«Je ne suis plus surpris dans la vie»
L'entraîneur du Dynamo Kiev a tout vécu

Tout comme les chats, Mircea Lucescu a neuf vies. L'entraîneur roumain était à la tête du Dinamo Bucarest lors de la chute de Ceausescu, à celle du Chakhtar Donetsk lors du soulèvement au Donbass, et à celle du Dynamo Kiev en pleine guerre d'Ukraine. Interview.
Publié: 26.06.2022 à 06:05 heures
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Dernière mise à jour: 27.06.2022 à 07:33 heures
Tout comme les chats, Mircea Lucescu a eu neuf vies.
Photo: DUKAS
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Matthias DavetJournaliste Blick

Mircea Lucescu, Blick — juste après le lancement de son site romand — l’avait rencontré il y a environ un an dans un hôtel de Divonne-les-Bains (FRA). C’est dans une autre ville thermale, Yverdon-les-Bains, que l'on retrouve à nouveau le légendaire entraîneur du Dynamo Kiev. En 353 jours, beaucoup de choses ont changé dans son quotidien, et dans celui de ses joueurs.

En 2021, le Roumain échangeait paisiblement sur une éventuelle signature au FC Sion, ou sur son rapport avec ses joueurs. Quelques mois plus tard, une guerre a éclaté en Ukraine, son club a dû fuir le pays et ils parcourent l’Europe pour jouer des matches et promouvoir la paix.

C’est d’ailleurs dans cette optique que le Dynamo Kiev a posé ses valises à Yverdon. Ce dimanche, le club ukrainien affronte les Nord-Vaudois (coup d’envoi 16h). Avant de se rendre dans la capitale olympique pour rencontrer le Lausanne-Sport (29 juin, 20h), puis à Savièse pour faire face au FC Sion (2 juillet, 19h). Des rencontres primordiales pour le Dynamo Kiev et son entraîneur Mircea Lucescu. Interview d’un homme qui a vécu trois conflits dans sa carrière.

Il y a un an, vous donniez une interview à mon collègue. Avec lui, vous parliez beaucoup de football. Aujourd’hui, tout ça semble presque futile.
Mircea Lucescu: Ça donne cette impression. Mais le football fait partie de la vie de tout un chacun, on peut le mettre à part. Il a déjà beaucoup aidé les gens durant la pandémie. Le football donne l’espoir pour continuer à vivre: il donne de l’enthousiasme et de la motivation. Il y a du désir d’être impliqué dans les matches de son équipe.

Ce désir qu’on a pu voir lors des qualifications à la Coupe du monde, lorsque l’Ukraine a joué les barrages contre l’Écosse et le Pays de Galles.
Les Ukrainiens aiment le football et leur équipe nationale. Pendant 90 minutes, ils ont oublié ce qu’il passait dans leur pays et ont soutenu leur sélection.

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C’est d’ailleurs pour ça que, de votre côté, vous prenez part à ces «Matches de la Paix»?
Je suis parti de Kiev avec mes joueurs pour pouvoir aider depuis l’extérieur. J’ai également fait comprendre aux gens là-bas que les sportifs n’étaient pas des militaires. Ils peuvent beaucoup aider, mais en faisant leur métier — celui de footballeurs.

Et grâce à cela, vous soutenez directement l’Ukraine.
On joue également ces matches pour récolter de l’argent et l’envoyer, via des associations, en Ukraine. Mais on ne participe pas à ces rencontres uniquement pour les supporters. Pendant 90 minutes, on peut attirer l’attention sur ce qui se passe là-bas et ceux qui souhaitent protester contre la guerre peuvent le faire.

Pourquoi ne pas jouer contre de grosses pointures européennes, pour attirer encore plus l’attention?
Pour le moment, à part le Borussia Dortmund, nous n’avons été aidés que par des clubs des pays de l’Est. Pas par les grands clubs. J’essaie de leur dire qu’en amenant les enfants au match, on peut préparer l’avenir. C’est un signal qu’on donne au monde entier. Par contre, la Suisse a toujours été un pays qui a aidé.

Trouvez-vous que les gens se sont désintéressés de la guerre en Ukraine?
Lorsque le conflit a débuté, tout le monde voulait aider. Mais le temps passait et ça devenait une routine. Les gens ont commencé à oublier. Tandis que d’autres meurent, qu’il y a une famine. J’essaie, avec mon équipe, de rappeler que ce n’est pas encore fini. Il y a, quelque part en Europe, une guerre terrible.

D’un point de vue sportif, vous avez également un objectif en tête.
On essaie de se préparer pour le deuxième tour des qualifications à la Ligue des champions. Nous jouerons le 20 juillet en Pologne, avant de nous rendre une semaine plus tard en Turquie pour affronter Fenerbahçe.

Vous n’avez pourtant plus joué de match officiel depuis décembre 2021. À quel point c’est difficile de préparer cette confrontation face à Fenerbahçe?
On a joué 21 matches de préparation depuis. On en a gagné dix-huit, et fait trois matches nuls. Car j’essaie de faire jouer tout le monde et, aussi, de garder une certaine compétition entre les joueurs.

Il y a quelques jours, vous êtes retournés à Kiev afin d’entamer votre préparation. Quel accueil vous ont réservé les gens?
Le but était de montrer que la vie peut continuer, même dans ces conditions. Je me suis baladé dans la ville et les gens m’arrêtaient pour me remercier d’être rentré à Kiev pour débuter la préparation. Ceux qui sont restés là-bas se sentent abandonnés.

Quel a été le plus dur pour vous et votre groupe depuis le début de la guerre?
Au début, le plus difficile a été d’assurer la sécurité des joueurs. Le sentiment qu’on ressent le plus, c’est la peur — pour tout le monde. On devait faire en sorte que cette peur disparaisse. L’unique solution était de continuer à jouer au football.

Pensez-vous que le championnat ukrainien va pouvoir débuter en août?
À mes yeux, il est très important de jouer le championnat en Ukraine, même si on doit le faire dans des zones moins dangereuses. Pour montrer à tout le monde que la vie doit continuer. On ne peut pas s’arrêter. J’espère qu’après notre dernier match (ndlr: le 29 juillet, contre Everton), nous pourrons retourner à Kiev. On espère tous les jours.

La guerre en Ukraine, ce n’est pas la seule violence à laquelle vous avez été confronté dans votre longue carrière. Vous étiez entraîneur à Bucarest lors de la chute de Ceausescu en 1989…
(rires) Et en 2014, j’étais à Donetsk lorsque les séparatistes pro-russes se sont soulevés. J’ai laissé beaucoup de choses derrière moi. Mais je n’ai jamais renoncé.

Revenons d’abord à Ceausescu si vous le voulez bien. De quoi vous souvenez-vous?
Il y avait un problème vu qu’ils voulaient fait disparaître les clubs historiques. Le sport c’est aussi ça: histoire et traditions. Mais j’ai pu continuer à entraîner le Dinamo Bucarest.

Mircea Lucescu n'est plus surpris par la vie.
Photo: freshfocus

Et au niveau des matches? Ils avaient été interrompus?
C’était la pause d’hiver. On est donc partis en France, histoire de sortir les joueurs de cet environnement. Il y avait le danger d’une guerre civile qui planait. On est allé à Metz et on a joué 3-4 matches. Ensuite, on est rentré au pays et on a préparé la deuxième partie de la saison.

Et vous réalisez le doublé Coupe-Championnat. C’était important pour vous et votre club?
C’était très important. Notre rival, le Steaua Bucarest, était l’équipe de la famille Ceausescu. Ce n’était pas facile de gagner contre eux. Mais on a démontré qu’on était une bonne équipe.

En 2014, vous êtes donc l’entraîneur du Chakhtar Donetsk lorsque les séparatistes russes se soulèvent…
On est parti avec l’équipe pour Kiev. Je suis resté deux ans dans un hôtel. On jouait uniquement à l’extérieur – à Lvov, Kharkiv, Odessa. C’était très difficile, on n’avait pas de terrain d’entraînement. On a perdu le championnat à deux reprises mais on a quand même gagné la Coupe. Les choses se sont ensuite arrangées. Le Chakhtar a pu jouer à Kiev — au même endroit que le Dynamo — avec un centre de préparation.

Vous avez vécu beaucoup de conflits au cours de votre carrière…
Oui, j’ai tout vécu. (rires)

Pourtant, vous semblez tellement calme.
Car je ne suis plus surpris, dans la vie. Surtout dans ma vie professionnelle. Je me suis adapté à toutes les situations, j’ai essayé de sortir de celles-ci avec calme, équilibre et l’aide et la confiance des autres. J’ai toujours trouvé des solutions pour qu’on puisse continuer à rester au même niveau.

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