Avec son mètre 98, ses 92 kilos, Alexis Favre, 46 ans, journaliste, présentateur et producteur d’«Infrarouge», l’émission de débat du mercredi soir qu’il anime depuis huit saisons, en impose. Derrière l’image télégénique du beau gosse souriant se cache une personnalité complexe, avec ses forces et ses fragilités. L’homme a soudain disparu du petit écran. Des vacances, un problème de santé?
«Un infarctus», nous révèle-t-il sans rien cacher de sa prise en charge, le 18 septembre dernier, après une séance de sport avec ses collègues de la RTS. «Si j’ai tenu à répondre à votre sollicitation en toute transparence, c’est aussi pour faire de la prévention», précise-t-il avant une longue interview, chez lui, à Genève. «On n’arrête pas d’entendre parler de détox et tous ces termes de bien-être à la mode, mais nous sommes totalement analphabètes sur un sujet aussi essentiel que la santé cardiaque.»
Alexis Favre, vous n’étiez pas à l’antenne le mercredi 18 septembre. Que s’est-il passé?
Le mercredi, avec des collègues de la RTS, on part faire du CrossFit. Parfois, on travaille la force. Là, c’était très cardio. J’ai fini exténué, mais avec une bonne fatigue sportive. A la fin du déjeuner, j’ai ressenti une brûlure dans la poitrine. Comme une brûlure d’estomac, mais plus haut, et je me suis mis à suer à grosses gouttes. J’ai quitté la table en blaguant: «Je suis désolé, je crois que je suis en train de faire une crise cardiaque, je vous laisse.» Tout le monde s’est marré et je suis monté à mon bureau. Une fois en haut, je me suis allongé; la brûlure ne passait pas. En cherchant «brûlure dans le thorax» sur Google, je suis tombé sur«angine de poitrine». Le problème, c’est qu’elle survient à l’effort et une heure avait déjà passé. En me retrouvant allongé, mon équipe a fini par appeler les secouristes volontaires de la RTS.
La douleur persistait?
Oui. Comme j’ai la réputation d’être hypocondriaque, ma chargée de production en rigolait. Je lui ai dit: «Anne (ndlr: Bouvrot), il y a un truc bizarre…» Les secouristes me questionnent, appellent le 144 et on me passe quelqu’un. «A priori, me dit-on, ça ne devrait pas être une crise cardiaque, mais on ne peut pas l’exclure totalement. Il faut aller voir un médecin.» Je file à la permanence de Carouge. Anne m’accompagne.
Comment vous sentiez-vous?
J’étais en pleine forme, je n’avais plus mal. Il est 14h15 et je dois prendre l’antenne en direct à 21h. La rédaction en chef m’appelle et me demande: «Est-ce qu’il faut qu’on mobilise Nathalie Ducommun (ndlr: journaliste et productrice à Mise au point)?» Je dis: «Attendons 15h30.» L’électrocardiogrammene montrait rien d’alarmant. Je l’ignorais, mais ils font une prise de sang afin de mesurer un biomarqueur: la troponine. C’est une protéine du muscle cardiaque qui permet la contraction musculaire. En revenant, ils me disent: «C’est un peu élevé. Vous devriez être en dessous de 14, or vous êtes à 40.» La deuxième les alarme: «Ça augmente: vous partez en ambulance aux HUG.»
Vous n'étiez toujours pas inquiet?
Non. J'avais envie de sortir courir ou fumer. On me dit: «Vous ne sortez pas fumer. Surtout ne bougez pas.» Ils commencent à m'installer des capteurs. Aux HUG, on passe tout droit. Je me suis dit: «Ouh là! Si je suis à ce point prioritaire, ça doit être grave.» Je me retrouve en salle de déchocage pour les prises en charge immédiates et suis à 1000km d'imaginer que je vais entendre les mots crise cardiaque ou infarctus. Un domaine dans lequel je suis totalement analphabète.
Quelle image en aviez-vous?
Celle des dessins animés: le personnage met la main sur le cœur, il a les yeux qui révulsent, il tombe et il meurt. Si j’avais été à la maison, qu’il m’était arrivé la même chose et que, au bout de vingt minutes, la brûlure avait disparu, je ne serais jamais allé à l’hôpital. Et je ne sais pas ce qui serait advenu.
Qu’aurait-il pu vous arriver?
Le pire… Si j’ai bien compris, une plaque d’athérosclérose, c’est tout ce qui vient s’accumuler dans la paroi des artères du fait du cholestérol, de la fumée et du reste. Cette plaque peut se fissurer, ce qui met en contact le sang avec l’intérieur de la plaque. Cela entraîne la formation d’un caillot. Il peut boucher l’artère coronaire qui alimente le cœur. Le muscle cardiaque ne reçoit alors plus d’oxygène, et si on n’intervient pas rapidement, les dégâts sur la fonction de pompe du cœur peuvent être irréversibles.
Que se passe-t-il aux HUG?
On me fait des prises de sang incessantes. Le niveau de troponine ne baisse pas et je me retrouve en observation en cardiologie. Ce n’est que le soir que je vais entendre la doctoresse me dire: «Vous avez très probablement fait un infarctus du myocarde, mais vos paramètres sont très bons… On va vous garder la nuit, on refera un bilan sanguin demain.» Je passe ma première nuit surplace en pensant: «Ce sera une anecdote à raconter à mes petits-enfants: J’ai fait un infarctus.» J’allais bien et je ne prenais toujours pas la mesure de ce qui m’arrivait. Pour moi, c’était un «petit accident de parcours».
Quel sentiment domine alors?
J’ai raté l’émission. Je pense à mes proches: «Faut-il les appeler? Comment ne pas les inquiéter?» Ils vont bien voir que je ne suis pas à l’antenne. Je pense: «Je me réjouis de sortir fumer une clope.» Le lendemain, on m’annonce que les troponines ont doublé. «Vous allez faire une coronarographie.» En gros, si ça a doublé, c’est que l’épisode d’infarctus du myocarde est toujours en cours.
Comment cela se passe-t-il en salle de coronarographie?
C’est de la haute technologie, à mi chemin entre la Nasa et le garage du coin. L’idée, c’est de rentrer par l’artère radiale, celle du poignet. Ils font de l’imagerie pour voir ce qui se passe à l’intérieur en utilisant du liquide de contraste. Un arceau plafonnier de radiologie vous tourne autour. On m’endort le poignet, mais je reste conscient. Je demande, inquiet: «Vous allez venir dans mon cœur, ça ne fait pas un peu mal?» On me répond: «Non. Le corps humain est bien fait. Il n’a pas mis de terminaison nerveuse à l’intérieur des artères, ce n’est pas un endroit où l’on va souvent naturellement.»
Là, vous réalisez ce qui se passe?
Je suis comme dans un film de science-fiction et me fais cette réflexion: «C’est à moi que c’est en train d’arriver?» Cela va durer une heure et demie. En plus de l’imagerie, il y a la possibilité d’aller placer un stent (ndlr: extenseur vasculaire) ou d’aspirer un éventuel caillot. Juste avant, on m’a fait signer un consentement: l’intervention peut provoquer un infarctus ou créer un caillot qui monterait au cerveau et entraînerait un AVC.
Que font les médecins?
Ils prospectent, cherchent et trouvent le caillot sanguin. Avant, ils ont fait une échographie au résultat rassurant: mon cœur, en tant que muscle, n’a pas souffert de l’épisode. Donc, si on débouche les tuyaux, je serai comme neuf. Je suis les travaux sur l’écran et je tente de comprendre la manœuvre. Ils trouvent le caillot. Je leur dis en plaisantant: «Vous ne pouvez pas l’aspirer qu’on n’en parle plus?» Ils me répondent: «C’est exactement ce qu’on va faire.» L’infirmier sort son iPhone, allume la lampe de poche et cherche le caillot dans le «sac de l’aspirateur». Le professeur m’indique alors qu’il existe trois méthodes: «Soit je ne fais rien et il faudra revenir, soit je pose un stent, soit je pratique une angioplastie médicamenteuse.»
C’est quoi?
On gonfle un ballonnet qui vient se plaquer contre les parois internes de l’artère. Il est entouré d’un médicament qui pénètre dans la paroi de l’artère. Le professeur précise que «c’est en cours d’étude» mais qu’ils ne sont pas en train de faire de l’expérimentation. «Si c’était ma coronaire, me dit-il, je choisirais cette méthode.» Je dis «OK» et là, ça va faire très mal. Comme la brûlure au thorax de la veille, mais décuplée. Ensuite, ils retirent le ballonnet et le reste. L’avantage, c’est que vous n’avez plus aucun corps étranger dans le cœur.
Que vous dit-on?
Le professeur me demande si je suis fumeur. Je réponds oui. Il rétorque: «Non, vous êtes ancien fumeur.» Je comprends aussitôt: «Tu ne fumeras plus mon bonhomme.» J’ai arrêté du jour au lendemain. Il avait un discours clair sur le lien immédiat entre la fumée et la fragilisation des artères qui crée des problèmes cardiovasculaires et des accidents cardiaques. Je me suis dit: «On n’est plus sur le slogan «Fumer tue» du paquet de cigarettes, mais sur: «Si tu n’écoutes pas maintenant, tu n’auras pas une deuxième chance.» Je fumais un paquet par jour depuis vingt-trois ans. C’est l’un des nombreux facteurs de risque (ndlr: voir infographie).
Comment vous sentez-vous?
Je réalise que je suis entré dans le «club des cœurs brisés». Après l’accident, j’ai fait six semaines de réadaptation physique, psychologique et nutritionnelle aux HUG. J’ai rencontré des gens qui avaient vécu la même chose que moi. Ce qui m’a fait comprendre qu’il y avait un avant et un après. Et même si j’ai eu de la chance d’avoir un petit infarctus, de ne pas avoir été ponté, de ne pas avoir perdu de fonction cardiaque, d’avoir échappé à la pose d’un stent, je devrai prendre des médicaments à vie.
Lesquels?
De l’Aspirine Cardio pour fluidifier le sang et éviter qu’il ne coagule et des statines pour faire baisser le taux de cholestérol. Jusque-là, je faisais du sport trois fois par semaine. C’est pour ça que j’ai été surpris de faire un infarctus. Je faisais partie de ceux qui n’avaient jamais envisagé cette possibilité.
Vous vous pensiez à l’abri, malgré le tabac et l’alcool?
J’avais le sentiment d’avoir passé une sorte de deal avec mon corps: «Tu as le droit de fumer, il faudra arrêter bientôt, mais pas tout de suite…» Le prix à payer, c’était le sport. Selon moi, si je pratiquais, cela compensait. J’ai une consommation d’alcool sociale. Je suis revenu de l’époque des cocktails de ma jeunesse que je buvais jusqu’à 5 heures du matin.
L’infarctus secoue le corps. Et l’esprit?
Je me suis fait cette réflexion: «Tiens, il m’est arrivé un truc au cœur, soit au centre de moi-même.» Le cœur est omniprésent dans notre symbolique, dans nos représentations, dans notre manière de parler. On dit «à cœur vaillant rien d’impossible», «être au cœur du problème», «parler à cœur ouvert». A partir de là, on travaille à développer une sorte de maîtrise consciente d’un certain nombre de facteurs.
Par exemple?
Le stress est central. J’ai tendance à penser que c’est le plus important avec la cigarette. Je le sous-estimais complètement. J’ai encore beaucoup de peine à évaluer le mien. En l’étudiant, on se rend compte que c’est probablement parce qu’on est soumis à un stress intense et chronique qu’on a de la peine à prendre du recul.
Comment agir?
Le stress du travail n’est qu’une des composantes du mauvais stress. Il faut agir sur les autres formes pour faire baisser le niveau général. Je sais, par exemple, que j’ai tendance à prendre sur moi les problèmes des autres. Quand, dans mon cercle familial large, on me dit: «Je ne te vois pas assez», je mets ça dans mon jardin. Ce sont parfois des problèmes qui ne sont pas les miens.
Y aurait-il aussi, à la source de l’infarctus, un facteur psychologique, historique et familial?
(Il parle à voix plus basse.) C’est fort probable. Mon historique familial et filial est fait de conflits de loyauté et de responsabilités assumées assez tôt. Il y a aussi, chez moi, un rapport à la culpabilité qui est culturel. Je suis protestant et élevé dans l’idée qu’il y a des choses qu’il faut porter. Jeune, j’ai eu la pression et l’impression que je devais être à la hauteur et épater mon monde. J’ai endossé ce rôle et je me le suis accaparé. J’étais l’aîné, je réussissais bien à l’école. Je me suis donc mis la pression en me disant: «Il faut continuer à être bien, il faut impressionner les parents, ensuite les amis des parents, il faut rentrer le ventre, porter beau. Bref, être un petit peu plus qu’à la hauteur.»
C’est pesant à la longue, non?
Ce sont des pressions, sans lesquelles je n’aurais pas fait tout ce que j’ai fait. L’infarctus vous amène à revisiter ce mécanisme et à vous dire: «OK. Cesse de te mettre cette pression. C’est bon…» Chez moi, c’est allé loin: je n’ai, par exemple, pas fait de crise d’adolescence afin de ne pas décevoir mes parents. Je l’ai compris plus tard. Je les aurais peut-être déçus sur le moment, mais je me serais libéré de quelque chose.
Il y a votre force, votre potentiel et, derrière, vos fragilités.
Quand vous vous dites que vous êtes capable de pas mal de choses, vous vous sentez coupable de ne pas les faire toutes. C’est un facteur de stress majeur. Pourquoi n’ai-je pas déjà écrit des livres ou fait des films? Suis-je un flemmard? N’ai-je pas honte d’être un flemmard? Est-ce que je m’endors sur mes lauriers? Cette pression-là, elle me tue au sens propre.
Et au travail?
Je la gère. Mes collègues se moquent de moi en me disant: «Quand on va courir, pourquoi faut-il que tu améliores ton chrono au lieu de courir dans le seul but de te détendre?» C’est vrai, j’ai 46 ans et je ne vise pas une médaille olympique.
Cet infarctus vous amène-t-il à voir la vie autrement?
C’est tellurique et sans commune mesure avec la gravité de l’accident qui, encore une fois, est relative. Après l’hygiène de vie vient le grand questionnement sur soi-même. Le fait que rentre, dans votre vocabulaire ou dans votre paysage cognitif, la possibilité concrète de la fin. La finitude.
Vous y avez pensé?
On ne peut pas y échapper. Je l’ai surtout perçue dans le regard des autres. Mes proches ont eu peur. Quand mon fils de 9 ans demande à sa mère: «Est-ce que papa va mourir?», je me dis: «Mais non, je ne vais pas mourir.» Ensuite, je me ravise: «Mince, mais lui, il pense que…» Tout ça fait partie de «l’après». Dès lors, on est un peu marqué du sceau de la fragilité. Or, je ne me sens pas fragile. Six semaines après, je sais que je suis beaucoup plus fort qu’avant, plus en forme. Je fais deux heures de sport par jour, je fais un peu plus attention à la manière dont je me nourris, j’ai arrêté de fumer. La machine tourne forcément mieux.
Vous en tirez une leçon?
Je fais un constat. Je suis heureux de ce qui m’est arrivé. C’est un rendez-vous imposé avec moi-même. J’en ferai ce que j’ai envie d’en faire. C’est aussi un rendez-vous que j’ai longtemps refusé… Et c’est un rendez-vous qui, jour après jour, est de plus en plus intéressant, de plus en plus fertile. Le processus se fait à la fois seul et dans l’échange avec les autres. C’est pour ça que je dis que c’est une chance. J’ai ce rendez-vous avec moi-même et je vais en tirer tout le bénéfice possible.
Cet article a été publié initialement dans le n°45 de L'illustré, paru en kiosque le 7 novembre 2024.
Cet article a été publié initialement dans le n°45 de L'illustré, paru en kiosque le 7 novembre 2024.