L’élection d’Elisabeth Baume-Schneider au Conseil fédéral est certainement due à des manœuvres et des stratégies politiques. Pour barrer la route à d’autres socialistes, comme les Vaudois Pierre-Yves Maillard ou Roger Nordmann, ou pour affaiblir ce même parti. Mais le profil de la citoyenne des Breuleux (JU), compétente, sympathique, souriante, authentique, humble, «crocheuse», qui a crânement tenté sa chance, n’y est sans doute pas complètement étranger. Un profil tout à fait jurassien, a-t-on pu entendre.
Durant la campagne et après le couronnement d’Elisabeth Baume-Schneider, ce 7 décembre, un vent de sympathie pour son jeune canton et sa population a caressé la Suisse. Pas un mot acerbe, pas un cliché négatif. La Franc-Montagnarde aurait été originaire de Martigny, de Genève ou de Herisau, il y en aurait eu. C’est sûr.
La caricature, jamais loin de la réalité
Pourquoi tout le monde aime tant le Jura et son peuple? Qu’est-ce qui fait l’identité, le caractère, de ces contrées à la fois rurales et industrielles? Pour répondre à ces interrogations, Blick a invité cinq experts à livrer leurs analyses.
L’ethnologue vaudois Pierre Centlivres, professeur honoraire à l’Université de Neuchâtel, qui a travaillé par le passé sur les identités régionales. Le dessinateur Patrick Chappatte, qui croque son canton d’origine avec appétit et malice. Le journaliste d'investigation Arnaud Bédat, qui vit en Ajoie. L’humoriste et comédien vaudois Vincent Kucholl, qui a l’habitude d’imiter et de singer les Jurassiennes et les Jurassiens (et leurs clopes de Boncourrrrt), dans l'émission «52 minutes» de la RTS. Et, enfin, Andreas Gross, politologue, ex-conseiller national socialiste zurichois, membre fondateur du Groupe pour une Suisse sans armée, qui s’est installé à Saint-Ursanne.
Résultat de ces cinq interviews? Un découpage en sept «parce que». Enseignement principal: la caricature n’est jamais bien loin de la réalité…
Parce que les gens sont sympa et culottés
«Dans cette Suisse mortellement ennuyeuse, si préoccupée, on avait un peu oublié ce bout de pays où les gens sont objectivement sympa, où il y a une certaine fraîcheur et des envies», remarque Patrick Chappatte. À l’image d’Elisabeth Baume-Schneider. «Elle a eu envie d’y aller, contre tous les pronostics, elle a fait de la politique, elle a mené campagne, elle a surpris et elle a séduit par sa sympathie», dépeint le célèbre dessinateur de presse, d’origine jurassienne.
«Elle a vu une fenêtre d’opportunité, elle a pris une décision culottée et y est allée à fond: c’est ça, la mentalité du coin», résume Arnaud Bédat. Le tout, saupoudré d’une certaine joie de vivre. «Ici, tout le monde se salue dans la rue, même si tu ne connais pas les gens», raconte le grand reporter.
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Autre point: «L’amitié est sacrée et on dit ce qu’on pense. Ça m’a d’ailleurs valu pas mal d’emmerdes!» Le Bruntrutain éclate de rire au téléphone: «Il peut y avoir de la véhémence dans les échanges, mais tout peut se régler au bistrot si on fait preuve d'intelligence et de bonne volonté. Il n’y a pas vraiment de rancune, on veut vivre en harmonie! Ceci dit, il faut savoir nous apprivoiser.»
Venu s’installer à Saint-Ursanne, il y a près de 23 ans, le Zurichois Andreas Gross amène la même nuance. «D’un côté, on surestime un peu ce côté sympa des Jurassiennes et des Jurassiens, note le politologue, ancien conseiller national socialiste de son canton d’origine. L’Ajoulot n’est par exemple pas plus ouvert que le Suisse moyen. La gaieté, la fête, c’est toujours un peu dirigé vers l’intérieur. Il y a une tendance à soupçonner l’étranger qui débarque.»
Pour Arnaud Bédat, l'émission de Vincent Kucholl et Vincent Veillon a grandement contribué à rendre les autochtones sympathiques. «Longtemps, on n’était pas vraiment considérés, on nous prenait pour des ploucs. Il y avait du dédain, du mépris, on me parlait de mon 'pays de loups'. À Lausanne ou à Genève, on nous regardait comme des extraterrestres! Cet amour pour le Jura est quand même relativement récent.»
Parce que ce canton est inoffensif
«Le Jura est une région dite périphérique, amorce l’ethnologue Pierre Centlivres, installé à Neuchâtel. Par conséquent, ce canton ne constitue pas une menace économique pour les cantons puissants: il ne leur fait pas concurrence. Il a donc quelque chose de rassurant et il est difficile de caricaturer sa population comme arrogante.»
Patrick Chappatte abonde: «On ne se préoccupe pas trop du Jura, qui n’est pas sur l’axe Genève-Zurich. Il n’est pas fréquent que les gens s’y rendent. Avec l’élection d’Elisabeth Baume-Schneider, on a redécouvert ce côté vif d’esprit et sympa. Les Jurassiennes et les Jurassiens, on les aime parce qu’on ne les connaît pas. Mais on les aime surtout quand on les connaît!»
Vincent Kucholl observe «une dialectique entre isolement et intégration». «Ils vivent dans une région compliquée à rejoindre, qui est le parent pauvre des investissements fédéraux, étaie le comédien vaudois. Mais ils font contre mauvaise fortune bon cœur et je les sens heureux d’être à la fois Romands et Suisses.»
Pour son sens de la fête
«Le Jura jouit aussi d’une image sympathique parce que c’est un canton qui a le sens de la fête», remarque l’ethnologue Pierre Centlivres. Pensez à la Saint-Martin, célébrée le 11 novembre en Ajoie, où les convives festoient jusqu’au bout de la nuit après avoir passé des heures à table, du boudin au totché.
Même son de cloche chez Patrick Chappatte. «C’est un petit pays assez gai où, dans le fond des tavernes et la fumée, on refait le monde joyeusement», décrit le dessinateur, employé du «Temps».
Comment l’expliquer? «La dimension rurale du canton génère un art de vivre à la fois bonhomme, authentique et convivial», avance Vincent Kucholl.
Pour Arnaud Bédat, installé à Porrentruy, le Jura s’est façonné une identité gauloise, franchouillarde: «Le fait d’avoir été Français jusqu’en 1815 nous différencie du reste de la Suisse. Nous avons hérité du meilleur de la France: la culture, le goût des joutes oratoires, le rire et, bien sûr, le sacro-saint apéro.»
Pour son côté Astérix le Gaulois, toujours rebelle
L’identité rebelle jurassienne, héritée de la lutte pour l’autonomie, est soulignée. «Le Jura s’est arraché à son puissant canton d’appartenance: Berne, qui abrite quand même la capitale fédérale, rappelle Pierre Centlivres. Beaucoup de Suisses peuvent s’identifier à cette résistance du petit face au grand, à ce côté Astérix le Gaulois.»
Conséquence de cette lutte, les Jurassiennes et les Jurassiens sont politisés, appuie Patrick Chappatte: «Ça coule dans leurs veines autant que la damassine! Je l’ai vu lorsque, dans le cadre d’une exposition sur la peine de mort, nous y avions organisé un débat. Il y avait eu foule!»
Parce que ce n’est pas le Valais
Pourquoi le Jura bénéficie-t-il d’un capital sympathie sans égal, au contraire du Valais, autre canton périphérique plutôt rural? «Le Jura compte des paysages superbes, mais n’est pas un monstre touristique comme le Valais, qui a, dans un sens, trop bien réussi aux yeux de ses voisins, décrypte Pierre Centlivres, ancien directeur de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel. Le Valais suscite la jalousie puisqu’il donne l’impression d’avoir tiré un parti financier de ses Alpes.»
L’absence de joyau touristique: l’hypothèse prend forme. «Plus exotique que le Valais, parce que moins connu, le Jura semble préservé de l’affairisme et ne dispose pas vraiment de pôle d’attraction qui pourrait rendre ses habitants fanfarons, compare l’humoriste Vincent Kucholl. Il me semble, au contraire, que ceux-ci assument une forme de modestie en phase avec leur importance démographique et économique dont ils se satisfont.»
En clair, dans les Franches-Montagnes ou à Delémont, l’argent n’afflue pas chaque hiver. «Entre le Valais et le reste de la Suisse, il y a une relation d’amour-détestation réciproque, lance le dessinateur de presse Patrick Chappatte. Le chemin du 4x4 mène en Valais. Alors que dans le Jura, on n’y va pas.»
Parce que les revendications séparatistes ont disparu
Prenez la Catalogne, la Corse, le Québec, l’Écosse: en Espagne, en France, au Canada ou au Royaume-Uni, ces terres sont souvent détestées pour leurs velléités séparatistes. Pourquoi les autonomistes de chez nous bénéficient-ils aujourd’hui d’une si bonne image? «Parce que le Jura n’a plus ce genre de revendication, simplement, répond l’ethnologue Pierre Centlivres. Et on voit avec l’entrée d’Elisabeth Baume-Schneider au Conseil fédéral que le canton est tout à fait prêt à jouer le jeu national.»
Mais même lorsque le mouvement autonomiste était encore très en vue, il ne s’attirait pas forcément les foudres. «En Suisse alémanique, il y avait peut-être une certaine antipathie, par solidarité avec Berne, constate Patrick Chappatte. Mais, en Suisse romande, ces actions faisaient un peu sourire. Il y avait un côté FLNC (ndlr: Front de libération nationale corse), mais en mode potache…»
Pour ses paysages vierges et son esprit libre
«Le Jura est attirant pour les gens qui aiment la nature, détestent l’argent et cherchent un espace de liberté, tant au niveau géographique que politique, argumente Andreas Gross, citoyen de Saint-Ursanne. Pour toutes les personnes qui cherchent une alternative à la tendance dominante, c’est un eldorado.» Le politologue et ancien conseiller national aime comparer le Jura aux grands espaces du Yukon, au Canada.