Kerim Sharif en a assez. «Depuis plus de 30 ans, le Parti communiste utilise tous les moyens possibles pour me faire revenir en Chine, pour acheter mes services d'espion ou pour me faire taire.»
Kerim Sharif est ouïghour. Il est considéré comme un traître par son pays d'origine. Après avoir fui l'ambassade de Chine au Pakistan, le diplomate a obtenu l'asile en Suisse en 1990, par l'intermédiaire du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Il a été le premier Ouïghour à le faire. Il a obtenu le passeport suisse il y a 15 ans, mais le bras long de la Chine continue de l'agripper.
C'est pourquoi Kerim Sharif a décidé de rendre public son histoire. Assis à table avec sa famille dans un petit village vaudois, il raconte à Blick le harcèlement téléphonique qu'il a subi pendant des années et comment les autorités chinoises ont tout fait pour essayer de l'atteindre.
«Si j'avais accepté, j'aurais disparu sans laisser de trace»
Il pose une lettre manuscrite sur la table, signée par un «ami que vous n'avez jamais rencontré». L'inconnu écrit: «Nous nous occupons constamment de vous.» Puis l'«ami» propose d'organiser une rencontre avec sa mère à Hong Kong. «S'il vous plaît, ne vous inquiétez pas, nous garantissons votre sécurité absolue.» La lettre date de 2001 et l'homme n'a jamais répondu, car il en est convaincu: «Si j'avais accepté, j'aurais disparu sans laisser de trace.»
Cette invitation n'a pas été la seule. Une fois, il s'est effectivement rendu à Vienne pour voir une amie ouïghoure. Méfiant, il ne serait arrivé que quelques jours plus tard. «A la réception de l'hôtel, on m'a dit que six hommes chinois s'étaient présentés le jour convenu.» Tout n'est que coïncidence? L'ex-diplomate en est sûr: on lui avait tendu un piège pour l'obliger à revenir en Chine. Mais malheureusement, il ne peut rien prouver.
Les dissidents sont pourchassés
Kerim Sharif n'est pas un cas isolé. Afin d'empêcher toute critique publique de l'Etat, le Parti communiste de Pékin s'en prendrait délibérément aux exilés chinois à l'étranger. Cela concerne surtout les dissidents, les activistes démocratiques d'Hong Kong ainsi que les Tibétains et les Ouïghours.
Pour influencer ses opposants en dehors de sa sphère d'influence, la République populaire entretient à l'étranger un réseau d'organisations et d'associations chinoises, le «front uni». L'année dernière, l'organisation de défense des droits de l'homme Safeguard Defenders a rapporté que la Chine gérait plus de 100 bureaux de police illégaux dans le monde, souvent cachés dans des restaurants ou des associations culturelles. Parmi eux, beaucoup en Europe, mais pas en Suisse.
La Confédération va présenter un rapport
Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) fait également état depuis des années d'une activité chinoise croissante. Mais le Conseil fédéral garde ses intentions cachées. Il y a un peu plus d'un an déjà, il aurait dû présenter un rapport sur la situation des Tibétains et des Ouïghours en Suisse – rapport que le Conseil national avait demandé en 2021 en réponse à une pétition de la Société pour les peuples menacés. Mais ce document se fait toujours attendre. Pour justifier ce retard, la Confédération invoque la hausse de travail occasionné au Secrétariat d'Etat aux migrations par la guerre en Ukraine. Le rapport devrait finalement être présenté à l'automne.
Le conseiller national Nicolas Walder, membre du parti des Vert-e-s, de la commission de politique extérieure et du groupe parlementaire Tibet, trouve ce retard inacceptable. «Il indique que la situation est peut-être plus préoccupante que ce que le Conseil fédéral a voulu nous faire croire jusqu'à présent.»
Kerim Sharif a été interrogé dans le cadre de ce rapport. La dernière fois qu'il a osé rendre public ses idées dans «Temps présent» sur la RTS, la République populaire ne l'a pas manqué. Un dimanche de novembre, Kerim Sharif a trouvé trois pages dans sa boîte aux lettres: une capture d'écran de l'émission, un drapeau chinois et un extrait du registre du commerce sur lequel le nom de Kerim Sharif est marqué en jaune. Son vrai nom.
Car aujourd'hui, Kerim Sharif s'appelle autrement. Pour protéger sa vie privée, il a pris un nom suisse. Pour lui, le message est sans aucun doute une menace: «Nous savons exactement qui tu es et nous savons où tu habites.»
La tactique d'intimidation fonctionne
Kerim Sharif est l'un des rares exilés à critiquer publiquement le Parti communiste chinois. La peur de l'Etat est presque aussi grande que la colère face aux violations systématiques des droits de l'homme au Tibet ou dans la province ouïgoure du Xinjiang, où des centaines de milliers de citoyens musulmans seraient emprisonnés dans des camps.
«La diaspora locale se sent souvent impuissante face à la menace de répression et se restreint elle-même par peur des conséquences possibles», explique Selina Morell, responsable du programme Chine à la Société pour les peuples menacés. L'intimidation du régime a des effets, même en Suisse.
Même lors de manifestations politiques internes, les participants ne sont pas sûrs de ce qui peut être discuté ouvertement, explique Thomas Büchli, président de la Société d'amitié helvético-tibétaine. «Il n'y a souvent même plus besoin de menace ou de surveillance. La seule peur, toujours présente, que le Parti communiste voie tout, fait que les gens se taisent.»
La Suisse responsable?
Impuissance face à une dictature et une autocensure croissantes, la Société pour les peuples menacés estime que la politique suisse a sa part de responsabilité. Selina Morell insiste: «La Suisse facilite la tâche à la Chine en rendant les intérêts économiques toujours plus dominants et en faisant passer les droits de l'homme au second plan.»
Aujourd'hui, Kerim Sharif ne possède pas seulement le passeport suisse, il a également passé la plus grande partie de sa vie en Suisse. C'est dans son nouveau pays qu'il a rencontré sa femme, c'est ici qu'il voit grandir sa fille. Retournera-t-il un jour au Xinjiang? Peut-être, dit-il, mais pas pour y vivre. «La Suisse m'a sauvé la vie en m'accordant l'asile politique. C'est ma maison maintenant.»
Il exprime toutefois un souhait: pouvoir téléphoner une nouvelle fois à sa mère, avec laquelle il a rompu tout contact il y a de nombreuses années afin de la protéger. L'ambassade de Chine à Berne n'a pas réagi à la demande de Blick concernant ces accusations.