Des blagues «sexistes, racistes, classistes»… Plusieurs personnes présentes au Banquet de l’Ordre des avocats genevois (ODAGE), vendredi 4 octobre dernier, n’ont pas du tout goûté à l’humour du maître de cérémonie. Cette soirée rassemble plus d’un millier d’hommes et de femmes de loi, mais également les autorités politiques et judiciaires du canton, dans le but de fêter la profession et de décerner des prix.
Habituellement, un humoriste monte sur scène pour animer les célébrations. Thomas Wiesel s’est notamment prêté à l’exercice. Mais cette année, l’ODAGE a préféré engager un confrère avocat pour cette délicate mission. Périlleuse, même, puisque certaines personnes présentes lors de ce grand rendez-vous mondain ont contacté Blick, choquées des propos tenus.
Blagues sur un féminicide
«Il a fait des blagues sur l’affaire de la plume (ndlr: un homme condamné à 13 ans de prison à Genève pour avoir tué sa femme avec un coussin), c’est un féminicide, c’était de très mauvais goût, confie à Blick une avocate stagiaire dépitée par le spectacle auquel elle a assisté. Je ne suis pas d’accord avec l’idée que l’on puisse rire de tout. J'ai eu honte, personne à ma table ne riait.»
À lire aussi
La future avocate ajoute qu’à son bureau, «on ne parle que de ça depuis lundi», un état de fait partagé par les autres personnes qui témoignent. «On n’est pas un petit groupe de choqués, précise une autre avocate stagiaire. À la cafétéria à midi, c'était le sujet de discussion. Personne en dessous de 30 ans n’a apprécié.» Un autre groupe qui a contacté Blick, présent ce soir-là, se dit également «outré».
Imitations racistes
De son côté, une juriste s’est sentie «blessée». Elle développe: «Le maître de cérémonie a fait de l’ironie, mais le résultat était très vexant pour certains groupes représentés à la soirée, certes minoritaires. J’ai été attaquée à chaque phrase dans mes valeurs, en tant que femme, fille d’immigrés…. Il a imité l’accent africain pour parler d'un client.» Un moment d’ailleurs repris sur un compte Instagram d’humour dédié au petit milieu des avocats genevois.
L’avocate poursuit: «Le maître de cérémonie a dit à propos de Tariq Ramadan que le Juif était l’avocat et le Musulman, l’accusé, 'comme toujours'. Si l’on prend chaque phrase singulièrement, on peut les justifier, mais l’ensemble était très problématique.»
Concernant cette blague, une vidéo parvenue à Blick ultérieurement nuance la portée des propos. Le maître de cérémonie dit: «Il n'y a qu'à Genève où on a un Frère musulman, défendu par une avocate de confession juive, et qui fait venir témoigner un noir antisémite, Dieudonné MBala MBala... Franchement, on dirait le début d'une blague belge.»
Vannes sur les pauvres
Plusieurs avocates stagiaires ont par ailleurs peu goûté à un autre trait d’humour. «Il a dit qu’on se retrouvait entre gens de droite, et que ceux qui ne pouvaient pas se le permettre financièrement n’étaient pas là», témoigne l'une d'entre elles.
La ministre genevoise des Institutions, la socialiste Carole-Anne Kast, était dans la salle. Comment a-t-elle trouvé le spectacle? Contactée par Blick, cette dernière ne désire pas commenter la soirée. Pourtant, selon nos informations, son Département aurait transmis des commentaires à l’ODAGE.
Le maître de cérémonie «sincèrement désolé»
Le principal intéressé nous a répondu mardi dans l’après-midi. «Cette polémique est regrettable, car le discours s’inscrivait dans une logique évidemment humoristique et au second degré, comme le sont traditionnellement chaque année certaines interventions lors de ce banquet privé», se défend-il.
L'avocat-humoriste ajoute qu’il n’avait «bien entendu aucune intention de blesser qui que ce soit. Si mes propos ont été mal compris ou mal interprétés, j’en suis sincèrement désolé.»
Levée de boucliers et peur des représailles
L’affaire aurait pu en rester là. Mais plusieurs avocats alertés par les recherches de Blick, parmi les pontes du milieu genevois, nous ont contacté proactivement pour prendre la défense de leur collègue. «La vertu cardinale d'un avocat, c'est le courage, affirme ainsi la célèbre pénaliste Me Yaël Hayat. Ceux qui dénoncent anonymement en manquent singulièrement. Par ce procédé, ces personnes desservent la cause qu’elles croient servir.»
La remarque est pertinente. Pourquoi nos témoins souhaitent-ils rester dans l’ombre? Premièrement, par peur, surtout de la part des stagiaires. «Je sais que mon patron ne partage pas du tout mes idées politiques, avoue une future avocate. Je crains des représailles.»
Confiance mitigée en l'Ordre
Pourquoi, alors, ne pas s’être tourné directement vers l’ODAGE? Plusieurs jeunes avocates partagent la même position, résumée par cette employée d’une grande étude de la place: «J’ai été sidérée que la Bâtonnière (ndlr: qui préside le conseil de l'Ordre, organisateur du banquet) ne réagisse pas durant la soirée, s’étonne-t-elle. Elle transmet des valeurs plutôt progressistes et féministes via ses initiatives et ses projets. J’étais confuse qu’elle ne dise rien, cette prestation n’était pas du tout alignée avec ce qu’elle défend.»
Une avocate en herbe ajoute qu’elle ne se sentirait pas écoutée en contactant l’ODAGE. «C’est un milieu très fermé et je ne crois pas qu’on reviendrait sur mon problème.» Une consœur abonde: «L’Ordre est extrêmement hiérarchique, la voix des jeunes n’a pas le même poids, tout le monde le sait. La prestation était vraiment faite pour plaire à la vieille garde qui vient d’un bon milieu. Je sais qu’on rirait de ma préoccupation.»
La Bâtonnière «ambassadrice des valeurs de l'Ordre»
La Bâtonnière, Sandrine Giroud, affirme au contraire qu’avec la Première Secrétaire, toutes deux ont été «les ambassadrices des valeurs de [leur] Ordre lors de cette soirée». Les deux femmes ont pris la parole lors du banquet, la Bâtonnière évoquant notamment le droit de vote des femmes.
«Les différents discours et interventions de la soirée ont montré l’engagement de notre Ordre pour la liberté artistique, pour la mission des avocats comme garant de l’État de droit, pour la promotion des femmes et des avocates et pour le soutien aux avocats soumis aux pressions d’une profession exigeante», indique Sandrine Giroud.
Dans sa réponse, l'avocate commente les extraits que nous lui transmettons, rapportés par les personnes heurtées. «Ces informations sont largement sorties de leur contexte. La prestation à laquelle vous vous référez était humoristique et satirique, avec le second degré que cela implique, faite à titre bénévole et bénéficiant de la pleine liberté artistique, précise-t-elle. Il n’y avait aucune intention de blesser de la part de l'intervenant. Je regrette si des personnes l'ont été et je suis comme toujours ouverte au dialogue avec elles.»
Les avocats genevois rugissent
Cerise sur le banquet, une femme de loi, proche du maître de cérémonie, nous contacte d’elle-même, mardi en fin de journée. Qualifiant les personnes blessées de «micro-minorité» cherchant à nuire au Monsieur Loyal, cette dame s’inquiète de notre éthique, de la «manipulation» mise en place par les avocates choquées.
Une autre personne influente du milieu nous a livré un discours similaire, questionnant la pertinence d’un article qui mettrait en valeur «quelques individus isolés et à fleur de peau».
Clash des générations?
Les personnes qui n’ont pas apprécié l’humour du Banquet en rigolent. Une avocate senior ajoute que «le clivage entre la vieille et la jeune génération est net. La première a visiblement beaucoup de mal à comprendre pourquoi certaines paroles ne font plus rire la deuxième».
S’agirait-il donc d’une division générationnelle? La pénaliste genevoise Yaël Hayat ne le croit pas. «Il s’agit plutôt de quelques personnes qui succombent à un mouvement radical qui veut imposer une pensée unique, affirme l’avocate. On assiste avec regret à une rémanence de la censure. Elle est étouffante. Le Siècle des Lumières semble être derrière nous, sommes-nous entrés dans celui des Ténèbres?»
Une pensée «lissée» et «triste»
Me François Canonica, Bâtonnier il y a 10 ans, n’est pas aussi formel quant au clash générationnel. «C’est malheureux que la jeune génération, a fortiori pratiquant le métier d’avocat, soit pareillement à fleur de peau sur les modes d’expression et, pour tout dire, un peu liberticide dans ce domaine», estime l’avocat genevois.
Il poursuit: «On ne va guère s’amuser dans les années à venir. On peut interdire aux gens de boire, de fumer, de rouler trop vite. On peut imposer la parité dans toutes les commissions d’État… cette pensée lisse, voire lissée par obligation, qu’est-ce que c’est triste.»
L'humour gêne, c'est normal
Pour le pénaliste, l’humour n’est pas fait, en général, pour mettre à l’aise. «Il est là pour dire, dans une forme rhétorique particulière, ce que l’on n’ose pas dire au premier degré.» Et s’il n’y a «pas eu que des moments heureux» lors de la prestation, c’est inhérent à tout exercice rhétorique.
«Je trouve quant à moi que ce jeune maître de cérémonie est extrêmement beau, intelligent, et a une vraie présence. On appelle cela le charisme. C’est déjà beaucoup», conclut Me François Canonica.
*Rectification: Blick a rapporté, dans une version antérieure, que la blague sur Tariq Ramadan allait comme suit: «Le Juif était l’avocat et le Musulman, l’accusé, 'comme toujours'», telle que nous l'avaient racontée des témoins. Or, une vidéo parvenue ultérieurement à la rédaction montre que le maître de cérémonie dit en réalité: «Il n'y a qu'à Genève où on a un Frère musulman, défendu par une avocate de confession juive, et qui fait venir témoigner un noir antisémite, Dieudonné MBala MBala... Franchement, on dirait le début d'une blague belge.»