières «ont ensuite alerté les autorités fédérales, qui décident des renvois», précise Javier Sanchis.
Des traumas psychiques à cause de violences
Les problèmes psychiques constatés par les services étaient surtout des symptômes compatibles avec un traumatisme psychologique en lien avec les agressions subies en Croatie, ainsi que des états d’angoisses sévères accompagnés d’idées suicidaires par moments, liés à la peur d’être renvoyé à nouveau dans ce pays. «Nous tenons à préciser que les témoignages recueillis nous permettent de dire que les traumas psychiques sont survenus en Croatie à la suite des violences subies et qu’ils ne sont pas systématiquement cumulés à d’autres traumas préexistants», relève Javier Sanchis.
Dans ce contexte, le médecin estime que les risques pour les adultes et les enfants sont majeurs en cas de renvoi: «Les enfants sont particulièrement exposés. Ils peuvent avoir subi eux-mêmes des agressions ou avoir été témoins de l’agression ou du viol de leurs parents. Dans certains cas, les effets sont collatéraux, car les parents souffrant d’un état de stress post-traumatique sont impactés dans leur capacité à veiller aux besoins de leurs enfants, et ne peuvent pas prendre soin d’eux de manière adéquate. Il est donc urgent de pouvoir repérer ces troubles et d'apporter un soutien aux enfants ainsi qu’aux parents pour les aider à récupérer leurs fonctions parentales.»
Javier Sanchis avertit: «Sans ce soutien, le bon développement psychologique des enfants est sévèrement atteint, avec un risque de séquelles irréversibles au niveau psychique, dans leurs apprentissages et sur leurs aptitudes sociales. Par ailleurs, dans l’hypothèse que la Croatie puisse fournir des soins psychiatriques de qualité, retourner dans le pays où elle s’est fait agresser rendra pour la personne très difficile le fait qu’elle puisse parler de son vécu traumatique. Le sentiment d’insécurité et de danger imminent peut lui faire craindre que les professionnels de la santé soient en lien avec les autorités et qu’elles seront dénoncées.»
Le SEM établit une stricte distinction entre les retours Dublin par avion et les entrées de réfugiés via les frontières. Selon lui, il n'y a pas de faiblesse systémique dans le système d'asile et d'accueil croate, et les renvois vers ce pays peuvent donc continuer.
La maman de Bezma, qui aurait même tenté de mettre fin à ses jours, a expliqué à Blick qu’elle avait demandé un suivi psychologique pour elle et ses enfants après son arrivée en Suisse en juillet, mais qu’elle ne l’a pas obtenu. De même, les accès de fièvre répétés de sa fille auraient été soignés au Dafalgan dans un premier temps, car ils n'auraient pas été pris au sérieux dans les centres fédéraux d'asile (Boudry, puis Vallorbe) où la famille séjournait.
Des certificats médicaux non pris en compte
L’association MASM pointe du doigt un problème plus général dans les procédures de transfert de migrants vers d’autres pays. Selon elle, le SEM ne tient souvent pas compte des certificats produits par des médecins suisses, notamment en cas de risques de suicide. «C’est comme si le Secrétariat d’Etat aux migrations considérait comme normal que les personnes menacées de renvoi soient suicidaires», souligne Josiane Pralong.
Début 2023, un jeune requérant d’asile afghan de 18 ans résidant à Genève avait mis fin à ses jours après avoir appris son renvoi de Suisse vers la Grèce, malgré un certificat médical faisant état d’un risque élevé de passage à l’acte suicidaire.
Josiane Pralong ajoute que globalement, «la Suisse semble peu tenir compte de l’état de santé des personnes qu’elle renvoie et des risques pour la santé générés par les renvois. Nous voulons nous assurer auprès du SEM qu’il y ait une approche médicale systématique avant un transfert et une transmission des informations correcte entre les différentes instances en charge des personnes concernées.»
Comment les autorités ont-elles pu décider de renvoyer Bezma et sa famille? S'il ne se prononce pas sur des cas individuels, le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) fédéral rappelle la procédure habituelle. En se basant sur les dispositions légales et sur la jurisprudence, c'est lui qui détermine si une demande d'asile peut être examinée par la Suisse, ou s'il faut renvoyer la personne vers un autre Etat européen, conformément à l'accord de Dublin. Le cas échéant, les personnes concernées sont informées et ont le droit d'être entendues, précise Anne Césard, porte-parole du SEM. Elle ajoute que toute décision peut être contestée par voie de droit.
La situation médicale des personnes concernées par un renvoi est examinée à différents stades, détaille encore le SEM: «Lors de l’enregistrement en Suisse, si nécessaire par les autorités cantonales durant le séjour dans le canton, puis systématiquement avant le transfert lui-même.» Selon les autorités fédérales, «tous les Etats Dublin, y compris la Croatie, garantissent des soins médicaux appropriés» et sont tenus d'offrir des prestations médicales aux requérants d'asile. Dans le cadre d'un transfert, «les Etats Dublin compétents sont généralement informés par le SEM d’éventuelles restrictions médicales et des recommandations de traitement», assure la porte-parole.
Le SPOP renvoie la balle au SEM
Quant à l'exécution des renvois, elle relève des cantons. Interrogé au sujet du renvoi de la fillette malade depuis Vallorbe, le Service de la population vaudois (SPOP) répond qu'il ne communique pas non plus sur des dossiers particuliers. Son porte-parole Frédéric Rouyard précise cependant que le SPOP «veille systématiquement à clarifier l’état de santé des personnes avant d’organiser leur départ». Cependant, seul le médecin évaluateur mandaté par le SEM «peut juger et décider de l’aptitude au voyage des personnes et des conditions dans lesquelles il peut être organisé sur le plan sanitaire. (...) Le SPOP n’a en effet aucune compétence médicale ou légale pour évaluer si les personnes sont aptes à voyager et n’est pas habilité au secret médical». Le chargé de communication précise encore qu'«il appartient au SEM d’informer le pays de destination des éventuels besoins médicaux des personnes».
Comment les autorités ont-elles pu décider de renvoyer Bezma et sa famille? S'il ne se prononce pas sur des cas individuels, le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) fédéral rappelle la procédure habituelle. En se basant sur les dispositions légales et sur la jurisprudence, c'est lui qui détermine si une demande d'asile peut être examinée par la Suisse, ou s'il faut renvoyer la personne vers un autre Etat européen, conformément à l'accord de Dublin. Le cas échéant, les personnes concernées sont informées et ont le droit d'être entendues, précise Anne Césard, porte-parole du SEM. Elle ajoute que toute décision peut être contestée par voie de droit.
La situation médicale des personnes concernées par un renvoi est examinée à différents stades, détaille encore le SEM: «Lors de l’enregistrement en Suisse, si nécessaire par les autorités cantonales durant le séjour dans le canton, puis systématiquement avant le transfert lui-même.» Selon les autorités fédérales, «tous les Etats Dublin, y compris la Croatie, garantissent des soins médicaux appropriés» et sont tenus d'offrir des prestations médicales aux requérants d'asile. Dans le cadre d'un transfert, «les Etats Dublin compétents sont généralement informés par le SEM d’éventuelles restrictions médicales et des recommandations de traitement», assure la porte-parole.
Le SPOP renvoie la balle au SEM
Quant à l'exécution des renvois, elle relève des cantons. Interrogé au sujet du renvoi de la fillette malade depuis Vallorbe, le Service de la population vaudois (SPOP) répond qu'il ne communique pas non plus sur des dossiers particuliers. Son porte-parole Frédéric Rouyard précise cependant que le SPOP «veille systématiquement à clarifier l’état de santé des personnes avant d’organiser leur départ». Cependant, seul le médecin évaluateur mandaté par le SEM «peut juger et décider de l’aptitude au voyage des personnes et des conditions dans lesquelles il peut être organisé sur le plan sanitaire. (...) Le SPOP n’a en effet aucune compétence médicale ou légale pour évaluer si les personnes sont aptes à voyager et n’est pas habilité au secret médical». Le chargé de communication précise encore qu'«il appartient au SEM d’informer le pays de destination des éventuels besoins médicaux des personnes».
La société Oseara dans le viseur
L'association MASM revendique que les avis médicaux des médecins traitants et hospitaliers soient pris en compte par l’organe médical mandaté par le SEM, soit la société controversée Oseara SA. Auparavant, cette entreprise assurait à la fois l’évaluation de l’aptitude au renvoi et l’accompagnement médical pendant les expulsions. Des experts et des professionnels de la santé avaient pointé du doigt un conflit d'intérêts. Depuis le 1er janvier, c'est une autre société, l’entreprise Rettungsdienste Nordwestschweiz AG, qui se charge de l'accompagnement médical.
Responsable de la Policlinique de pédiatrie générale et de la Consultation migration à l’Hôpital de l’enfance de Lausanne, Sarah Depallens souligne que «le contexte global est de plus en plus difficile. Récemment, beaucoup d’enfants ont été renvoyés dans des pays où ils avaient subi des violences. Nous avons notamment recueilli lors des consultations énormément de témoignages d’enfants maltraités et même violentés physiquement par la police croate».
Selon la pédiatre, 2024 a été ainsi «une année noire» pour les pédiatres vaudois en charge des enfants migrants. «Les médecins se sentent impuissants. Notre déontologie nous impose de protéger des vies humaines, mais nous sommes peu entendus, notamment lorsqu’il s’agit de besoins psychologiques. Il y a aussi davantage de tentatives de suicide parmi les parents, ce qui a des répercussions sur les enfants. On a l’impression qu’ils sont pris dans une spirale de drames qui ne s’arrête jamais.»
*Nom connu de la rédaction