Pfizer semble sur le point de détrôner Roche, du moins en ce qui concerne les montants versés par l'industrie pharmaceutique au système de santé suisse et aux grandes organisations d'intérêt. C'est ce qui ressort d'une analyse réalisée par la «Handelszeitung», «Beobachter» et Blick. Pfizer a versé à lui seul 24,7 millions de francs l'an dernier à des personnes et des organisations du secteur de la santé.
2023 a été une année record. Au total, 245,9 millions de francs ont été versés par l'industrie pharmaceutique à des médecins, des cliniques, des organisateurs de congrès et des organisations spécialisées en Suisse. C'est 11% de plus que l'année précédente et un montant jamais atteint auparavant. Après une stagnation suite à la pandémie de Covid-19, les paiements ont de nouveau nettement augmenté à partir de 2022.
Avec ces paiements, l'industrie pharmaceutique soutient entre autres des coopérations de recherche ou des études médicales. Mais elle finance également des congrès scientifiques, prend en charge des frais de voyage et d'hôtel ou paie des médecins pour des conférences. Dans le cadre d'un code sectoriel, les membres de l'association pharmaceutique Scienceindustries se sont engagés à rendre publics de tels paiements. Chaque entreprise le fait de manière différente. Seule l'analyse globale de tous ces documents permet de se faire une idée des flux de paiement.
60% proviennent des neuf plus grands sponsors
Ce sont les poids lourds de la branche, Novartis, Roche et Pfizer, qui versent le plus d'argent au corps médical. Ils sont suivis par Astrazeneca, BMS, Bayer, MSD, Abbvie et Amgen. Ensemble, ces neuf entreprises représentent 60% des paiements.
Une grande partie de l'argent est versée aux organisateurs de congrès et aux associations d'intérêts. Au premier rang des bénéficiaires se trouve depuis des années l'European Society for Medical Oncology (Esmo), dont le siège est à Lugano, qui organise un congrès pour les oncologues, lequel s'est tenu cette année à Barcelone. En 2023, l'Esmo a reçu près de 19 millions de francs de l'industrie pharmaceutique. Parmi les sponsors, on trouve tous les grands fabricants; en premier lieu MSD, Astrazeneca et Bristol Myers Squibb avec plus de 1,5 million de francs chacun.
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Derrière l'Esmo suivent – à une nette distance – la Ligue européenne contre le rhumatisme (Eular), l'Académie européenne de dermatologie et de vénéréologie (EADV) et l'International Aids Society en tant que prochains grands bénéficiaires.
Les destinataires étatiques ou les cliniques proches de l'État figurent également en bonne place sur la liste des destinataires. En 2023, l'Hôpital universitaire de Zurich avec 3,4 millions de francs, l'Hôpital de l'Île de Berne avec 2,6 millions de francs et le CHUV avec 2,4 millions de francs ont réussi à se hisser dans le top 10. La proximité géographique avec l'industrie pharmaceutique se manifeste également à l'Hôpital universitaire de Bâle.
Beaucoup d'argent va à l'oncologie
Il est intéressant de jeter un coup d'œil sur les disciplines. On constate ici que les disciplines les plus soutenues par l'industrie sont celles qui génèrent les plus gros chiffres d'affaires en matière de médicaments: avec environ 31 millions de francs, c'est la recherche contre le cancer (oncologie) qui reçoit le plus d'argent. Suivent la rhumatologie (12 millions de francs), l'infectiologie (8 millions) et la dermatologie (8 millions). La délimitation des montants versés par l'industrie pharmaceutique a été faite en se basant sur les noms des bénéficiaires, ce qui entraîne certaines imprécisions dans l'attribution des sommes. Environ 20 millions de francs ont été versés aux hôpitaux et aux universités.
Les versements transférés individuellement à des médecins sont nettement plus faibles, mais tout aussi importants: en 2023, environ 8 millions de francs ont été versés directement à des médecins suisses sous forme d'honoraires, de nuits d'hôtel ou de frais de voyage. La plateforme www.pharmagelder.ch répertorie plus de 3500 bénéficiaires nommés. Une liste qu'ont pu consulter la «Handelszeitung», «Beobachter» et Blick.
150'000 francs pour une seule femme médecin
Dans certains cas, les montants sont très élevés. Ainsi, en 2023, plus de 600'000 francs ont été versés aux dix personnes les plus sponsorisées, dont 150'000 à la dermatologue romande Marva Safa. La raison exacte pour laquelle cet argent a été versé n'est pas claire; Marva Safa n'a pas répondu à une demande de la «Handelszeitung». Cette médecin est sponsorisée par le groupe pharmaceutique AbbVie. Celle-ci explique qu'elle est notamment payée pour former le personnel médical à l'utilisation sûre des produits AbbVie. L'utilisation de ces produits est payée par les patients à titre purement privé, souligne la porte-parole de l'entreprise.
L'exemple de Marva Safa montre une autre problématique du sponsoring pharmaceutique: il n'est pas rare que des médecins ou des organisations ne soient soutenus que par une seule entreprise pharmaceutique. L'évaluation de la «Handelszeitung» montre que 77% des médecins sont soutenus par une seule entreprise pharmaceutique, et que c'est également le cas pour 60% des organisations.
Dans certaines circonstances, cela peut entraîner une proximité inquiétante avec le sponsor – surtout lorsqu'il s'agit de montants importants. Le Code pharmaceutique de l'industrie stipule d'ailleurs: «Il faut s'efforcer de faire en sorte que les organisations ou les spécialistes mentionnés soient, dans la mesure du possible, soutenus par plusieurs entreprises pharmaceutiques.» Dans le cas de la dermatologue Marva Safa, les fonds de soutien proviennent exclusivement d'Abbvie ou d'Allergan, une filiale d'Abbvie.
Interrogé à ce sujet, Jürg Granwehr de l'association Scienceindustries souligne que le monosponsoring doit être une «exception rare». Toutefois, la disposition du code ne se réfère qu'aux entreprises et aux organisations de santé et non aux médecins individuels, précise Jürg Granwehr.
La divulgation dans le cadre du code de conduite de l'industrie s'est entre-temps établie. Alors que de nombreux bénéficiaires de fonds de soutien ont longtemps refusé de donner leur accord pour la publication, le taux de divulgation par les entreprises pharmaceutiques est aujourd'hui de 100% ou presque. Les discussions autour du consentement de la part du corps médical semblent avoir diminué, comme le confirme le représentant de l'association Jürg Granwehr, mais il ajoute: «Il y a néanmoins toujours des cas où il faut insister sur un consentement individuel.»
Pas de publication des partenariats de recherche
Les paiements effectués dans le cadre de partenariats de recherche, que l'industrie refuse de dévoiler en invoquant des secrets commerciaux délicats, constituent toutefois toujours une grande boîte noire. Les hôpitaux sont notamment rémunérés pour leur collaboration à des études cliniques. En 2023, ces paiements R&D représentaient presque la moitié du sponsoring, soit 106 millions de francs. Ces derniers temps, les paiements comptabilisés sous R&D ont connu une croissance disproportionnée: de 18% entre 2022 et 2023.
Même l'association professionnelle a critiqué par le passé le manque de transparence dans le domaine de la R&D. Il peut comprendre que le «certain manque de transparence de ce poste» soit parfois vu d'un œil critique, déclarait Jürg Granwehr il y a trois ans encore à la «Handelszeitung». Auparavant, Novartis et Roche avaient déjà signalé que les deux groupes étaient ouverts à une plus grande transparence dans le domaine des partenariats de recherche.
Mais il n'en sera rien. Au vu des expériences complexes de mise en œuvre et des problèmes liés au secret de la recherche aux Etats-Unis, il a été décidé au niveau de l'association pharmaceutique européenne de ne pas individualiser davantage les subventions pour la recherche et le développement», explique Jürg Granwehr. «De par son système, la Suisse est intégrée dans l'initiative européenne sur la transparence, c'est pourquoi rien ne devrait changer dans un avenir prévisible en ce qui concerne cette forme de divulgation.»