Le projet du Conseil fédéral d'introduire un droit voisin en Suisse, un droit d'auteur qui vise à faire passer à la caisse les géants du web pour leur utilisation de contenus journalistiques, a reçu un accueil mitigé lors de la consultation qui s'est achevée vendredi. Même certains défenseurs de l'idée en pointent les risques.
Fin mai dernier, le gouvernement a présenté un projet de révision du droit d'auteur qui vise à faire payer les grandes plateformes pour les courts extraits d'articles visibles dans les listes de résultats («snippets» en anglais). Une telle législation a été adoptée au niveau européen, puis dans plusieurs pays, dont la France.
Pour les éditeurs, qui se sont fortement mobilisés, le droit voisin est indispensable pour préserver la diversité de l'information en Suisse. L'association Médias Suisses (avec son pendant alémanique VSM) souligne que les plateformes profitent massivement des médias suisses, alors que ces derniers consentent des investissements importants pour produire les contenus.
154 millions de francs estimés
Grâce à ces derniers, les plateformes génèrent un trafic et récoltent des données sur les intérêts des internautes, ce qui leur permet de placer des publicités ciblées. Sur la base d'une étude du cabinet zurichois FehrAdvice, ils évaluent à 154 millions de francs par an la contribution «équitable» qui leur serait due par Google.
Plusieurs voix se font cependant entendre pour battre en brèche leurs arguments. Elles se fondent notamment sur un rapport publié en octobre 2022 par l'institut zurichois Swiss Economics, sur mandat de l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle (IPI). Ce dernier relativise fortement les retombées possibles, avec une fourchette entre 2 et 46 millions de francs par an.
Surtout, les auteurs n'ont pas relevé de défaillance du marché dans ce domaine, ce qui remet en question la nécessité d'une intervention de l'Etat, relève notamment l'Association des entreprises du numérique (Swico).
«Une impasse»
Le droit voisin n'est pas la bonne réponse aux difficultés de la presse, ajoute l’association des Médias d’Avenir (AMA), qui réunit 27 petites entreprises de presse indépendantes (comme la Wochenzeitung, Republik, Haupstadt ou encore Sept.Info).
Pour cette coalition, le projet recèle des dangers considérables, en particulier pour les petits éditeurs et empêche le débat sur les réformes nécessaires en matière d'aide aux médias et de régulation des plateformes. «La majorité du secteur s'obstine à défendre un projet qui se révélera être une impasse», assène l'AMA.
La donne actuelle est une situation gagnant-gagnant: les médias, surtout les petits, obtiennent de la visibilité et les plateformes des contenus, résume l'association.
Un projet voué à l'échec?
Celle-ci doute enfin de l'intérêt commercial des «snippets», une part infime des termes de recherche sur Google ayant une connotation journalistique. Il y a ainsi un danger que les services en ligne limitent l'affichage d'informations à caractère journalistique si les médias revendiquent une rémunération. Un tel «déréférencement» a été constaté au Canada, selon l'AMA.
L'UDC abonde dans ce sens. Les exemples internationaux démontrent «avec une étonnante constance» que les mesures visant à instaurer un droit à la rémunération échouent à atteindre les objectifs fixés, constate le parti. Celui-ci ne voit en outre pas de «mentalité d'accaparation» chez les grandes plateformes, les médias étant libres de bloquer l'accès à leurs contenus.
Le parti Vert'libéral, qui n'est pas contre un débat sur une régulation ou une imposition des plateformes, rejette également le droit voisin. Il s'oppose à l'introduction d'un tel instrument avant de savoir dans quelle direction ira l'aide aux médias. Celle-ci doit être redéfinie après le rejet par le peuple en février 2022 d'un vaste paquet de soutien à la presse.
D'autres partis favorables
Le PLR est pour sa part favorable au projet, qualifié d'«équilibré et pragmatique». Il offre une approche «suisse» qui soutient la diversité médiatique du pays, en ne négligeant pas les petits éditeurs.
Le Centre se félicite que le système proposé par le Conseil fédéral soit basé sur l'incitation. Contrairement au modèle européen qui soumet l'utilisation de contenus journalistiques à un régime d'autorisation, la voie suisse institue un «droit à la rémunération».
Le droit voisin n'est cependant pas la panacée, admet le PLR. Il ne résoudra pas à lui seul la crise des médias, les retombées financières étant pour l'heure incertaines.
Et l'IA?
Le Centre regrette que le projet n’intègre pas les questions liées à l’Intelligence artificielle (IA). Il espère que la problématique fera rapidement l’objet d’une analyse approfondie. La SSR, favorable au droit voisin, plaide également en faveur d'un projet de loi indépendant sur l'IA.
Les Vert-e-s défendent l'introduction d'un droit voisin. La rétribution profitera notamment aux petits médias, qui n'ont pas la possibilité de négocier d'égal à égal avec les géants du web, selon eux.
Le parti écologiste ne cache cependant pas ses doutes. Le montant espéré étant bien trop bas et incertain, le droit voisin ne doit en aucun cas remplacer des mesures d'aide substantielles en faveur des médias.
Contacté par Keystone-ATS, Google n'avait pas encore transmis de position vendredi.