Les actes et les propos sexistes pullulent encore chez les militaires
«La plupart des femmes qui font l'armée veulent soit le pouvoir, soit être b***** pendant 18 mois!»

Violence sexuelle, discrimination et abus de pouvoir font partie de l'armée suisse comme les fusils d'assaut et les avions de combat. Blick s'est entretenu avec des soldats et des officiers en permission. Certains propos rapportés semblent appartenir à un autre temps.
Publié: 08.04.2025 à 15:12 heures
|
Dernière mise à jour: 08.04.2025 à 18:48 heures
De nombreuses recrues se plaignent de cette culture masculiniste qui semble toujours régner au sein l'armée. (Image prétexte).
Photo: Shutterstock
RMS_Portrait_AUTOR_1198.JPG
Karin Frautschi

Ce soir-là, le bar est rempli d'hommes en uniforme vert. Ils trinquent, descendent des bières et s'assomment à coup de shots. Certains passent le temps en jouant aux fléchettes ou au billard, d'autres fument cigarette sur cigarette. Cinq recrues sont assises à une table. Tous âgés d'une vingtaine d'années, ils viennent de différents coins de Suisse alémanique. 

Une bière à la main, ils lancent tour à tour des propos misogynes: «La plupart des femmes qui font l'armée veulent soit le pouvoir, soit être baisées pendant 18 mois!». Les déclarations homophobes pleuvent aussi: «Nous soutenons tout le monde, sauf les pédés.» Le groupe rit. A une autre table, le ton est sensiblement le même: «Jamais je ne prendrai une douche avec un homosexuel!»

Tous les soldats avec lesquels nous nous sommes entretenus ne s'expriment pas ainsi, mais on remarque fréquemment des hochements de tête et des rires approbateurs. Il est très rare que quelqu'un contredise ces dictons. Interrogé sur les résultats de l'enquête sur l'armée de l'automne dernier, personne ne se montre surpris. Tout le monde ici est conscient que de ces cas sont monnaie courante. Une douzaine de recrues sont elles-mêmes au courant d'agressions que des connaissances ont subies à l'armée. Certains récits récoltés font particulièrement froid dans le dos.

«Il m'a attrapé entre les jambes»

L'une d'entre elles, Lisa*, originaire de la région de Zurich, a donné des informations lors de l'enquête. Elle a effectué son école de recrues en 2018 et y a été victime de harcèlement sexuel. Elle souhaite rester anonyme. Blick la rencontre devant une caserne militaire. Lors d'une promenade, elle se confie: «J'étais assise dans le véhicule militaire. Soudain, un camarade m'a attrapé entre les jambes et a fait des bruits provocants». Un choc pour la jeune femme.

«
Ils m'ont demandé comment je m'habillais lorsque je ne portais pas d'uniforme à la caserne
Lisa*, jeune recrue
»

Ce n'est que lorsqu'une collègue l'a encouragée à le faire qu'elle a signalé le harcèlement à son commandant. L'affaire a atterri à la police militaire, qui a interrogé Lisa quelques semaines plus tard. «C'était très désagréable», raconte-t-elle, se souvenant de questions qui n'avaient rien à voir avec ce qui s'était passé. «Ils m'ont demandé comment je m'habillais lorsque je ne portais pas d'uniforme à la caserne. Par exemple, si je portais des leggings.» Lisa a répondu par la négative. Le ton dubitatif dans la voix des policiers militaires n'a pas amélioré la situation. «J'avais l'impression qu'ils ne me croyaient pas», explique-t-elle.

En plus de cela, l'auteur a nié les faits. Heureusement pour Lisa, une autre recrue était présente et a pu témoigner du délit. La condamnation n'est intervenue que deux ans plus tard et l'auteur a simplement écopé d'une amende. Jusque-là, il avait pu rester dans la même compagnie que Lisa. Comme elle ne pouvait pas supporter cette situation, c'est elle qui a changé de compagnie peu après l'incident.

Impossible de fermer l'œil de la nuit

En tant que recrue, Hanna* a également été victime de harcèlement sexuel. Par peur d'être reconnue, elle souhaite aussi rester anonyme. Nous la rencontrons sur un terrain d'entraînement militaire dans le Mittelland. «J'étais de garde pendant la nuit et je devais pour cela dormir seule dans un bureau.» 

Ce soir-là, à 23h16, elle reçoit un message Whatsapp d'un camarade qu'elle ne connaissait pas. Ce dernier avait réussi à trouver son numéro dans un document officiel et l'a harcelée avec des messages pour le moins suggestifs. «Il m'a demandé s'il pouvait revenir pour coucher avec moi dans le bureau», raconte Hanna. Elle a bloqué mais n'a pas fermé l'œil de la nuit. «Je ne me sentais plus en sécurité car je savais qu'il pouvait entrer à tout moment.»

Comme c'était justement lui qui la remplaçait au poste de garde le lendemain matin, elle s'est cachée dans les toilettes et a attendu l'arrivée de la commandante. «Je lui ai immédiatement montré tous les messages qu'il m'avait envoyés», explique Hanna. La supérieure a pris le cas très au sérieux et une procédure disciplinaire a été engagée. Dans ce cas également, l'auteur n'a reçu qu'une amende.

Hanna doit continuer à se battre pour obtenir justice, car elle n'a pas accepté les excuses salaces de l'agresseur: «Il a couru vers moi, m'a tendu la main et m'a dit 'Hey désolé, hein'. Ce ne sont pas des excuses! En tout cas pas pour ce qu'il a fait.» La situation s'est aggravée lorsqu'un supérieur hiérarchique a voulu punir Hanna pour le comportement de l'agresseur. «Ce capitaine m'a dit que je n'avais pas fait preuve de force de caractère en rejetant ses excuses.» Ce n'est que parce que d'autres hauts gradés se sont engagés en faveur d'Hanna qu'elle a pu continuer sereinement sa carrière militaire.

Homophobie routinière

Selon le délit, la justice militaire peut prononcer des peines plus sévères. C'est ce que montre un cas jugé par le Tribunal militaire de Zurich en décembre dernier. Nous avons pu assister au procès. Un sous-officier y a été reconnu coupable d’abus sexuel aggravé: l'auteur avait pénétré le vagin d'une militaire endormie avec son doigt, lui a mis son pénis dans la main et l'a embrassée. Verdict: 18 mois de prison avec sursis.

Le soldat Cyrill Carter a également eu la vie dure. Homosexuel, il a été plusieurs fois discriminé en raison de son orientation sexuelle. Un supérieur notamment n'a cessé de s'acharner contre lui. «Il demandait aux autres recrues si elles n'avaient pas peur de dormir dans la même chambre qu'un gay», se souvient-il. Des propos dégradants comme «espèce de pédé» étaient aussi à l'ordre du jour. D'autres militaires ont même fait un pari pour savoir lequel d'entre eux parviendrait à embrasser Cyrill. L'un d'eux est allé jusqu'au bout. «Je pensais que c'étaient des gens sympas. Mais quand j'ai appris que c'était un pari, j'ai été très choqué. C'était vraiment humiliant.»

«
C'est comme une chaîne: quand un officier est en colère, il s'en prend à ses sous-officiers qui, à leur tour, s'en prennent à leurs recrues
Nouvelles recrues de l'armée suisse
»

De la discrimination et des démonstrations de pouvoir: les problèmes que Cyrill Carter décrit sont transversaux à l’armée suisse. En dehors des propos sexistes, de nombreuses recrues se plaignent de cette culture masculiniste qui règne dans l'armée: «Il n'y a pas un moment où l'on ne se fait pas engueuler ou ridiculiser.» D'autres développent: «C'est comme une chaîne: quand un officier est en colère, il s'en prend à ses sous-officiers qui, à leur tour, s'en prennent à leurs recrues.» Il peut donc arriver que les recrues excédées perdent patience et que la situation s'envenime.

Mais les violences ne sont pas uniquement verbales. En novembre dernier, le tribunal suprême de la justice militaire de Fribourg a condamné un lieutenant. Lors d'une cérémonie de promotion à Colombier (NE) en 2018, celui-ci, au lieu de la traditionnelle petite tape sur le nouvel insigne, a tapé si fort sur le torse d'une trentaine de soldats que ceux-ci ont souffert de contusions, de difficultés respiratoires ou d'hématomes pouvant atteindre 20 cm de diamètre. Certains d'entre eux n'ont pas pu effectuer leur service à court terme en raison des blessures causées. Pour ce comportement, le lieutenant a reçu, vous l'avez deviné, une amende.

Des questions laissées sans réponse

Malgré nos appels, l'armée refuse de répondre à nos demandes d'interview. Le porte-parole renvoie à la conférence de presse d'octobre dernier sur l'étude publiée à l'époque. Le chef de l'armée sortant, Thomas Süssli, y avait déclaré. «L'armée doit devenir un lieu où la sécurité personnelle est protégée. La sécurité personnelle est la base de la collaboration de tous les membres de l'armée au profit de notre mission pour la sécurité de la Suisse.»

Parallèlement, la direction de l'armée a annoncé un plan de mesures. L'un d'entre eux concerne la sensibilisation dans les écoles de sous-officiers à ces sujets. Le chef de l'instruction Hans-Peter Walser a souligné: «Nous ne voulons pas que la discrimination et la violence sexuelle fassent partie du quotidien de l'environnement militaire».

Le bar commence à se calmer. Il est déjà plus de 22 heures et les recrues boivent leur dernière gorgée de bière. Certains rentrent en courant à la caserne, d'autres prennent le bus ou appellent un taxi. A 23 heures précises, tout le monde doit être rentré dans son dortoir. Sinon, gare aux sanctions. Et personne ne veut en faire les frais.

*Noms anonymisés

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la