Les révélations de Blick avaient fait l’effet d’un immense coup de tonnerre en Ajoie et dans tout l’Hexagone. Le 18 janvier dernier, nous apprenions que Christophe Moreau, ancienne gloire du cyclisme français, naturalisé suisse et installé à Porrentruy, venait d’atterrir derrière les barreaux après une intervention musclée de la police jurassienne.
Motif invoqué dans l’ordonnance d’ouverture d’une procédure pénale en notre possession: des menaces de mort sur son épouse et ses propres filles. Même si un enregistrement détenu par Blick semble montrer que les intimidations de l’ex-star visaient surtout celle dont il était alors fraîchement séparé.
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Pour la première fois depuis l’intervention policière qui avait eu lieu trois jours avant notre article, celui qui s’était illustré en terminant à la quatrième place du Tour de France 2000 revient sur les faits et tient à raconter sa vérité, alors qu’il sera auditionné le 7 février prochain par la procureure de Porrentruy pour menaces, infraction à la loi fédérale sur les stupéfiants, injures et violation de domicile. Christophe Moreau reconnaît ses torts, mais il estime que son arrestation a été totalement disproportionnée.
Braqué avec des mitraillettes
Revenons à l’après-midi du 15 janvier. Christophe Moreau est assis dans son canapé, devant la télé, en visio sur WhatsApp, lorsqu’un fracas de bois, de ferrailles et de plâtre traverse l’entrée de la maison. L’encadrement de la porte, isolation comprise, n’a pas résisté au vérin hydraulique du Groupe d’Intervention et Tireurs d’Élite, une unité de la police cantonale jurassienne. À l’extérieur, la rue est remplie de voitures des forces de l’ordre, un dispositif conséquent, décrit le quinquagénaire.
Christophe Moreau plonge dans ses souvenirs. «Je n’ai rien vu venir. Le bruit est impressionnant, un énorme 'crac!'. C’est un tremblement de terre. J’ai à peine eu le temps de descendre d’un étage, que trois ou quatre policiers ont surgi avec des mitraillettes, lumières de visées fixées sur le canon, masqués, casqués, et qui hurlent 'Police! Police! Les mains en l’air, à plat ventre! Les mains en l’air!', raconte-t-il. Tu vois tout de suite que c’est une mission spéciale, le choc est total.»
Le suspect, sidéré, exécute les ordres sans opposer de résistance. Les mains toujours en l’air, il fait de son mieux pour ne pas s’écrouler en s’abaissant au sol. L’impossible gymnastique porterait à rire, dit-il à Blick, mais l’instant ne s’y prête pas. Sa nouvelle compagne, encore au téléphone, a tout entendu. Elle non plus ne comprend rien. «Individu maîtrisé», indique un policier dans la radio du groupe.
L’ancien cycliste poursuit son récit des faits. Une dizaine d’hommes envahit l’appartement, un chien entraîné à la détection d’explosifs furète dans les moindres recoins, affirme-t-il. La maison est sens dessus dessous. Les enquêteurs saisissent quatre fusils avec passablement de munitions. L’individu interpellé est chasseur. Il est 19h40. La lente descente aux enfers engagée il y a plus de dix ans prend fin ce 15 janvier 2023, sur le carrelage de la maison familiale qui surplombe la ville de Porrentruy.
«Une escalade de menaces»
La descente aux enfers est celle d’un homme et d’un couple, celui qu’il forme avec son épouse Émilie, députée au Parlement jurassien et ancienne candidate au Gouvernement, en 2020, pour le Parti Vert’Libéral. Aujourd’hui, pour Christophe Moreau, le statut de son épouse dont il était séparé au moment des faits et la nouvelle relation qu’elle entretient avec une haute figure de l’État ont un lien avec le déploiement massif du 15 janvier.
Tout ce que le canton compte de cadres judiciaires mobilisables est sur le pont ce fameux dimanche d’intervention, comme semblent le montrer plusieurs sources et documents. Le chef de l’unité d’élite, l’officier de service, le commandant de la gendarmerie, son adjoint, la procureure, l’adjoint du chef de la police, et enfin le chef de la police lui-même, arraché à son repos dominical.
Il faut toutefois rappeler que des paroles glaçantes venaient d’être prononcées ce jour-là. «Il y a un faisceau d’indices qui montre qu’on est devant une situation inquiétante, glisse Émilie Moreau, contactée par Blick. C’est une escalade verbale, la semaine qui précède les faits, une escalade d’injures, une escalade de menaces.»
Un appel et tout dérape
Un peu plus tôt ce 15 janvier 2023, l’ex-gloire sportive, à la dérive, venait de franchir un pas de plus dans les mots qui, affirme-t-il, ont dépassé sa pensée. Le couple Moreau se dirige depuis plusieurs mois vers une fin inéluctable. Christophe, qui a déjà disparu plusieurs jours de suite par le passé, est coutumier des fêtes et des excès, sur fond d’alcool, de prostituées, et parfois de cocaïne.
En début d’après-midi, Émilie, partie vivre dans un appartement au centre-ville depuis le mois d’octobre, vient récupérer quelques affaires au domicile conjugal, avec leurs filles. Christophe Moreau lui refuse l’accès, une patrouille de gendarmerie intervient, le cycliste se calme, l’affaire aurait pu se terminer ainsi. Mais l’homme ne digère pas la séparation, et le recours à la police, chez lui, lui est insupportable. Une heure après l’intervention, il tente d’appeler son ex-femme, qui ne répond pas.
Il compose alors le numéro de l’une de ses deux filles. Elle décroche. La conversation ne dure que quelques minutes et le ton monte très vite. Parfois incohérent, perceptiblement ivre, mais résolu, il menace: «Ça va être terrible, c’est la guerre. […] Je vais prendre le plus grand avocat de Suisse et je vais vous faire la peau, on va se crever la gueule, on va se détruire.»
Il promet aussi de se détruire. Les propos sont décousus, parfois balbutiants, interrompus par sa fille qui lui tient tête. Il poursuit ses menaces: «Ta pute de mère, je vais la tuer.» Il continue, en boucle, et raccroche.
Féminicide de Courfaivre en mémoire
Ses menaces ont été enregistrées sur un téléphone portable. Émilie en prend connaissance quelques minutes plus tard et prévient l’avocat commun de la famille. Un imposant dispositif se met alors en marche, menant à l’arrestation détaillée ci-dessus.
Ce conflit familial, qui ressemble tristement à d’autres, ravive, dans le Jura, une plaie encore sensible. Le féminicide de Courfaivre est dans tous les esprits, jusqu’au sein même de l’autorité judiciaire et de la police, soupçonnées de laxisme à l’époque.
Christophe Moreau aurait-il fait les frais d’un excès de prudence? Une source proche du dossier le laisse entendre. Interrogée par Blick, Émilie Moreau, juriste de formation, balaie cette insinuation: «La situation dans laquelle il s’est mis était devenue ingérable. Personne ne peut dire ce que la police aurait dû faire. Les gendarmes qui l’ont vu en début d’après-midi ont aussi dû se faire une idée de l’état dans lequel il se situait. J’ose espérer que pour une situation semblable, concernant une autre personne, le dispositif mis en place aurait été le même.»
Différents murmures évoquent toutefois une raison «supérieure». Ces voix évoquent des éléments troublants dans le déroulement de l’intervention. Un ami de la famille, par ailleurs avocat, se serait rendu sur place peu avant la mobilisation du Groupe d’intervention. À l’époque des faits, il jouait le rôle de médiateur au sein du couple. Cette fois, son aide «n’a pas été souhaitée», nous confie-t-il, sans donner de détails, ne souhaitant pas non plus commenter la stratégie choisie, malgré son expérience policière.
Pour Christophe Moreau cela ne fait aucun doute, la police a voulu créer l’effet de surprise. Mais le jeu en valait-il la chandelle, dès lors que la police savait que la victime était bien en sécurité chez elle et que le suspect n’était pas en fuite, mais chez lui? Selon nos informations, même certains policiers peineraient à comprendre l’ordre donné.
Une question se pose: qui a ordonné l’assaut final? Selon la version présente, sans sommation? Un témoin clé, présent sur place pour proposer sa médiation, est depuis muré dans le silence. Il lui aurait été ordonné de ne pas intervenir sur le moment. Seul lui pourrait détenir la vérité.
Des liaisons dangereuses?
Quoi qu’il en soit, à l’époque des faits, une question obsède Christophe Moreau depuis plusieurs mois. Il devine que sa femme vit avec un autre homme. Il cherche à confirmer ses soupçons par tous les moyens, jusqu’à voler les clefs de sa fille et fouiller l’appartement de son ex, en son absence. «On franchit une étape lors de la violation de domicile, commente Émilie Moreau. Des voisins l’ont vu rôder autour de chez moi. J’ai eu peur, à partir de ce moment-là.»
Lorsqu’il est incarcéré, l’ancien cycliste affirme qu’il ignorait encore le nom du nouveau compagnon de son ex. Un ami venu lui rendre visite en prison le lui aurait révélé: il s’agit d’une personnalité politique importante, Martial Courtet. Le ministre de la Formation, de la Culture et des Sports et Emilie se côtoyaient depuis peu au moment des faits.
Une question inévitable brûle alors les lèvres: le poids lourd du Centre est-il intervenu personnellement pour demander aux forces de l’ordre d’agir? Contacté, l’élu tient tout d’abord à rappeler sa pleine conscience de la séparation des pouvoirs. Il affirme, catégorique: «Je ne suis jamais intervenu, d’aucune manière, dans ce dossier, ni auprès de la police, ni auprès du Ministère public. Cela peut être vérifié facilement.» Malgré nos demandes, les autorités judiciaires ne nous ont pas permis de le faire.
«Il y a quelque chose qui cloche dans cette affaire», persiste Me Frédéric Hainard, l’avocat de Christophe Moreau. «Sinon comment expliquer une telle démonstration?» L’homme de loi, rompu aux affaires pénales, développe sa thèse. «Tout est fait dans la précipitation. Personne, à aucun moment, ne s’adresse à mon client tranquillement installé chez lui, il faut taper fort. C’est comme si un ordre impérieux avait été donné pour faire place nette, et que seule l’interpellation punitive était envisagée.»
Plainte pour abus d’autorité
Frédéric Hainard s’interroge également sur des imprécisions et des oublis cités dans les rapports de police, auxquels nous avons eu accès lors de nos vérifications. «On fait référence à des actes d’investigations pour localiser mon client, mais on n’indique pas lesquels. Dans le journal des communications, dont la date est fausse, il est indiqué que Christophe Moreau serait sous l’emprise de stupéfiants. Qui donne cette information? Et comment le sait-on à ce moment-là dans la mesure où cette information n’est pas encore connue»?
Pour savoir qui a donné l’ordre final, et, surtout, sur ordre de qui, Christophe Moreau nous révèle qu’il a déposé une plainte pénale contre inconnu pour abus d’autorité. Cette démarche aurait fait bouger des lignes puisqu’un procureur extérieur au canton, Eric Cottier, aurait été mandaté depuis le mois de mai pour instruire la procédure. Joint par Blick, l’ancien procureur général du canton de Vaud confirme dans un courriel être «en charge», mais refuse de nous en dire plus, astreint par le code de procédure pénale, et en respect de la «présomption d’innocence et des droits de la personnalité des personnes concernées».
En attendant les conclusions d’Eric Cottier, Frédéric Hainard est amer. «La direction de la police admet qu’elle ne sait pas qui l’a décidé. La procureure, en tout cas, ne l’a pas dicté puisque ce n’est pas de sa compétence. On a le sentiment qu’il y a comme une gêne et que tout le monde se renvoie la balle.»
L’ancien conseiller d’État neuchâtelois affûte ses armes: «Le commandant de la police apporte des explications hors-sol. La procureure, elle-même, a été surprise de l’importance du déploiement de force.» Le défenseur de Christophe Moreau annonce qu’il a par ailleurs sollicité la saisie des enregistrements des échanges radio à la centrale de la police afin de déterminer qui a ordonné quoi.
«J’ai du sang, du caractère»
Dans l’attente de l’épilogue judiciaire de cette sombre affaire, Christophe Moreau tient à rétablir sa vérité après le battage médiatique dont il s’estime victime, et contre lequel, depuis sa prison, il n’a pas pu se défendre. «Je ne suis jamais passé à l’acte, je n’ai jamais été violent physiquement envers mes filles et mon ex-épouse. Je n’ai pas d’antécédent.»
Nous avons voulu vérifier ces affirmations. Le Franco-suisse oublie une bousculade avec son ex-épouse dans les escaliers de la maison (qui n’a pas débouché sur une plainte) et un retrait de permis pour conduite en état d’ivresse, il y a un an. Seul cet épisode figure sur son casier judiciaire.
Le champion d’autrefois admet un tempérament sanguin: «Je suis un Bélier, un ancien cycliste professionnel, j’ai du sang, du caractère, mais en aucun cas je n’aurais pu passer à l’acte. Bien sûr que je regrette ces paroles. Je ne les pensais pas. Quand tu as deux grammes d’alcool dans le sang, tu ne peux pas avoir le même discernement que dans un état normal.»
Le coureur relativise. «J’aboie plus que je ne mords, il faut le remettre dans un contexte où ma femme était partie depuis quatre mois, je n’allais pas bien, je picolais, et ça n’allait pas, j’étais au fond du trou, je n’avais plus de recul.»
Un futur procès?
Après son interpellation, Christophe Moreau est placé en détention provisoire un mois, avant d’être transféré au Centre Clos-Henri, aux Genevez, en pleine campagne, aux portes des Franches-Montagnes. Sans se soustraire à son devoir, il accepte de suivre un programme thérapeutique dans cet établissement de substitution à la détention, dédié aux personnes sous addiction. Il en a été libéré deux mois plus tard.
«Je paie le prix fort! Aujourd’hui, quand vous tapez 'Christophe Moreau' dans Google, on me perçoit comme un meurtrier qui veut tuer sa femme en la pourchassant dans les rues avec un flingue, alors que ce n’est pas du tout la réalité. Je veux, à présent, que les gens sachent ce qui s’est réellement passé ce 15 janvier 2023. Je veux leur dire que ce n’est pas ce qu’on a laissé imaginer de moi. Même si je ne veux pas dire que ce n’est pas grave, je veux assumer.»
La date d’un éventuel procès n’est pas encore connue. Ce énième dérapage, indéfendable, lui a fait perdre ses deux emplois. Le premier comme manager général d’une équipe cycliste en France, le second comme délégué commercial dans une entreprise audiovisuelle près de Delémont. À cause du divorce, il a aussi vendu sa maison. Il espère désormais toucher de maigres indemnités chômage. Lui que le vélo a fait côtoyer la fortune, va devoir se reconstruire. Témoigner et affronter la responsabilité de ses actes en sont pour lui les premières étapes.