Soudain, une patrouille de police. Jade* s’apprêtait à tomber son bomber pour bomber son torse. Nu. Un message noircit ses seins: «Habillement contraire à la décence». En face de la militante, l’objectif de Dom Smaz, le photographe. Jade, 23 ans, nous calme: «Ne vous inquiétez pas, ce qu’on fait là, c’est de l’art, on va pas avoir de problème.» Les passants n’aboient pas, le SUV de la gendarmerie passe. Je joue les accessoiristes. Elle me confie sa veste et ses lunettes. Clic.
Jade attend son procès — dont la date n’est pas encore fixée. Son tort? Le 8 mars 2021, date de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes selon les termes les plus activistes, l’étudiante à l’EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne) manifeste dans les rues de la capitale vaudoise. Accompagnée de 17 autres membres du groupe de féministes MINTA (pour Meufs, Intersexes, Non-binaires, Trans et Agenres), elle revendique, crie, chante, marche, torse déshabillé. Quinze minutes s’écoulent. Le petit cortège se fait arrêter par les forces de l’ordre.
Retour sur la terrasse d'une buvette du port d’Ouchy. Rhabillée après notre shooting, la Genevoise d’origine ne prendra rien à boire. Sa voix vogue au moment de reprendre son récit. «Une vingtaine de policiers a débarqué. Il faut dire qu’à l’époque les rassemblements étaient limités à 15 personnes à cause du Covid. Nous avons été mises à l’amende pour ça, mais pas seulement…»
«Les seins ne sont pas des organes génitaux!»
L’ordonnance pénale — que Blick a pu consulter — liste aussi «trouble à la tranquillité publique» et, surtout, «habillement contraire à la décence ou à la morale publique». Couvrez ces seins que nous avons su voir! L’addition est salée: 300 francs d’amende, 60 francs de frais administratifs et 200 francs de frais d’intervention. Jade, comme six autres camarades, a fait recours. Objectif: obliger la justice à expliciter le règlement communal.
Sa gourde écolo bleue coupe le flot de son argumentaire. À quelques mètres de là, lors de la grève féministe du 14 juin 2021, brûlait le patriarcat. Enfin, une sorte d’immense bonhomme moche en papier mâché, comme le masque d’un chef de Guggenmusik. «On tente tant bien que mal de combattre le patriarcat dans notre société, on pensait pas qu’on devrait, comme nos ancêtres, mener un combat sur un plan judiciaire. Pourquoi les seins nus sont-ils indécents dans une manif? Une femme qui allaite dans la rue, c’est indécent aussi? Et bronzer sans haut à la plage? Pourquoi les seins nus sont-ils contraires à la morale?» Elle chute: «Les seins ne sont pas des organes génitaux!»
«Notre but n’est pas de pouvoir faire les courses seins nus»
Très présents dans l’espace public autour de nous, les hommes cisgenres planent au-dessus de notre conversation. Et finissent par s’y écraser. «Pourquoi peuvent-ils jouer au foot torse nu, bronzer tranquille dans un parc? Tout ça, les femmes n’ont pas le droit de le faire! Notre but n’est pas de pouvoir passer notre vie ou faire les courses seins nus. Nous voulons les mêmes droits que les hommes dans les mêmes circonstances. Dans les manifs aussi.»
Justement, pourquoi vouloir manifester sans T-shirt? «En soi, j’en ai marre, clairement marre — et c’est un avis partagé par mes adelphes (ndlr: littéralement, enfants nés de mêmes parents, utilisé ici au figuré) — qu’on doive se servir de nos seins pour choquer et provoquer le débat. Mais on sait que ça marche, que ça retient l’attention, que ça permet de remettre en cause la sexualisation du corps des femmes. Et… C’était quoi déjà la question?» À quoi ça sert? «Ah oui! Eh bien, c’est aussi une manière de montrer qu’il existe une plus grande diversité de poitrines que celles montrées dans le porno ou la pub, mais aussi de se battre contre la monétisation des corps féminins.»
Et puis, lever le poing ensemble, poils sous les bras ou pas, tronc à l’air, c’est émancipateur, appuie Jade. «Tout à coup, au milieu de nos semblables, on se sent capable de se montrer comme on est, sans se cacher, sans avoir honte ou être considérée comme un objet sexuel. Ensemble, on se sent fortes comme rarement dans l’espace public. Pour une fois. Les hommes, eux, sortent souvent en groupe et ont l’occasion de goûter à ce sentiment de puissance plus fréquemment.»
Une star du barreau pour la défendre
Les seins, et surtout les tétons (que je ne peux pas vous montrer ici de peur de voir Blick se faire bannir de Google ou Facebook), dérangent autant qu’ils excitent. Le problème est peut-être là. «C’est toujours les mêmes bails (ndlr: la même rengaine). On sexualise des parties du corps des femmes. On met la faute sur elle quand elle se fait violer, on lui reproche un habillement aguicheur, on lui dit qu’elle aurait dû se cacher et bien se tenir.»
Parlons gros sous. Ce n’est un secret pour personne: se faire (bien) défendre devant une cour pénale coûte cher. C’est toute la raison d’être du collectif Révoltétons-nous!, fondé en janvier 2021 par Jade et les autres: payer les frais de procédure et sept avocates et avocats. Créé dans cette optique, le festival Indécent a réuni plus de 1000 personnes sur les hauts de Lausanne le 26 mars, selon le décompte de Jade, lors de sa deuxième édition — quelques semaines après la première.
Ténor du barreau genevois, Yaël Hayat — avocate de Pierre Maudet notamment — plaidera l’acquittement de Jade. «L’indécence, la morale, ce sont des notions qui ne sont jamais figées et qui n’ont rien d’objectif, amorce la femme de loi, jointe par téléphone au lendemain de ma rencontre avec sa cliente. Cette ordonnance pénale est infiniment réductrice; on s’émeut de voir des seins mais on contourne le message donné par ces femmes. En droit pénal, l’intention est essentielle. On ne réduit jamais une affaire à un geste ou un acte. C’est l’intention de l’auteur qu’il faut saisir.»
«Ce néoféminisme-là ne balance pas ses porcins, il est innocent»
La pénaliste multiplie référence aux peintres. «Lorsqu’on voit un tableau avec des femmes nues de Titien, Schiele ou Munch, on ne parle pas d’indécence. Pour moi, ces femmes qui marchent la gorge nue, c’est comme la Marianne de Delacroix, une allégorie de la liberté. Les seins n’ont pas qu’un destin maternel ou sexuel; ici, c’est un destin politique. C’est le corps au service de l’esprit. Ces images parlent plus que des mots. Il n’y a rien d’indécent. En réalité, ces femmes sont habillées par leur combat, avec la liberté comme parure.»
Yaël Hayat n’est pas franchement connue pour endosser l’ensemble du discours «néoféministe», mais… «En l’occurrence, c’est en qualité d’avocate que j’interviens, mais je comprends aussi le combat de ma cliente. Au niveau intellectuel, il mérite d’être défendu. Ici, nous n’avons pas affaire à un néoféminisme guerrier. Il est innocent. Au contraire de celui qui balance ces porcins et que je n’aurais pas défendu!»
*Prénom d’emprunt: la jeune femme ne souhaite pas voir son vrai prénom apparaître pour éviter qu’il ne soit rattaché par les moteurs de recherche à ces photos dénudées.