Iryna, 33 ans, a été brutalement tirée de son sommeil lorsque les premières bombes sont tombées près de chez elle. Originaire du nord de Kiev, elle habite non loin de la petite ville de Boutcha, dont on entendra funestement parler les mois suivants.
Trois semaines après le début des opérations russes en Ukraine, elle n’a plus eu la force de supporter la présence des tirs. «Le vrombissement continu des avions, les bombes qui tombent, le fait de rester enfermée… Je ne pouvais plus dormir, j’en avais assez.»
Fin mars, la jeune femme décide de fuir vers la Suisse via la Pologne, alors que sa mère reste dans leur appartement. Elle passe une nuit dans le centre d’asile de la Confédération à Zurich. Le lendemain, elle part à la recherche d’un logement sur Facebook, comme des connaissances lui ont conseillé de le faire. Pendant quelques semaines, elle est hébergée par une famille d’accueil, puis une autre, en Argovie. Dans les deux endroits, elle se sent mal à l’aise et pas la bienvenue. Elle n’arrive toujours pas à dormir.
Une chambre délabrée, insalubre, bruyante
Finalement, une commune argovienne lui procure une chambre. Nous sommes début mai et Blick lui rend visite pour la première fois. Le visage pâle d’Iryna est marqué par la fatigue. Lorsqu’elle parle, elle évite le contact visuel et se perd souvent dans ses phrases.
Sa chambre est l’une des douze situées au premier étage d’une ancienne auberge. Les habitants se partagent deux salles de bains et une cuisine. La commune leur verse 575 francs par mois. La pièce, délabrée et insalubre, est meublée sobrement. Les murs sont tachés, une odeur rance flotte dans l’air, la fenêtre est brisée.
Une route passe à côté de la maison, de nombreux camions y circulent. La pièce est mal insonorisée, on entend des pas dans le couloir et le bruit de la douche. Iryna tape du doigt sur le mur de la pièce voisine, fait de plâtre fin: «Il y a un couple qui vit là. Ils ont des rapports sexuels presque toutes les nuits et poussent des bruits d’animaux.» Les cris, dit-elle, lui rappellent la violence dans son pays, le bruit de la circulation le vrombissement des bombardiers russes.
Ni sommeil ni aide
Elle continue à souffrir du manque de sommeil, se sent tendue et stressée. A cela s’ajoute le fait qu’Iryna est atteinte d’une maladie rare, la maladie de Basedow, un syndrome auto-immune touchant la thyroïde. Elle déclenche des palpitations, de la nervosité et de l’hypertension. Plus Iryna est stressée, plus elle souffre des symptômes…
«Je ne peux pas rester ici. J’ai besoin d’urgence d’un endroit où je puisse me reposer et enfin dormir.» En désespoir de cause, elle se tourne vers la conseillère communale. Mais celle-ci ne trouve pas d’autre logement pour elle. Et elle ne peut pas changer de lieu de résidence, cela nécessite une autorisation spéciale du canton. Iryna s’adresse donc au service social cantonal.
On lui répond d’abord que compétence est aux mains de la commune. Puis on renvoie l’Ukrainienne à la hotline d’aide du Secrétariat d’État aux migrations (SEM). Finalement, on lui recommande de chercher une place dans une clinique ou de trouver un nouveau logement par ses propres moyens via Facebook, ce qui est d’ailleurs contraire à la recommandation officielle des autorités.
Plus de 50’000 réfugiés ukrainiens se trouvent en Suisse. L’expérience d’Iryna est une histoire parmi d’autres qui permettent de dresser le constat lacunaire du système d’asile suisse durant la guerre en Ukraine: un flux d’informations insuffisant et une gestion administrative peu claire qui peuvent affecter certains réfugiés.
«Un énorme défi»
Jointe par téléphone, Pia Maria Brugger Kalfidis, la directrice du service social cantonal d’Argovie, déclare: «En deux mois et demi, nous avons vu plus de personnes en quête de protection arriver que pendant les années de la grande crise migratoire de 2014 à 2016. Il s’agit d’un énorme défi pour toutes les personnes concernées.»
«Aucun échelon du système d’asile, de la Confédération aux communes, n’a mis en place de prestations de réserve pour prendre en charge autant de personnes», ajoute Michel Hassler, porte-parole de l’administration cantonale argovienne. «Nous avons notamment besoin de logements disponibles et de ressources pour l’enregistrement et l’encadrement des personnes en fuite.» Le nombre de réfugiés n’est toutefois pas le seul facteur qui donne du fil à retordre aux autorités.
Un logement grâce aux réseaux sociaux
La forte participation de la population civile est également une nouveauté. La plupart des mères, des enfants et des personnes âgées ukrainiennes ont été hébergées dans des familles d’accueil et des logements privés. C’est ce qu’avait décidé le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) au début de la vague de réfugiés. Le tout est organisé par l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), à moins que les réfugiés ne se procurent eux-mêmes un logement via Facebook ou d’autres médias sociaux.
Les autorités le déconseillent, mais en réalité, la plupart des réfugiés trouvent un logement de cette manière. Les chiffres du canton d’Argovie de la mi-mai l’illustrent: sur 3869 personnes attribuées, 2865 vivent dans des logements privés, mais seules 685 ont été placées par l’OSAR. Le reste s’est débrouillé en privé ou par l’intermédiaire de tiers. Même chose dans le canton de Berne ou des Grisons: un tiers des placements privés ont été effectués par l’OSAR, deux tiers sur initiative privée.
«Les compétences sont devenues obsolètes»
Les réfugiés s’organisent-ils eux-mêmes via les réseaux pour raisons de rapidité et d’efficacité ou parce que le système des autorités est lacunaire? S’il est difficile de répondre à cette question, le fait est que les initiatives privées ont bouleversé les procédures actuelles du système d’asile, à savoir l’enregistrement par le SEM, l’attribution au canton, puis le placement par le service social cantonal.
Pia Maria Brugger Kalfidis explique: «Les compétences qui existaient jusqu’à présent sont devenues rapidement obsolètes et de nombreuses nouvelles questions ont dû être clarifiées, tant en ce qui concerne les hébergements que les aspects juridiques, le statut de protection S, l’accès au marché du travail, la promotion linguistique, les prestations d’aide sociale.»
La situation s’est calmée
La difficulté de transmission des informations aux services ou aux personnes compétents n’a pas amélioré les choses. Entre-temps, la situation s’est toutefois calmée, selon la responsable du social argovien, car de nombreuses questions ont pu être clarifiées et de nouveaux processus ont été définis.
Il est également clair que sans la forte participation des citoyens, la Suisse n’aurait pas pu accueillir le nombre actuel de réfugiés. «Nous sommes tributaires des hébergements privés, car les personnes en quête de protection continuent d’arriver chaque jour et nous manquons toujours des possibilités d’hébergement», explique le porte-parole Michel Hassler, ce qui explique également le cas d’Iryna. «Le canton et les communes argoviennes sont en train de développer des capacités de logement supérieures.» Il n’est en effet pas certain que les réfugiés puissent rester longtemps dans des familles d’accueil.
Tous les réfugiés ont un toit sur la tête
Dans l’ensemble, l’aide sociale d’Argovie tire un bilan positif. «Les retours de nos équipes et des communes sont positifs. De nombreux problèmes étaient aussi de nature administrative, mais cela a pu être fortement amélioré au cours des dernières semaines», explique Pia Maria Brugger Kalfidis.
Elle ajoute que les familles d’accueil sont en outre d’une grande aide dans la gestion du quotidien. Le SEM abonde dans ce sens. «Les concepts d’urgence de la Confédération et des cantons ont fonctionné dès le début. Toutes les personnes en fuite ont pu être accueillies et soignées, toutes ont un toit sur la tête», écrit le porte-parole Daniel Bach.
«Mettez donc des boules Quies»
Entre-temps, cela fait très exactement deux mois qu’Iryna a quitté sa maison au nord de Kiev. Deux mois de stress, d’angoisse et d’insomnie, même en Suisse. La dernière réunion avec sa conseillère communale a été décevante. «Elle n’a pas trouvé de nouveau logement, elle m’a dit que je devais simplement mettre des boules Quies la nuit.» La commune n’a souhaité pas s’exprimer auprès de Blick à ce sujet.
Iryna prend désormais son destin en main. Jusqu’à la semaine prochaine, elle sera hébergée chez des connaissances dans le village. Ensuite, tout est ouvert pour elle. Elle envisage d’annuler son statut de protection S afin de pouvoir faire annuler son enregistrement dans la commune argovienne. Mais dans ce cas, elle perdrait aussi son assurance maladie, et l’accès aux soins médicaux nécessaires à sa maladie.
(Adaptation par Jessica Chautems et Lliana Doudot)