«La demande explose»
Entre business et passion, la Romandie s’emballe pour le maillot vintage

Longtemps réservé aux collectionneurs, le maillot de football vintage s’impose aujourd’hui dans la rue, les festivals et les vitrines suisses. Entre passion, spéculation et nostalgie, enquête sur un phénomène qui mêle style et mémoire sportive.
Publié: 11:36 heures
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Dernière mise à jour: 11:42 heures
La demande de maillots vintage explose (prétexte).
Photo: CFS
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Bastien FellerJournaliste Blick

Les beaux jours arrivent et entraînent avec eux la sortie des placards de maillots de football. Et pas uniquement pour se rendre au stade, soutenir son équipe favorite, ou à ses entraînements hebdomadaires. Non. Cette année encore, les maillots s'affichent dans la rue et aux terrasses, portés comme des symboles de style, d'identité ou de nostalgie. Parmi eux, les modèles vintages suscitent un engouement sans précédent.

Autrefois réservé aux collectionneurs, ce marché touche aujourd'hui un public large, jeune et souvent citadin. Les boutiques spécialisées se multiplient: LF Corner à Carouge, Eternal Pitch et Retrofootball en ligne, ou encore les pop-ups éphémères comme celui de Vintage Football Area à Lausanne en octobre dernier, qui proposait plus de 1000 maillots du monde entier.

Plusieurs centaines de francs pour un maillot collector

La Suisse romande, notamment, devient un petit carrefour de ce marché de seconde main footballistique. De Genève à Fribourg, en passant par le Valais, de nouveaux commerces se créent pour répondre à la demande. Et l’offre se diversifie: certaines enseignes proposent désormais des maillots d’entraînement, des vestes de présentation ou même des shorts vintage.

«Nous voyons principalement une clientèle entre 20 et 40 ans, passionnée par le football, la mode et la culture vintage», expliquent David et Nicolas de LF Corner. «Certains achètent pour enrichir leur collection personnelle, d’autres pour porter au quotidien un maillot chargé d’histoire. De plus en plus de jeunes amateurs de streetwear viennent également chercher chez nous des pièces fortes pour leur style.» Les prix sur le marché varient de 40 à plus de 300 francs selon l'état, la rareté et l'histoire du maillot. Celui du FC Sion des saisons 1993 à 1995, en bon état, peut par exemple valoir jusqu'à 250 francs. Des pièces portées en match, appelées «match worn», peuvent atteindre le double.

Messi, Ronaldo sont les plus recherchés

Certains maillots très rares, comme celui porté par Stéphane Chapuisat en Ligue des champions avec Dortmund dans les années 90, sont presque introuvables. Un maillot original de la Nati version USA 1994 peut même dépasser les 400 francs s'il est floqué d'un des noms du cadre de Roy Hodgson et du sigle «World Cup '94». Les plus recherchés ne portent cependant pas un logo de la Nati ou d'un club suisse. «Lionel Messi et Cristiano Ronaldo, c'est ce qui parle le plus. Sinon, Ronaldinho, Thierry Henry et Zinédine Zidane, ça part bien aussi. Ce sont les plus populaires», indique Laurent d'Eternal Pitch. En Suisse? «FC Bâle. C'est un peu plus dur de trouver des maillots rétro des autres clubs.»

Cette flambée de la demande attise la convoitise. Certains maillots circulent sur Ricardo ou eBay à des prix gonflés, parfois sans garantie d'authenticité. «On voit passer beaucoup de contrefaçons, ou des rééditions vendues comme originales», alerte Kevin, collectionneur depuis maintenant 15 ans. Les vendeurs sérieux s'efforcent de vérifier chaque pièce, mais la vigilance reste de mise. «Je passe parfois 20 minutes à inspecter les étiquettes, les logos, les coutures. Il y a des détails que seuls les vrais passionnés repèrent», ajoute-t-il. Il évoque aussi l’émergence de groupes Facebook dédiés à l’échange et à l’évaluation de pièces rares, devenus indispensables pour ne pas se faire avoir. Des tutoriels circulent même sur YouTube pour apprendre à authentifier un maillot des années 90.

Le sport et la mode, un duo qui marche

Mais pourquoi un tel engouement? «Il faut mettre en lien le sport et la mode parce que ce sont deux univers qui sont de plus en plus liés. Le retour du rétro dans la mode a aussi permis ce côté mise en avant des maillots vintage. C'est également un peu une réponse à la fast fashion», explique Pierre-Alain Perennou, journaliste et fondateur du site spécialisé Footpack. «On va être dans une recherche d'authenticité, on va vouloir trouver un maillot qui est unique pour être le seul à le porter. Et ce côté-là, tu ne l'as forcément qu'avec les anciennes pièces parce qu'en termes de stock, en termes de disponibilité, ce n'était pas aussi important que maintenant.»

Les réseaux sociaux jouent aussi un rôle clé, exposant ces tenues comme des trophées ou des objets de mode. Dans les festivals ou les bars, le maillot vintage est devenu un symbole de style et d'attachement. Certains le portent fièrement, d'autres les encadrent ou les stockent soigneusement dans des housses protectrices. Et le phénomène touche toutes les générations, à l'image de Didier et de Raphael, père et fils partageant cette passion. «On chine ensemble, c’est devenu un rituel du week-end. Cela permet de passer du temps ensemble», sourit l'adolescent, ajoutant être à la recherche d'un maillot de l’équipe de Suisse 1996.

Les maillots sont-ils toutefois surévalués? Y a-t-il un risque de voir une bulle spéculative exploser? «Forcément, les prix augmentent, car la demande explose. Donc oui, je pense que certains veulent profiter de cet effet de mode et exagèrent au moment de mettre un prix sur l'un de leur produit», estime Pierre-Alain Perrenou. «Le football intéresse de plus en plus des pays très riches comme la Chine, le Japon ou ceux du Golfe. Ces gens ont les moyens de payer très cher certaines pièces et cela ne fait que commencer selon moi», ajoute Kevin.

Les clubs suisses réagissent

Face à cet engouement, certains clubs suisses commencent à réagir. Le Servette FC a réédité plusieurs maillots historiques en collaboration avec la marque COPA. Tout comme Young Boys. Le Lausanne-Sport, ayant décidé de ne pas s’associer à un équipementier officiel cette saison, a lui sorti cette saison un troisième maillot aux allures vintage, sans réelle accroche historique. «C'était l'idée de surfer sur cette vague», indique Benoît Jeanmonod, chef de presse du LS, ajoutant que cette opération «a été un succès».

Comme son rival du bout du lac ou le club de la capitale, entre autres, les Lausannois entendent-ils proposer prochainement à leurs fans des rééditions du passé? «C'est quelque chose de faisable et qui se fera. Pour cela, il faudra se rapprocher d'anciens équipementiers et d'anciens sponsors», poursuit-il, ajoutant que pour le LS, chaque maillot se doit de raconter une histoire.

«Le vintage? La personne l'interprète en fonction de son âge»

«On commence à comprendre qu'on a entre les mains un patrimoine sportif», reprend Pierre-Alain Perennou. «Le maillot est un témoin culturel, il raconte une époque, des victoires, des générations. Un maillot de Young Boys de 2018, lorsque le club remporte son premier titre après 32 ans d'attente, est devenu mythique. Le sponsor OBI, présent sur la tunique, va rester marquant à vie pour les supporters. Ce ne sera plus une entreprise, mais un rappel d'une époque glorieuse. Comme Sharp peut l'être avec Manchester United. Et comme une bonne bouteille de vin, plus le maillot vieillit, plus il prend de la valeur.»

Mais attention, vintage ne rime pas forcément avec «très vieux». «Je pense vraiment que la personne interprète le mot vintage en fonction de son âge. C'est ce qui te rappelle tes premières années de fan de foot. Donc pour moi, c'est le début des années 2010. Quelqu'un qui a 60 ans vous dira que le vintage, c'était dans les années 80 ou 90, l'époque d'Eric Cantona à Manchester United. Il n'y a pas une réponse. Chacun voit le côté vintage en fonction de sa relation et de son histoire», estime Paul Jung de Vintage Football Area.

Collection ou business?

Basée en France, cette entreprise compte plus de 80'000 maillots de toutes les générations en stock. Et si elle a décidé d'ouvrir un magasin éphémère à Lausanne en fin d'année dernière, ce n'est pas pour rien. «La demande est importante. Nous vendons une centaine de maillots par jour, et environ 10% partent pour la Suisse», poursuit le jeune français qui espère pouvoir revenir prochainement. «Depuis notre lancement, nous constatons une croissance continue. Tous les six mois, notre volume de ventes augmente d’environ 30 à 40% en moyenne. Notre communauté en ligne a également connu une hausse régulière, avec une augmentation de près de 50% sur Instagram en un an. Nos événements physiques ont aussi connu un fort succès, générant parfois sur quelques jours autant de ventes qu’un mois complet en ligne», se réjouit-on du côté de LF Corner.

Le marché semble donc loin de s'essouffler, même si les chiffres globaux du secteur sont compliqués à trouver. En 2024, le leader mondial basé à Manchester depuis 2006, Classic Football Shirt, qui a expédié ses produits dans 134 pays, revendiquait toutefois plus de 750'000 ventes annuelles et espérait réaliser un chiffre d'affaires de 50 millions de dollars cette année-là.

Comment cela fonctionne-t-il? C'est tout simple. Les boutiques rachètent les maillots des propriétaires désireux de s'en défaire et de nouveaux amateurs arrivent chaque saison, attirés par la rareté et le charme des pièces d'époque. Certains y voient même un placement: «Le maillot de la Juve 1995 que j'ai acheté 70 francs à l'époque en vaut plus de 200 aujourd'hui», affirme Didier. D'autres l'utilisent pour revivre des souvenirs de stade ou partager une passion intergénérationnelle. Pour certains, c'est aussi une manière de refuser les maillots modernes, trop lisses, trop sponsorisés. Collection ou business? Souvent, ce sont un peu les deux. Et parfois, c'est encore plus: un hommage personnel à un football qui n’existe plus.

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