«C'est une addiction dont on ne peut plus sortir.» Kurt*, 77 ans, du canton de Zurich, décrit ainsi son temps passé sur la plateforme de flirt Schweizerlust. Le retraité est l'un des milliers d'hommes qui cherchent l'amour sur Internet et qui se font exploiter sans vergogne.
Le senior reçoit de nombreux messages... Et paie pour chacune de ses réponses. Celui-ci se réjouit particulièrement des messages de Heidi, 62 ans. «Ma chérie, tu me dis quand tu es libre, et nous pourrons enfin nous éclater», lui écrit-il depuis chez lui.
Seulement voilà: Heidi n'existe pas. Ses messages d'amour sont envoyés à des modérateurs de chat, qui prennent différentes identités virtuelles. Ceux-ci n'ont qu'un objectif: obtenir le plus grand nombre possible de messages - payants - de la part du senior. «J'ai dépensé 70'000 francs pour de faux flirts», réalise aujourd'hui le malheureux.
Ces dernières semaines, j'ai travaillé sous couverture pour Blick en tant que modérateur de chat, prenant ainsi part à un système qui trompe chaque jour des hommes en Suisse.
L'embauche
Le processus de recrutement a été simple. Sur Internet, les offres sont nombreuses et font miroiter la possibilité de travailler librement et en toute indépendance. Pas de CV, pas d'entretien d'embauche, le genre n'a pas d'importance non plus. Il y a une courte introduction sur Internet, au cours de laquelle mes connaissances en orthographe sont contrôlées rapidement. Il y a aussi un manuel de 33 pages qui fixe les règles. Ces dernières stipulent: toutes les pratiques sexuelles que le client aime, je dois aussi les aimer - sauf s'il s'agit de pratiques illégales (par exemple, la pédophilie).
En outre, je ne dois pas révéler mon identité, je dois garder le client sur la plateforme et ne pas le rencontrer. Si je ne respecte pas ces règles, je suis immédiatement licencié. Pour chaque message, je perçois jusqu'à 17 centimes. Cela contraste fortement avec les tarifs que paient les hommes qui entrent dans ce guet-apens: plus de 2 francs par message. Après dix minutes de cours, j'ai pu répondre aux premiers messages. Ces derniers ne manquaient pas de sel.
Les victimes
«Sans toi, ma vie est si triste. Quand pourrai-je enfin te serrer dans mes bras?», écrit Thomas*, 53 ans, un homme divorcé de Suisse centrale. Depuis un an et demi, il échange sur la plateforme avec sa prétendue bien-aimée. Aujourd'hui, c'est moi. Il ne l'a bien sûr jamais vue, la rencontre est sans cesse repoussée. On le fait patienter... et il paie. La conversation lui a coûté environ 19'000 francs au cours des dix-huit derniers mois.
«Je savais qu'il y avait des faux profils, mais je pensais aussi qu'il y avait quelques vraies personnes», me confie Bruno Lätsch, 80 ans, de Suisse centrale. Lui aussi a payé plusieurs milliers de francs, mais s'en sort encore financièrement.
Werner*, 64 ans, n'a pas les reins aussi solides. En Appenzell, il vit avec 3200 francs de rente. Il se sent seul et aspire à une partenaire. «Chère Isabelle, viens donc me voir ce soir. Je n'ai pas eu de visite depuis l'automne dernier», écrit-il dans le chat.
Il ne reçoit jamais de visite, mais depuis le début de l'année, ses messages langoureux engloutissent chaque mois mille francs de sa modeste rente. Il est conscient du problème, mais n'arrive pas à se passer du chat.
Une dépendance, «comme au casino»
Même chose pour Markus*, un Lucernois. «C'est une dépendance dont je ne pouvais plus me sortir seul - comme au casino: on sait qu'on va perdre, mais on y va quand même parce qu'on a toujours de l'espoir.» L'homme de 58 ans a sa propre entreprise de construction, des hobbies et un environnement social. Seule une femme à ses côtés lui manque. Il discute avec Tamaris, 57 ans, de Lucerne. «Je suis célibataire depuis douze ans et je suis prêt pour quelque chose de nouveau. Mais toujours écrire et écrire pour rien, je ne veux plus de ça», lui envoie-t-il.
Cela ne fait qu'un mois que Markus est sur la plateforme, mais celle-ci a déjà complètement bouleversé sa vie. «Avant, je sortais le soir avec les chiens ou je regardais la télévision. Maintenant, je ne suis plus que sur l'ordinateur à chatter.» Le Lucernois soupçonne pourtant qu'il n'y a pas de vraies femmes derrière les profils. Malgré cela, il ne parvient pas à se désinscrire du site. Une dépendance que le système provoque sciemment.
Comment fonctionne le système?
Pour que les hommes reçoivent immédiatement un message de leur partenaire de flirt, des dizaines de modérateurs de chat travaillent simultanément. Lorsqu'un mot doux est envoyé, je peux y répondre. D'un côté, je vois les informations sur mon profil féminin. Qui je suis, d'où je viens et quel âge j'ai. Sont également mentionnées les informations qui ont déjà été communiquées à l'homme (par exemple les préférences sexuelles ou les hobbies).
De l'autre côté, on trouve des informations sur l'homme. Au milieu, je peux lire l'historique du chat. Je sais ainsi ce qui a déjà été communiqué. Pour que les hommes ne reçoivent pas de réponses trop courtes, je dois écrire au moins 75 caractères. Et à chaque réponse, il faut aussi formuler une question pour que l'homme réponde à nouveau. La rédaction se fait en allemand standard. Ainsi, les chatteurs et chatteuses de l'étranger peuvent aussi communiquer. Pas de remords, ni de pitié.
Du côté des modérateurs de chat
«Ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes s'ils ne le remarquent pas», raconte Günter*, dragueur viennois. Ce quinquagénaire gagne quelques centaines d'euros par mois en chattant. Il voit son travail de manière pragmatique: «Si j'avais de la compassion pour ces hommes, je devrais aussi donner quelque chose à chaque mendiant dans la rue.»
Comme moi, Günter n'est qu'une petite roue dans tout le mécanisme d'arnaque au chat. Derrière les dix-sept plateformes pour lesquelles je chatte en Suisse se cache la même entreprise: Digibyte Media, une société basée aux Pays-Bas. Les chatteurs sont engagés par l'intermédiaire de l'entreprise Flex App Digital. Celle-ci a son siège à Winterthur (ZH). Mais en visitant le bureau de location, j'apprends que personne n'y est jamais venu physiquement depuis sa création il y a deux ans.
La réaction (laconique) de l'entreprise
Digibyte Media répond par écrit à une demande de Blick: «Nous ne proposons sur notre site que des profils de divertissement. Pendant le processus d'inscription, nous le précisons à plusieurs reprises.»
L'entreprise est plus ouverte vis-à-vis de sa clientèle que «d'autres concurrents», avance-t-elle. Car chez les autres, on n'est «pas du tout transparent sur l'aspect divertissement des profils».
* Noms connus de la rédaction