Nous sommes au Café «da Graziella», au parc Saint-Jacques de Bâle. Assis devant son café et son eau minérale, Ragip Xhaka regarde pensivement son tatouage défraîchi sur son bras. Il y est inscrit «R + O». «Je l’ai fait avec un ami», raconte l’homme de 58 ans. «Un jour, il voulait aller nager avec moi dans un lac. Je n’ai pas voulu le suivre. Il y est quand même allé sans moi. Il a été pris dans un courant et s’est noyé. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, je n’ai pas le cœur à enlever ce tatouage», raconte-t-il.
Ce n’est qu’une petite partie de l’histoire touchante du père du capitaine de l’équipe nationale Granit Xhaka et de son frère Taulant, star du FC Bâle. Il raconte à Blick comment il a été arrêté, torturé et emprisonné pendant des années.
L’histoire commence à Pristina, dans l’ancienne Yougoslavie, où Ragip vient au monde en 1963. Son père est chef de service dans une grande entreprise qui fabrique des bus, il a des dizaines d’employés sous ses ordres. Sa maman est femme au foyer. C’est une situation assez confortable, «la classe moyenne», explique-t-il. «Nous ne manquions de rien, nous avions de l’argent et notre propre maison». Il a aussi joué au football chez les juniors: «J’étais arrière droit, plus comme Taulant que comme Granit». À 17 ans, une fracture du tibia et du péroné l’oblige à mettre fin à sa carrière.
Quelques années plus tard, sa vie normale va basculer. Alors qu’il a 23 ans, il est arrêté par la police yougoslave.
Ragip Xhaka, racontez-nous comment vous avez été arrêté en 1986.
Je venais de terminer l’école secondaire et j’étudiais l’agronomie. Nous, les étudiants, n’étions pas satisfaits de la direction communiste que prenait la Yougoslavie, nous manifestions pour une meilleure éducation, pour de meilleurs endroits où dormir, pour une meilleure nourriture, bref, pour une vie meilleure. Il s’agissait de manifestations pacifistes, au cours desquelles nous avons été matraqués par la police dès le début. Ils nous ont frappés jusqu’à ce que nous soyons à terre. Au début, il y avait 20 à 25'000 manifestants à Pristina, mais de plus en plus de gens sont venus, mécontents de la situation générale. C’est à cette époque que j’ai rencontré ma femme. Nous allions à l’école ensemble. Nous étions en couple depuis trois mois quand j’ai été soudainement arrêté.
Comment cela s’est-il passé?
Je dormais chez moi, dans mon lit, à cinq heures du matin. Les policiers ont escaladé les murs de la maison familiale. Mes parents leur ont demandé ce qu’ils voulaient. Ils ont répondu qu’ils voulaient leur fils et ils ont fait irruption dans ma chambre. J’ai eu une peur bleue. J’ai gardé ce choc à vie. Ils m’ont laissé une seconde pour enfiler un pantalon et un pull. Puis ils m’ont menotté, m’ont mis dans un fourgon et m’ont emmené en prison.
Pour quel motif?
Pour une soi-disant rébellion contre l’État. Ils ont trouvé une excuse en me qualifiant de personne violente. Mais nous n’étions que des étudiants qui manifestaient pacifiquement. Ensuite, ils m’ont mis dans une cellule avec quatre autres hommes.
Quelle était la taille de celle-ci?
Un peu moins de quatre mètres sur deux, y compris des toilettes pour les cinq. Nous y restions 23 heures et 50 minutes par jour. Nous avions dix minutes de promenade dans la cour. Les règles de la prison nous interdisaient même de regarder vers le ciel.
Que faisiez-vous toute la journée dans la cellule?
Parler, réfléchir, manger par terre… il n’y avait ni table ni chaises. Et je lisais les journaux.
Vous aviez des journaux?
Oui, ma famille m’avait abonné à un journal que je recevais en prison. Mais il était censuré. Les articles critiques sur le gouvernement étaient coupés. Ainsi, nous n’avions aucune idée de ce qui se passait à l’extérieur. Seule la rubrique sportive était encore lisible… Et un jour sur deux, la police me convoquait au bureau.
Pour quelle raison?
Pour obtenir des aveux. J’ai été torturé, pendant six mois, un jour sur deux. On me frappait sur la paume des mains, sur la plante des pieds, sur les jambes, sur les bras, sur le torse. Avec des matraques de police et des bâtons.
Vous avez avoué?
Non, je n’avais rien fait d’autre que manifester. J’étais innocent. Et je me sentais fort. Je pensais qu’ils n’avaient qu’à me frapper à nouveau. Mais bien sûr, la peur qu’ils me tuent était bien présente. On a entendu dire par d’autres détenus qu’ils n’hésitaient pas à en torturer certains à mort.
Que s’est-il passé après six mois?
Je suis passé au tribunal. Là, j’ai témoigné pour dire que nous étions tout le temps battus et torturés. Tout le monde s’en fichait, tout le monde était corrompu. J’ai été condamné à trois ans de prison.
À quelle fréquence pouvait-on vous rendre visite?
Mes parents venaient toutes les deux semaines. Ma femme aussi. Mais on n’avait le droit de se rencontrer qu’en présence de policiers. Nous n’avions pas le droit de demander ce qu’il se passait dans le monde. Après 18 mois, j’ai été transféré dans une prison à 80 kilomètres de Pristina. Là-bas, c’était une autre vie. Le bâtiment était neuf, nous avions une salle de télévision, des lits à deux étages, la nourriture était meilleure et nous pouvions nous promener pendant une heure. L’intervention d’Amnesty International a beaucoup aidé.
Comment l’organisation de défense des droits de l’homme a-t-elle pu prendre contact avec vous?
Cela s’est fait secrètement par l’intermédiaire de ma famille, car c’était évidemment interdit. À cause de moi, on avait déjà tout enlevé à mes proches: l’État a mis mon père à la porte de son entreprise, mes frères aussi. Ma femme, qui était conseillère fiscale, a également perdu son emploi. Mon père a ouvert un restaurant pour pouvoir survivre financièrement. Il en a parlé à l’ONG Amnesty International, qui est alors intervenue.
De quelle manière?
Ils se sont inscrits pour une visite auprès de la direction de la prison en disant qu’ils voulaient me rencontrer. Celle-ci ne savait pas comment réagir. Les chefs de la prison ont décidé de me présenter. On m’a donné de beaux vêtements et l’ordre de ne rien dire de compromettant à Amnesty International sur ma vie en prison.
Avez-vous respecté cette consigne?
Bien sûr que non, j’ai dit la vérité. Au risque de me faire battre à nouveau. Les membres d’Amnesty International sont ensuite retournés à Amsterdam et ont commencé à intervenir en ma faveur. Au bout de trois ans et demi, la fin du calvaire est enfin arrivée.
Que s’est-il passé?
Je n’avais pas de date de libération. On ne savait jamais ce qui allait arriver. Tout à coup, le directeur m’a appelé et m’a dit: «Tu es libre, tu peux partir». On m’a mis devant la porte de la prison, j’étais stupéfait. Je n’avais pas d’argent dans ma poche et je ne savais pas où j’étais. Il n’y avait ni téléphone portable ni cabine téléphonique. Je me suis mis à courir, je suis arrivé à une maison. Ils m’ont indiqué où il y avait un arrêt de bus. J’ai donc continué à marcher jusqu’à ce que je tombe sur un bus.
Et ensuite?
Le chauffeur m’a expliqué comment aller à Pristina. Ils m’ont laissé monter dans le bus sans argent. Quand je suis descendu, je suis tombé sur un gars. Il m’a demandé: «C’est toi, Ragip?» J’ai répondu par l’affirmative et il s’est mis à sprinter.
Qui était-ce?
Un voisin de mes parents. Mon père, ma mère, mes frères, tous sont venus en courant à ma rencontre, tous pleuraient. Même ma femme, qui m’avait attendu pendant trois ans et demi, a enfin pu me serrer dans ses bras.
Vous vous connaissiez depuis trois mois avant de passer trois ans et demi en prison. C’est incroyable qu’elle vous ait attendu.
Oui, une femme normale aurait pris quelqu’un d’autre. Et je l’aurais tout à fait compris. Mais cela en dit long sur son caractère. J’ai cependant vite remarqué que je ne pouvais plus envisager un avenir dans le pays.
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Pourquoi?
Parce que ma vie était devenue difficile. Je n’avais plus le droit de travailler. Je n’avais plus le droit d’étudier. J’avais peur d’être à nouveau arrêté. On nous avait tout pris. J’ai donc planifié ma fuite, ce qui a fait pleurer ma mère. Mais pour moi, la vie au pays était terminée. Chez Amnesty International, ils ont dit qu’ils m’aideraient une fois que je serai parti. Je voulais aller au Pays-Bas avec ma femme.
Par quel moyen de transport?
Mon cousin était chauffeur et prenait parfois le bus pour aller en Suisse. J’avais très peur d’être à nouveau arrêté à la frontière. Mais tout s’est bien passé et je suis arrivé à la station de bus de la gare centrale de Zurich. Jamais de ma vie je n’oublierai mon soulagement. De là, nous devions prendre le train pour Amsterdam afin de commencer une nouvelle vie.
Pourquoi êtes-vous finalement restés en Suisse?
Des amis de ma femme habitaient à Rothrist, en Argovie. Ils nous ont dit de venir nous reposer chez eux deux ou trois jours avant de poursuivre notre voyage. Nous avons accepté et ils sont venus nous chercher à Zurich. Une fois chez eux, j’ai été envahi par un sentiment de sécurité. Je savais que je ne voulais plus partir d’ici.
Vous avez tout de suite obtenu un permis de séjour?
Oui, ma femme avait pris avec elle mes documents de prison et des documents d’Amnesty International. Nous avons immédiatement obtenu le statut de réfugié et avons vécu dans un centre d’asile. L'ONG nous a ensuite aménagé un appartement d’une pièce à Bâle et j’ai immédiatement commencé à travailler. Je n’ai jamais demandé d’argent à l’État.
Quels travaux avez-vous effectués?
J’ai d’abord été engagé comme serveur, puis dans le bâtiment et enfin comme paysagiste. Soudain, j’ai pu faire quelque chose de proche de mes études d’agronomie. J’ai obtenu un permis de séjour illimité. Quel sentiment cela m’a procuré! Parallèlement, nous avons appris l’allemand, nous nous sommes intégrés, je suis devenu plus tard président du FC Dardania et j’ai été actif dans différents clubs de la région. J’étais en camp d’entraînement en Turquie avec un de ces clubs lorsque j’ai vu les premières photos de l’impensable: la guerre avait éclaté au Kosovo.
Comment avez-vous réagi?
Tout le monde a essayé de téléphoner à la maison. Je n’ai pu joindre mes parents que par l’intermédiaire de mes beaux-parents car ils n’avaient pas de téléphone. Finalement, ma famille a dû fuir le Kosovo.
Vers quelle destination?
En Albanie, de nombreuses familles y ont accueilli des gens. Quand la guerre a pris fin, ils ont pu rentrer. Mais tout était détruit, y compris la maison de mes parents. Il fallait la reconstruire, c’était terrible. Mais ils y sont parvenus, mon père y vit encore aujourd’hui à 86 ans, ainsi que de nombreux autres membres de sa famille.
Comment va votre père?
Bien. Mais ma maman est morte à 57 ans d’une attaque cérébrale, et cela l’affecte encore aujourd’hui.
Avez-vous encore des contacts avec vos anciens codétenus?
Oui. L’un d’eux habite à Delémont. Il est comme mon frère, on se donne régulièrement des nouvelles. Cela a forgé des liens pour toute la vie.
Lorsque vous racontez cette histoire, on comprend mieux pourquoi votre fils Granit a tenu à mimer l’aigle bicéphale après son but lors de la Coupe du monde contre la Serbie.
Jamais, au grand jamais, il n’a voulu faire de déclaration politique. C’était juste sous le coup de l’émotion. Je ne déteste personne, croyez-moi.
Granit pense que vous ne lui racontez pas tout ce que vous avez dû vivre en prison.
Il a raison. Je vous ai raconté environ cinquante pour cent. Seuls ma femme et mon père savent tout. Mes fils n’ont pas besoin de connaître tous les détails.
Mardi, la Suisse jouera contre le Kosovo. Votre fils, le capitaine de l’équipe nationale suisse, disputera son 100e match international.
Ce sera une fête pour les deux pays. Et je suis le père le plus fier du monde. Granit, en tant que capitaine de l’équipe nationale, peut donner un peu de ce que nous avons reçu à la Suisse. Ma femme et moi-même savons très bien ce que nous devons à la Suisse et nous en serons éternellement reconnaissants.
(Adaptation par Thibault Gilgen)