Vendredi, huit heures du matin à Doha. En traversant la salle du petit-déjeuner de l’hôtel Marsa Malaz Kempinski, on se croirait dans un musée du football avec une exposition sur les légendes vivantes. Dans un coin, Fernando Santos, le sélectionneur portugais, champion d’Europe en 2016, se prépare un toast. L’entraîneur champion du monde Didier Deschamps mange aussi pas loin de là, tout comme le technicien espagnol Luis Enrique. L’ex-légende du Real et du Barça s’adresse volontiers aux autres convives. Il parle beaucoup et de manière chaleureuse, le ton officiel n’est pas de mise.
Au milieu de tout ça, Murat Yakin se tient devant le buffet de fruits. Des toasts et des œufs sont posés sur son assiette, il se sert de melon et repose un «fruit du dragon». «Ça n’a pas de goût», se justifie-t-il en riant.
Il y a 238 jours, le 8 août 2021, Murat Yakin était encore sur le banc du FC Schaffhouse lors du match de Challenge League, la deuxième division suisse, contre Winterthour (1-1). Désormais, il prend son petit-déjeuner avec les entraîneurs les plus réputés au monde et participe a des séminaires avec eux. Le sélectionneur portugais Fernando Santos quitte la pièce, un rasoir et une bombe de mousse à raser à la maison. Le coach de l’Angleterre, Gareth Southgate, le croise et lui fait un signe amical de la tête.
«Je vis mon rêve»
La veille au soir, jeudi 31 mars, Murat Yakin était assis près du lagon artificiel de l’hôtel. «Je vis mon rêve, bien sûr. C’est un privilège de pouvoir être présent à un tel niveau dans le monde du football. J’en profite, je suis reconnaissant de ce que je peux faire et je suis très fier de ce que nous avons déjà réalisé ensemble à l’automne. Je sais aussi à quelle vitesse tout peut redescendre.»
L’ancien défenseur a déjà connu la gloire comme la défaite dans sa carrière. Il reste le premier surpris par la rapidité avec laquelle il est passé en peu de temps d’entraîneur de Challenge League à sélectionneur national. «D’une certaine manière, tout s’est enchaîné. Ce qui est fou, c’est que le contenu de mon travail n’a pas beaucoup changé. Bien sûr, les joueurs sont un peu meilleurs qu’avant, mais beaucoup de choses restent identiques.»
Excepté sa nouvelle popularité. Tout le monde veut lui parler en Suisse, prendre des selfies et engager des discussions. «Sans vouloir me plaindre: de temps en temps, ce n’est pas agréable pour moi, confie-t-il. Mais cette notoriété fait aussi que tout le monde s’intéresse à la Nati, ce qui est super. Même ceux qui n’avaient pas vraiment d’intérêt pour le football avant commencent à regarder les matches. Et je suis bien protégé chez moi, à Zurich. Toutefois, mon entourage, ma famille, se plaignent des fois de la fréquence à laquelle je suis retenu, parce qu’ils ont alors moins de temps avec moi. Ma philosophie dans la vie, c’est quand même de rester positif, il faut tout prendre et savourer. Et très honnêtement: ce sont les joueurs qui sont importants, pas moi. Je ne suis qu’un prestataire de services pour mon équipe.»
88 francs pour quatre bières
Murat Yakin est assis au restaurant Nozomi. Son vol a duré près de six heures et il veut maintenant aussi se détendre un peu. Le serveur apporte quatre bières, des Coronas. «C’est pour Blick», précisons-nous avant que la discussion se poursuive.
Qu’est-ce qui a changé pour ses deux filles, qui ont maintenant 9 et 7 ans? «On leur en parle bien sûr à l’école», explique le papa. Et comment les enseignants les traitent-elles? «C’est plutôt ma femme qui va aux réunions de parents d’élèves…»
Le téléphone portable du coach sonne. C’est madame et il s’agit justement de l’école. Les exercices de calcul donnent du fil à retordre à sa grande fille, qui est en troisième année. «Je suis quand même irremplaçable, plaisante-t-il. Et pour le calcul, je peux bien aider!» Les exercices envoyés – il faut trouver certains chiffres à l’aide de phrases. Ce n’est pas simple et personne autour de la table ne peut les résoudre rapidement…
Murat Yakin dit à sa femme: «Demande vite à ton beau-père de l’aider, s’il te plaît.» Il vide sa bière et va manger. L’addition est salée: les quatre boissons coûtent l’équivalent de 88 francs!
«Wenger voulait me faire venir à Arsenal»
Retour au vendredi matin. A 7h30, l’ancien footballeur fait le tour de l’hôtel. On lui demande si le beau-père a pu aider sa petite-fille à faire ses devoirs. «Je pense que oui», répond Murat Yakin. Qu’est-ce que cela lui fait d’être maintenant assis à côté de tous ces entraîneurs vedettes? «Rien de nouveau. En tant qu’entraîneur du FC Bâle, j’ai déjà joué contre eux en Ligue des champions. Une fois, tous les entraîneurs de la Ligue des champions se sont rencontrés à Nyon. La légende de Manchester United, Alex Ferguson, parlait à l’écran. Arsène Wenger était assis près de moi. Il s’est souvenu qu’il voulait me faire venir à Arsenal quand j’étais encore joueur.»
Pourquoi cela n’a pas abouti? «J’ai fait un très mauvais match avec GC quand il est venu m’observer. Et puis il a fait venir Patrick Vieira.» Patrick Vieira a ensuite joué 279 matches pour Arsenal, est devenu capitaine, champion du monde et d’Europe avec la France.
«Le langage du football est simple»
Comment communique-t-il en fait avec ces entraîneurs qui ne parlent pas forcément la même langue? «Le langage du football est simple… En anglais, je me débrouille bien, je comprends le français et l’italien, mais sans les parler. Et mon turc est assez bon», précise-t-il en riant.
Quels entraîneurs l’ont influencé durant sa carrière de joueur? «J’en ai profité à tous les niveaux, tactiquement, humainement, etc. Que ce soit de Jogi Löw à Stuttgart, d’Otto Rehhagel à Kaiserslautern, Christian Gross à Bâle, Leo Beenhakker à GC ou Köbi Kuhn et Roy Hodgson avec la Nati.»
Le photographe lui demande de s’asseoir sur une pierre poussiéreuse. «Alors tu nettoieras mon pantalon après!», s’amuse Murat Yakin. En regardant en direction des gratte-ciel du centre-ville, il se souvient: «Je suis venu ici il y a quelques années, quand Hakan jouait à Al Gharafa. Il était là, seul, dans un appartement de sept pièces. Il s’ennuyait, mais ça me plaisait comme endroit.»
La tranquillité, c’est quelque chose d’important pour Murat Yakin. Il n’apprécie donc que modérément le rythme effréné du jour du tirage au sort. Le matin, séminaire, visite de l’ambassade suisse, puis à nouveau un autre atelier. «Je n’ai pas du tout eu l’occasion de jouer au padel (un mélange de squash et de tennis, ndlr). Je voulais pourtant essayer», regrette-t-il. Le soleil l’éblouit sans cesse pendant les photos, ses yeux pleurent, il demande alors des lunettes teintées pour pouvoir mieux observer la ville et son environnement.
Le monde du football sera bien logé
Murat Yakin se tient devant un cheval d’au moins dix mètres de haut. Chaque détail est parfaitement gravé, la construction est aussi impressionnante qu’extravagante.
Le Qatar s’est mis sur son 31. On y construit beaucoup, encore et toujours. Beaucoup de choses sont faites dans le but d’accueillir la Coupe du monde. Le monde du football sera bien logé: à l’hôtel Ritz, au Sheraton, au Kempinski, ou encore au Marriott. Partout, des portraits de la famille royale du Qatar sont accrochés aux murs.
La politique, ce n’est pas le sujet favori de Murat Yakin. Il ne veut pas en parler publiquement, c’est le président de l’Association suisse de football, Dominique Blanc, qui s’en charge. Le sélectionneur préfère parler de sport.
Tapis rouge et tirage au sort
Et c’est bien le sport qui est au centre de l’attention vendredi soir: tapis rouge et petit rafraîchissement avant le fameux tirage des équipes au centre de congrès.
La Nati se voit attribuer le Brésil, la Serbie et le Cameroun. Presque comme à la Coupe du monde 2018, sauf que le Cameroun remplace le Costa Rica comme troisième adversaire. Murat Yakin est satisfait et il en parle avec Lothar Matthäus, qui nous a attribué le Brésil. «Muri» tempère, dès le début de la conversation, l’ambiance autour du match contre la Serbie. «C’est du football, pas de la politique.» Il va bien préparer en amont cette rencontre avec Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri. «Ils prendront les bonnes décisions. Je me réjouis d’affronter ces adversaires.» Le 24 novembre, la première rencontre au programme sera d’abord celle face au Cameroun, puis le Brésil et, finalement, le duel brûlant contre la Serbie.
«Il y a aussi un terrain de golf ici»
Vers 22 heures, Murat Yakin est de retour à l’hôtel. Le samedi matin, il a rendez-vous avec les médias, puis l’après-midi: visite de l’hôtel Royal Meridien où logera la Nati et du stade pour les entraînements. Contrairement à d’autres Coupes du monde, tout est proche au Qatar. Il n’y aura pas de longs trajets comme lors des trois dernières éditions en Afrique du Sud (2010), au Brésil (2014) ou en Russie (2018).
Le coach réfléchit déjà à la manière d’intégrer les familles des joueurs. «Nous avons beaucoup parlé de cela avec eux. D’après leurs retours, ils se sentent bien avec leurs proches et ils ont besoin d’un environnement plus libre que par le passé.» Autrement dit: «Un accès à la mer, avec les femmes et les nombreux enfants en bas âge à proximité.»
Comment Murat Yakin se détendra-t-il pendant le tournoi? «Je vais m’allonger sur la plage, me faire masser, aller au spa. Et il y a aussi un terrain de golf ici.»
La maman Yakin est désormais équipée d’un iPhone
Toujours en contact avec sa femme Anja et ses enfants via des appels vidéo, il l’est aussi avec sa maman, la légendaire Emine Yakin. «Nous l’avons modernisée pendant la période de la pandémie, car elle était souvent seule, détaille son fils. J’ai trouvé un vieil iPhone et je lui ai tout appris. Cela m’a coûté quelques crises de nerfs, mais cela en valait la peine! Elle fait maintenant partie du groupe de discussion familial, appelle ses enfants et petits-enfants par vidéo, prend des photos à 88 ans. C’est incroyable!»
La grand-maman pourra aussi recevoir des photos durant la Coupe du monde en novembre. Par exemple, une de son fils qui pose en vainqueur. Cela ferait rêver toute la Suisse en novembre.
(Adaptation par Lliana Doudot)