Le match a commencé tôt dans la touffeur de l'été russe, mais il est quand même plus de 22h lorsque Luca Loutenbach quitte la Gazprom Arena. Avec cet Euro délocalisé, le flot des supporters craché par la majestueuse enceinte du Zénit Saint-Pétersbourg est très hétéroclite: des maillots suisses, espagnols mais aussi russes et bien d'autres encore.
Deux fans avec le tricot des Pays-Bas s'approchent du Jurassien. «Picture, picture!» D'un geste machinal, le jeune homme de 28 ans commence à se placer pour le selfie avant que son pote (et manager) Jarkko Signer ne s'interpose. «Laissez-le tranquille, on a perdu, il y en a assez maintenant.» Le défenseur des Bienna Jets, en football américain, n'a pas besoin d'utiliser son imposante carrure: les Néerlandais font preuve de compréhension et repartent bredouilles, avec en plus un mot de consolation pour les deux fans suisses.
Durant un peu plus de deux heures, Luca et Jarkko ont fait ce qu'ils aiment le plus: supporter l'équipe de Suisse. Ils ont crié, chanté et vibré, à quelques mètres derrière le but dans lequel le Basque Mikel Oyarzabal vient de loger le ballon, prenant à contre-pied Yann Sommer et mettant fin au joli parcours helvétique dans le tournoi.
S'ils hésitent entre déception et fierté sur le plan sportif, les deux hommes ont une certitude: ils en ont marre de passer pour des bêtes de foire. «Une journée en tant que social manager, c'était sympa. Mais pas plus», commence Jarkko, éreinté par un vendredi «d'influenceur» entamée aux aurores. Le physiothérapeute a passé la journée scotché à son téléphone, entre posts, stories, messages ainsi que de nombreux appels de médias et marques.
«Who is this guy?»
Rembobinons un peu, si vous le voulez bien. À un peu plus de treize heures, le duo delémontain pose pied sur sol russe. Un scénario archi-connu pour Luca et Jarkko, qui comptent des dizaines de déplacements avec l'équipe de Suisse. Se retrouver au milieu d'une jungle rouge et blanche est leur routine. Ce qui l'est moins, c'est le comité d'accueil qui fond sur l'employé de banque sitôt la sécurité passée.
Une forêt de caméras et de micros - Luca Loutenbach est assailli comme un chef d'État. Le folklore est total lorsque Russia Today arrive avec un couple d'aînés costumés au son de musique traditionnelle slave. Bienvenue en Absurdistan. «Who is this guy?», me demande un voyageur tombé par hasard au milieu de la scène. Je suis aussi emprunté au moment de répondre que Luca face à la question «You very emotional?», posée dans un anglais pour le moins approximatif par la journaliste russe.
Le «superfan» est brave, parvient à meubler quelques minutes en expliquant qu'il est content d'être là, qu'il remercie Swiss et qu'il espère une victoire de la Nati. Le discours est d'autant plus rôdé et monocorde que le jeune homme de 28 ans ne fait que de le répéter depuis tôt ce matin. Les médias présents ne semblent pas déçus. Ils ont des images en primeur de celui qui est partout sur Internet depuis lundi soir, peu importe ce que celui-ci a à raconter.
Une fois la foule contentée — Russia Today lui a même arraché quelques mots en russe saupoudré d'accent jurassien —, Luca est groggy. «Toi qui es journaliste, dis-moi, c'est normal ce qui vient de se passer?» Non, c'est tout sauf normal, et peu importe que je sois journaliste. Tandis que les deux potes s'offrent un peu de répit en allant à l'hôtel, la question tourne en boucle dans ma tête. Je me connecte à Twitter et vois plusieurs confrères partager mes doutes sur cette «hype» et ses implications. J'espère avoir affiché assez de distance critique: il était important à nos yeux de documenter cette situation.
Luca Loutenbach et ses potes ont surfé sur la vague de la célébrité éphémère, s'offrant un voyage en Russie pour suivre leur équipe de cœur. Mais avoir son visage partout sur Instagram aurait pu être bien plus dur à gérer. Ce qui pose une bonne question: peut-on s'y opposer?
La «NZZ» apporte quelques enseignements. Le premier, c'est que la personnalité est protégée même lorsque vous «renoncez à votre droit à l'image» en achetant un billet de match. L'article 28 du code civil prévoit que celui ou celle qui est atteint dans sa personnalité peut le faire valoir devant la justice.
Mais qu'est-ce qu'une atteinte à la personnalité? Montrer les émotions d'un supporter dans le stade durant quelques secondes ne semble pas l'être. En filmant plusieurs fois le même fan, comme Luca, on peut commencer à discuter, selon la professeure de Droit privé Regina Aebi-Müller, interrogée par le quotidien alémanique. Exposer autant une seule personne est susceptible de faire débat, selon l'experte de l'Université de Lucerne.
La difficulté, dans le cas du Jurassien devenu star, est que son image a été détournée puis réutilisée par des millions de gens partout dans le monde, donc dans des juridictions très différentes. Faire valoir ses droits et des compensations éventuelles semble compliqué. Reste que poster des captures d'écran de la TV sur les réseaux sociaux peut constituer une atteinte à la personnalité. Les utilisateurs de ces plateformes devraient donc être très vigilants, surtout s'ils sont en Suisse comme la personne atteinte, assurent plusieurs experts à la NZZ.
Luca Loutenbach et ses potes ont surfé sur la vague de la célébrité éphémère, s'offrant un voyage en Russie pour suivre leur équipe de cœur. Mais avoir son visage partout sur Instagram aurait pu être bien plus dur à gérer. Ce qui pose une bonne question: peut-on s'y opposer?
La «NZZ» apporte quelques enseignements. Le premier, c'est que la personnalité est protégée même lorsque vous «renoncez à votre droit à l'image» en achetant un billet de match. L'article 28 du code civil prévoit que celui ou celle qui est atteint dans sa personnalité peut le faire valoir devant la justice.
Mais qu'est-ce qu'une atteinte à la personnalité? Montrer les émotions d'un supporter dans le stade durant quelques secondes ne semble pas l'être. En filmant plusieurs fois le même fan, comme Luca, on peut commencer à discuter, selon la professeure de Droit privé Regina Aebi-Müller, interrogée par le quotidien alémanique. Exposer autant une seule personne est susceptible de faire débat, selon l'experte de l'Université de Lucerne.
La difficulté, dans le cas du Jurassien devenu star, est que son image a été détournée puis réutilisée par des millions de gens partout dans le monde, donc dans des juridictions très différentes. Faire valoir ses droits et des compensations éventuelles semble compliqué. Reste que poster des captures d'écran de la TV sur les réseaux sociaux peut constituer une atteinte à la personnalité. Les utilisateurs de ces plateformes devraient donc être très vigilants, surtout s'ils sont en Suisse comme la personne atteinte, assurent plusieurs experts à la NZZ.
Pris à leur propre piège
Luca et Jarkko, pour leur part, sont pris à leur propre piège, celui d'une hystérie qu'ils sont bien obligés d'alimenter et de faire vivre tout au long de la journée. Arrivés devant le stade, c'est l'effervescence: les premiers médias se regroupent autour d'eux, provoquant un attroupement encore plus grand, et ainsi de suite.
«J'ai bien cru que nous n'allions pas être à l'heure pour le coup d'envoi», souffle Jarkko à son entrée dans la Gazprom Arena (voir ci-dessous). Le Jurassien a les yeux qui brillent: après une journée à jouer les impresarios, il va enfin pouvoir assouvir sa passion: voir du football. «Je me sens un peu mal, j'ai l'impression que j'ai utilisé mon pote pour faire du marketing», me confie-t-il.
Les deux supporters acharnés décident d'ailleurs de mettre en pause leurs réseaux sociaux durant la rencontre. «Il faut se concentrer sur le match», tonne Luca Loutenbach, galvanisé de se retrouver dans le noyau dur des fans de la Nati, juste derrière le but de Yann Sommer. De jeune homme paralysé devant les caméras de télévision tout à l'heure, il est redevenu le fan que les réseaux sociaux ont popularisé. L'authenticité plutôt que la mise en scène.
C'est là toute la faille de l'«opération influence» des deux Jurassiens, aidés par deux autres personnes pour gérer les comptes de Luca sur les réseaux sociaux: leurs contenus auraient eu bien davantage de succès pendant le match plutôt que durant la journée.
Mais le «Superfan» en a eu marre de prêter son image. «J'ai dû faire des centaines de selfies, et une seule personne m'a proposé une bière» résume-t-il, désabusé. Même si Jarkko estime que «13'000 followers en deux jours sur Instagram, ce n'est pas rien» et qu'il se laisse jusqu'à dimanche pour réfléchir à comment faire durer le buzz, Luca Loutenbach sera sans doute très heureux de laisser Roger Federer redevenir le Suisse le plus mentionné sur Instagram. Voilà qui tombe bien: le Bâlois joue ce samedi.
«L'expérience utilisateur» de cette rencontre à St-Pétersbourg était très loin d'être optimale. Pour accéder au match, chaque spectateur de l'enceinte de 67'000 places devait acquérir un «Fan ID», qui remplace le visa le temps de la visite en Russie. Un sésame à remplir sur internet, puis à télécharger en version électronique, puis encore à imprimer en format papier pour passer la douane. Mais cela ne suffit pas: il fallait se rendre dans des centres ad hoc dans certains endroits de la ville pour obtenir une version plastifiée, le «vrai» Fan ID.
J'ai tenté ma chance dans un centre commercial du centre-ville non loin de mon hôtel. Après de gros efforts pour trouver le bon endroit, chou blanc: il y a tellement d'attente qu'on me renvoie vers le stade, un nouveau long déplacement à la clé. Parvenu à la Gazprom Arena, une nouvelle file pour confirmer ma volonté de créer un Fan ID et montrer une pièce d'identité... et une nouvelle file pour le recevoir. Cela se passe à la criée, et il ne faut pas rater sa chance lorsque votre nom compliqué est prononcé par un employé russophone. Адриен Счнарренбргер. Bingo! Mon Fan ID récupéré, place à de nouvelles files (sécurité, entrée), et enfin le stade.
Ce n'est pas un problème d'effectif, tant les bénévoles russes — bienveillants, souriants et accueillants — sont nombreux. Le problème: la grande majorité d'entre eux ne parle pas un seul mot d'anglais, ce qui réduit leur utilité envers les fans non-russophones à indiquer un chemin à l'aide d'une grande main décorative...
«L'expérience utilisateur» de cette rencontre à St-Pétersbourg était très loin d'être optimale. Pour accéder au match, chaque spectateur de l'enceinte de 67'000 places devait acquérir un «Fan ID», qui remplace le visa le temps de la visite en Russie. Un sésame à remplir sur internet, puis à télécharger en version électronique, puis encore à imprimer en format papier pour passer la douane. Mais cela ne suffit pas: il fallait se rendre dans des centres ad hoc dans certains endroits de la ville pour obtenir une version plastifiée, le «vrai» Fan ID.
J'ai tenté ma chance dans un centre commercial du centre-ville non loin de mon hôtel. Après de gros efforts pour trouver le bon endroit, chou blanc: il y a tellement d'attente qu'on me renvoie vers le stade, un nouveau long déplacement à la clé. Parvenu à la Gazprom Arena, une nouvelle file pour confirmer ma volonté de créer un Fan ID et montrer une pièce d'identité... et une nouvelle file pour le recevoir. Cela se passe à la criée, et il ne faut pas rater sa chance lorsque votre nom compliqué est prononcé par un employé russophone. Адриен Счнарренбргер. Bingo! Mon Fan ID récupéré, place à de nouvelles files (sécurité, entrée), et enfin le stade.
Ce n'est pas un problème d'effectif, tant les bénévoles russes — bienveillants, souriants et accueillants — sont nombreux. Le problème: la grande majorité d'entre eux ne parle pas un seul mot d'anglais, ce qui réduit leur utilité envers les fans non-russophones à indiquer un chemin à l'aide d'une grande main décorative...