Pourquoi entarte-t-on des politiciens, des politiciennes – et depuis quand? Que risquent les entarteurs? Autant de questions que pose l'incident qui a fait sucrer des fraises à tout Genève pendant les fêtes de fin d'année: la conseillère nationale UDC du bout du lac Céline Amaudruz ayant bien failli se faire attaquer à la tarte pendant son intervention au Club de débat de l'Université, le mercredi 21 décembre. La principale intéressée a déposé une plainte pénale, le Rectorat de l'Université lui emboîtant le pas après quelques tergiversations. Les «agresseurs», encagoulés au moment des faits, ont quant à eux revendiqué l'action sur le site d'un média de gauche radicale via un billet anonyme.
La scène a choqué, mais ce n'était pas (du tout) une première. Plutôt le dernier épisode d'un feuilleton contestataire, qui nous vient probablement de Belgique et de France, et qui date au moins de... 1913, année de sortie du film «Mabel au fond de l'eau», où un personnage se prend une tarte dans la figure sur le grand écran pour la première fois. La «coutume» a bien infusé en Suisse depuis. Surtout dans la Cité de Calvin, à en croire les gros titres.
Avant l'échappée belle de Céline Amaudruz, le très médiatique et conservateur avocat genevois Marc Bonnant avait par exemple, lui, bel et bien reçu une tarte en pleine figure en 2017… lors d’une intervention dans le même Club de débat, apparemment abonné aux scandales pâtissiers. Les entarteurs ne l'avaient pas manqué. Pourtant, il s'était montré plus flegmatique que la politicienne de droite, et n'avait pas porté plainte.
«Je suis pour la liberté d'expression, et j'estime qu'il faut accorder à qui n'a pas de mots la possibilité de s'exprimer par une violence sucrée. Cette jeunesse illettrée fait le choix de la tarte», ironisait l'avocat dans les colonnes de la «Tribune de Genève» peu après l’incident. Et d'ajouter: «La crème de Gruyère me va très bien!»
Comment sont nés ces attentats pâtissiers? Que signifie vraiment, au fond, cet acte bien particulier? Et surtout, peut-on vraiment condamner quelqu'un pour entartage devant un tribunal? Voici une petite généalogie du «baptême à la crème», une tradition contestataire – et surtout un geste politique pas si anodin.
D'où ça vient?
Noël Godin, alias Georges le Gloupier, ça vous dit quelque chose? C'est un peu lui qui a érigé l'entartage en tradition. L'«agitateur anarcho-humoristique» belge, qui était aussi et surtout critique de cinéma (ainsi qu'acteur), est probablement l'entarteur le plus connu de tous les temps.
Et il ne s'embarrassait pas de cagoules, contrairement aux assaillants de Céline Amaudruz. Affirmant même, face caméra à la télé: «Je me considérerais comme un charmant petit diablotin, bien décidé à rendre infernale la vie de tous les vilains grincheux.»
Inspiré par le film de 1927 «La Bataillle du siècle» (qui se solde par une bagarre générale à la tarte), Noël Godin commence sa carrière d'entarteur dans les années 1960 en s'attaquant à nulle autre que l'écrivaine... Marguerite Duras, avant d'enchaîner direct avec le danseur et chorégraphe Maurice Béjart, le même mois.
Mais c'est entre les années 1980 et 1990 que le «terroriste pâtissier» va perpétrer ses plus gros «coups de maître»: Jean-Luc Godard, Édouard Poullet, Jean Delannoy, Patrick Bruel, Nicolas Sarkozy (grâce à des complices), ou encore... Bill Gates en 1998.
Et puis, il y a le cas Bernard-Henri Lévy (BHL). L'écrivain détient certainement la palme d'or des tartes: Noël Godin l'ayant pris pour cible au moins sept (!) fois à travers les années, et ce n'est pas le seul. Dans une interview accordée au magazine «Les Inrockuptibles», l'entarteur en chef avait affirmé: «BHL restera toujours pour nous la tête à tarte par excellence. C’est l’incarnation du pouvoir dans toute son horreur et nous avons le poil particulièrement hérissé par son arrogance nombrilesque. Il se prend tragiquement au sérieux, est de plus en plus influent et absolument antipathique. (...) Nous luttons contre cette personnification méprisante du pouvoir...»
Revenons en terres romandes, où la tradition s'est plutôt bien importée dès les années 2000. Le média «L'Hebdo» écrivait alors: «Crémeux phénomène de société mondial, l'entartage gagne gentiment la Suisse.» Chez nous, les tartes ont surtout explosé à la figure de politiciens. Entre autres: Christoph Blocher, le député socialiste au Grand Conseil genevois Alberto Velasco, ou le popiste vaudois Josef Zisyadis. Plus récemment, en 2017, on l'a dit: l'avocat conservateur Marc Bonnant. Et finalement Céline Amaudruz en décembre 2022.
Contacté pour parler tartes, Marc Bonnant affirme au bout du fil: «À l’époque, ça m’a amusé. J’ai directement appelé mon ami Bernard-Henri Lévy, le champion des entartés. Pour lui dire que, moi aussi, désormais, j’appartenais au club des élus!»
Qu'est-ce que ça signifie?
Si certains sont fiers de faire partie du «club des tartes», l'entartage, à la base, c'est surtout un «moyen de ridiculiser une personne publique, au discours supposément fallacieux». C'est une condamnation sous les feux de la rampe, par le comique et le ridicule. Un geste violent (même s'il se veut assez «inoffensif»), que la personne qui entarte performe (idéalement) face aux caméras des médias, pour qu'il soit relayé aux yeux du monde, voire même répété par d'autres – BHL est la preuve vivante que la tarte peut avoir un effet boule de neige...
Les entarteurs désirent en quelque sorte montrer l'exemple. Et, marquée par la crème du ridicule, comme par un sceau, la personne entartée devient ainsi visiblement et inéluctablement un objet de moquerie pour toutes et tous.
BHL s’est pris de la crème dans la figure pour avoir écrit des livres, pour les avoir défendus sur des plateaux télé et pour s’être mis en scène médiatiquement dans des endroits de souffrance (Sarajevo, entre autres). Il est aussi important de comprendre que l’entartage est un geste physique qui répond à un «geste» intellectuel: ce que l’entarteur reproche à sa victime, ce n’est pas sa tête ou sa coupe de cheveux. Ce sont ses idées, sa posture idéologique, qu’il trouve «fallacieuses», ou seulement stupides.
L'assaillant va donc chercher à matérialiser la «connerie» de sa cible en l'entartant. Implicitement, cela signifie aussi que l'entarteur pense que les idées de l'entarté ne méritent pas une opposition de type intellectuelle, construite sous forme d'argumentaire cohérent, tellement elles sont trompeuses ou nulles.
Fait anecdotique: à chaque culture ses tartes. En Belgique, l'entartage se transforme parfois en «enfritage». À Lyon, un collectif nommé «Al Qaïtarte» aurait instauré une insurrection pâtissière à l'encontre des «crapules» (stars ou politiques) de 2008 à 2015. Il serait responsable de l'entartage du maire de Lyon, de celui de Daniel Cohn-Bendit, de l'artiste Ben, ou encore de l'ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Le groupe aurait aussi mené une action commune avec Noël Godin, à l'occasion du... septième entartage de BHL.
Peut-on poursuivre cela pénalement?
Si l'entartage se veut volontiers humoristique et assez inoffensif, il reste un acte de violence. Et cela reste (potentiellement) du domaine du pénal. La première plainte jamais déposée pour de la tarte, à notre connaissance, est celle du politicien français Philippe Douste-Blazy contre Noël Godin, qui avait finalement été relaxé. Après que son avocat a argué que «c'était une vieille tradition belge d'entarter les fâcheux, ou plus exactement les pompeux cornichons»... Mais, dès les années 2000, les autorités françaises et belges ont serré la vis, distribuant des amendes de plus en plus salées aux entarteurs.
Et du côté de la Suisse, ça se passe comment? L'avocat genevois Charles Poncet, qui a récemment rejoint l'UDC, rigole un peu moins que le défenseur de Noël Godin. Il nous explique: «L’entartage, dans le langage juridique, ça représente en général une 'infraction par voie de fait', autrement dit une violence 'légère', si elle n'a pas provoqué de lésion corporelle. C’est une atteinte à l’intégrité corporelle, mais qui ne laisse pas de traces. L’entartage peut être comparé à une gifle, par exemple.» À noter qu’il est aussi possible de poursuivre son entarteur pour injure.
Avec quelles conséquences? «Ce n'est pas une infraction grave, mais ça reste un délit. Il s'agira donc généralement d'une simple amende», précise Me Poncet. À part si l'entartage a dégénéré, ou si son auteur a déjà un casier judiciaire. Là, cela peut aller plus loin.