Avec la révision actuelle de la loi sur le matériel de guerre, le Conseil fédéral cherche à obtenir une «plus grande marge de manœuvre». Son objectif? Pouvoir ajuster de manière autonome les autorisations d'exportation en fonction de «l'évolution des conditions géopolitiques», précise un communiqué. Une proposition qui suscite de vives discussions au Parlement.
Or, des documents confidentiels de l'administration fédérale, obtenus par le «Beobachter» grâce à la loi sur la transparence, révèlent que cette marge de manœuvre existait déjà – grâce à une subtilité juridique bien cachée. Cette modification vise-t-elle donc à officialiser une pratique déjà en place depuis longtemps?
Mais reprenons les choses dans l’ordre.
Des «discussions chaleureuses» à Moscou
Le contexte était bien différent lorsqu’à la fin de 2008, une demande d’exportation d’armes de l’armurier thounois B&T est arrivée sur le bureau de la Direction politique du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Elle concernait trois fusils de sniper, vingt pistolets-mitrailleurs MP9 et des accessoires, dont des silencieux.
Mais un détail reste perturbant: ces armes étaient destinées au Service de sécurité de la Fédération de Russie (FSB), qui inclut notamment les gardes du corps de l’élite du Kremlin.
À l’époque, les relations avec la Russie semblaient au beau fixe, du moins en apparence. Un an plus tôt, la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey avait encore serré la main de Vladimir Poutine lors d’une visite à Moscou, affichant un large sourire devant les caméras.
Les deux dirigeants ont salué la signature d’un mémorandum d’entente sur les relations bilatérales. La ministre des Affaires étrangères a évoqué des «discussions chaleureuses», tandis que son homologue russe, Sergueï Lavrov, a insisté sur le rôle clé de la Suisse en tant que partenaire économique et investisseur.
Comme à son habitude, la Suisse officielle a exprimé ses «regrets» face à la répression violente des manifestations antigouvernementales.
Critique du DFAE
Au sein du Département de Micheline Calmy-Rey, la Russie faisait déjà l’objet d’une évaluation critique. La situation des droits humains est «tout sauf satisfaisante», souligne une note confidentielle datée du 14 novembre 2008.
Des «rapports réguliers font état de mauvais traitements dans les postes de police, tandis que les conditions de détention ne répondent «en aucun cas aux normes internationales». Par ailleurs, l’État russe serait impliqué dans «différents conflits armés» sur son propre territoire.
Dans ce contexte, l’exportation d’armes depuis Thoune violait clairement l’ordonnance sur le matériel de guerre. Un constat sans appel pour les autorités fédérales compétentes, le DFAE et le Secrétariat d’État à l’économie (Seco). Le 19 novembre 2008, Berne a officiellement apposé son veto.
Un dilemme diplomatique
Mais ce refus est tombé à un moment politiquement sensible. La Suisse préparait alors la première visite d’État russe de son histoire. En juin 2009, le Conseil fédéral prévoyait d’accueillir à Berne une délégation menée par le président en exercice, Dmitri Medvedev.
Dans le même temps, des négociations hautement confidentielles étaient en cours pour établir un mandat de double puissance protectrice, permettant à la Suisse de représenter les intérêts diplomatiques de la Russie en Géorgie et vice versa. Un enjeu délicat, d’autant que quelques mois plus tôt, en août 2008, les deux pays s’étaient affrontés lors de la guerre du Caucase.
Pour ne pas compromettre ces discussions, Berne s’est alors activement mise en quête d’une alternative.
«Protection VIP»
La pression diplomatique était intense. Les documents du DFAE consultés par le «Beobachter» font état de «diverses interventions» du vice-ministre russe des Affaires étrangères, Vladimir Titov. À Berne, des diplomates russes ont dénoncé un «soupçon généralisé contre la Russie», tandis qu’à Moscou, l’ambassadeur suisse de l’époque a été convoqué pour une supposée «pratique discriminatoire».
La solution a été trouvée dans une subtilité administrative: la déclaration de non-réexportation. Ce document contractuel, censé garantir que le matériel de guerre suisse ne sera ni transmis à des tiers ni utilisé dans des conflits, devait aussi préciser son usage prévu. Dans la première demande de Moscou, il était mentionné «Police Applications» – tâches de police.
Quelques mois plus tard, une demande identique, soumise en accord avec le DFAE, affichait cette fois «VIP Protection» – protection de personnes importantes. Une modification qui a suffi pour que l’autorité juge que les armes ne risquaient pas d’être utilisées contre la population civile.
Dans son «réexamen», l’administration a explicitement lié cette décision «aux visites officielles prévues» du président russe. Il s’agissait, selon elle, d’«une pesée des intérêts entre une petite livraison et le risque de détérioration des relations bilatérales».
Qu'en pense Micheline Calmy-Rey?
Au final, les négociations sur le mandat de puissance protectrice en Géorgie ont joué un rôle clé, explique rétrospectivement l'ancienne conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey au «Beobachter». Elles ont été difficiles et se sont étalées sur plusieurs semaines, d’autant que la Suède convoitait également ce mandat. «La pesée des intérêts a contribué à ce que le double mandat puisse être signé en mars 2009», souligne l'ancienne conseillère fédérale.
L'ancienne ministre des Affaires étrangères estime que cette décision servait l’intérêt général de la Suisse. Elle illustre, selon elle, l’importance pour le Conseil fédéral de disposer d’une marge de manœuvre en matière d’exportation de matériel de guerre en cas de situation exceptionnelle. «Ce mandat a renforcé le rôle de la Suisse comme médiateur neutre et nous a permis d’obtenir un accès privilégié à la puissance mondiale et à son partenaire commercial clé, la Russie.»
Elle plaide ainsi pour que le Conseil fédéral puisse «s’écarter des critères d’autorisation lors de transactions internationales en cas de circonstances extraordinaires, afin de préserver les intérêts de la Suisse».
La réévaluation était controversée au sein du DFAE
En interne, le Département de Micheline Calmy-Rey était loin d’être d'accord sur la réévaluation de l’exportation d’armes vers la Russie. Les dossiers révèlent que, parmi les quatre experts du DFAE consultés, deux approuvaient la nouvelle destination «VIP Protection», tandis que les deux autres s’y opposaient fermement.
L’un d’eux a mis en garde: ces armes sont «adaptées à la lutte contre l’insurrection». Après trois guerres en quinze ans, il jugeait inconcevable d’autoriser l’exportation de matériel offensif vers la Russie, «même si elles étaient officiellement destinées à la protection des VIP». Mais ces avertissements sont restés lettre morte.
Ainsi, en septembre 2009, la délégation russe menée par Dmitri Medvedev a paradé à Berne comme si de rien n’était. En guise de cadeau, elle a offert deux jeunes ours, Mischa et Mascha. Ravi, le président de la Confédération Hans-Rudolf Merz a salué cette visite comme «un moment fort qui souligne les excellentes relations entre nos deux États».
Le petit tour aux grandes conséquences
Deux mois plus tard, sans que l’exportation controversée des pistolets-mitrailleurs ne soit rendue publique, les citoyens suisses ont rejeté l’initiative populaire Pour l’interdiction d’exporter du matériel de guerre. Près de deux tiers des votants ont glissé un «non» dans l’urne.
Cette décision a ouvert la voie à de nouvelles livraisons d’armes vers la Russie. En 2013 et 2014, 100 pistolets-mitrailleurs supplémentaires ont été exportés pour les gardes du corps du Kremlin, pour une valeur totale de plus de 500'000 francs. Une fois encore, grâce à l’astuce de la «protection VIP».
Des exportations d'armes jusqu'à aujourd'hui
Jusqu’à aujourd’hui, des demandes d’exportation continuent d’être approuvées, même vers des États sensibles. En 2016, par exemple, 10 fusils d’assaut et 30 pistolets-mitrailleurs ont été livrés au Liban, «exclusivement à des unités chargées de la protection de dignitaires politiques (par exemple, les gardes présidentiels)», précisait alors le Secrétariat d’État à l’économie (Seco).
De même, après le coup d’État manqué en Turquie en 2016, qui a fait au moins 194 morts, le pays a été frappé d’une interdiction d’importation de matériel de guerre. Pourtant, le Seco a spécifié que cette restriction ne concernait pas les «armes de poing individuelles destinées aux diplomates» ni celles «destinées à la garde présidentielle turque».
Il n'est pas possible d'évaluer systématiquement quand et pour quels pays l'utilisation VIP a été indiquée, explique le Seco au «Beobachter». Cela nécessiterait un «examen manuel des archives», qui contiennent plus de 2000 autorisations par an.
L’administration se défend fermement contre toute accusation de contournement de la loi sur le matériel de guerre. Selon elle, une telle utilisation n’est prise en compte que lorsqu’elle est «compréhensible» et confirmée officiellement par le pays destinataire, afin de «réduire les risques» liés à l’exportation.
Des Russes avec une mitraillette suisse en Ukraine
Depuis la livraison de 2014, aucune arme suisse n’a officiellement été exportée vers la Russie. Peu après – l’année même où Micheline Calmy-Rey recevait un ordre de l’amitié de la part de Moscou – la Crimée a été annexée. En réponse, l’Occident a imposé des sanctions rendant de telles transactions impossibles.
Mais les mitraillettes de Thoune restent en circulation. Une photo publiée sur Telegram en mars 2024 en témoigne: Dmitri Rogozine, membre de la chambre haute du Parlement russe, y apparaît aux côtés de ses gardes du corps, armes en main, au milieu d’un champ de coquelicots en fleurs. L’image aurait été prise dans la région de Zaporijjia, en Ukraine occupée par la Russie.
C’est ce qu’a révélé le «Sonntags-Zeitung» en septembre dernier. «Nous avons voyagé aujourd’hui le long de la ligne de front, d’unité en unité, et le paysage était magnifique», a écrit Dmitri Rogozine dans son message sur Telegram. L’homme politique siège au sein du gouvernement instauré par la Russie dans les territoires occupés et figure sur la liste des sanctions de la Suisse.