«Descendez de la voiture. Ouvrez le coffre. Remontez dans la voiture. Passeport. But du voyage.» Le trajet en voiture entre Chisinau et Tiraspol se passait sans histoire en ce début de semaine, mis à part un ou deux dépassements hasardeux et sans doute un peu trop courageux, mais la rêverie de ce joli matin d'automne est interrompue par ce militaire russe qui n'a pas besoin de dire s'il vous plaît pour que les personnes en face de lui obéissent à ses ordres.
Après quelques minutes, le passeport est rendu, avec une carte d'immigration officielle à l'intérieur, laquelle est indispensable pour pénétrer sur le territoire de la Transnistrie, cette république moldave située tout à l'est du pays, une bande de 400 kilomètres longeant la frontière ukrainienne. Odessa et le bruit des bombes sont à un peu plus de 100 kilomètres, et, si la Transnistrie fait officiellement partie de la Moldavie, elle est, dans les faits, complètement un autre pays, où l'on parle russe, où l'on pense russe et qui joue un rôle géopolitique majeur dans le contexte actuel, coincée entre la Moldavie et l'Ukraine.
De nombreux Ukrainiens y vivent, d'ailleurs, et cette étonnante république fait se cohabiter Russes, Ukrainiens et Moldaves, tant au niveau de la population que de la culture. L'avenue Shevchenko (Taras le poète, pas Andriy le footballeur) y côtoie la (très) imposante statue de Lénine, un tout aussi impressionnant char T-34 ayant servi en Afghanistan et les multiples références au communisme. Comme souvent en ex-Union soviétique, la situation est complexe, les peuples imbriqués les uns dans les autres, parfois contre leur gré, et réduire la Transnistrie à une entité 100% pro-russe monolithique au niveau de sa population serait non seulement réducteur, mais aussi très faux.
La Moldavie et la Transnistrie forment ainsi un drôle de couple, exactement comme s'il fallait un passeport pour aller de la Suisse au Tessin, avec contrôle à la frontière, langue, monnaie, culture, plaques de voiture, administration, drapeau et alphabet différents.
Après avoir passé quelques heures dans une Moldavie dont une grande partie de la jeunesse rêve d'Europe, arriver à Tiraspol a quelque chose d'irréel. Littéralement dès la frontière, l'alphabet latin disparaît et seul le cyrillique a droit de cité. Dix mètres après le checkpoint, impossible de payer en lei, la monnaie moldave, et il faut absolument se munir de roubles transnistriens… qui ne se trouvent que sur le territoire de la République!
La carte de crédit occidentale? Tout simplement inutilisable
Retirer au bancomat ou payer dans les magasins avec une carte de crédit occidentale? Impossible. Seules les cartes de crédit de la Transnistrie sont reconnues et tenter l'expérience de retirer des espèces dans une banque de Tiraspol avec une Visa ou une Mastercard vous attirera seulement des regards désabusés des personnes dans la file d'attente et qui ne comprennent pas que l'on ne comprenne pas. Changer des francs suisses? Il faut arriver au sixième bureau de change pour qu'ils soient acceptés, dans un soupir. La Transnistrie a ses règles, ses lois, et il faut s'adapter, c'est tout. Les habitants, eux, ne se posent pas de telles questions. Ils vivent, tout simplement.
Alors que la guerre fait des ravages à quelques heures de là, charriant son lot d'horreurs et d'atrocités, le soleil se couche gentiment sur Tiraspol en ce mardi soir de fin octobre à la température agréable, le marché ferme ses portes et les militaires remontent dans leur voiture. Le parc situé juste derrière la statue du général Souvorov, le fondateur de la ville, se vide, les marchands ferment leurs étals. Un dernier paquet de cigarettes s'échange contre quelques roubles, la grille se referme, le rideau se tire.
Quelques centaines de mètres plus loin, se trouve Ivan, t-shirt Metallica, cheveux longs, lequel mange très vilainement un cheeseburger dans cet établissement souterrain où l'on accède via une petite porte avec une discrète inscription, en cyrillique bien sûr, comme tout à Tiraspol. Une lourde porte, une autre plus légère, et voilà une salle à manger avec une dizaine de tables, dont huit sont inoccupées.
A l'une d'entre elles, un groupe de jeunes joue aux dés, en riant un peu trop fort. Ivan, lui, regarde son téléphone un peu tristement, et ne lève pas le regard lorsqu'un visage inconnu entre dans la pièce. Il est un peu à l'écart, vers le comptoir, et tique un peu en entendant un étranger tenter tant bien que mal de commander en russe. Il n'ose tout d'abord pas engager la conversation, le fait finalement, en anglais. On lui fait remarquer son t-shirt, il sourit, il veut savoir ce qu'on fait là, il n'aime pas le football, mais il aime qu'on s'intéresse à lui, alors que les trois filles et les trois garçons à côté ne lui adressent pas un regard.
Au bout d'un moment, lassé de la conversation, il range son téléphone dans sa poche, il remonte les escaliers, il s'en va. Où? «Chez moi. Je suis fatigué.» À la table d'à côté, les jeunes ont rangé leurs dés, ils s'en vont eux aussi. Il est 23h, les rues de Tiraspol se vident de leurs habitants, les magasins sont fermés, les échoppes de nourriture aussi. Deux voitures passent, quasiment sans un bruit. Les citoyennes et citoyens sont chez eux, rangés. Seuls restent ouverts les éternels magasins de fleurs, véritable ciment de la société russe.
Une partie de la jeunesse de Chisinau rêve d'Europe
Et nous reviennent alors les souvenirs de la soirée précédente, dans la douceur de Chisinau à cent kilomètres de là à peine, où, bien après 22h, dans le square Mihai Eminescu se font entendre plusieurs chansons françaises, sortant des haut-parleurs disséminés dans les arbres.
Keren Ann chante son jardin d'hiver, tandis qu'une étudiante vient gagner quelques lei en servant des thés à une clientèle qui profite des derniers beaux jours de l'année. Le Bonjour Café, c'est son nom, invite à parler français, mais ce n'est qu'une illusion, tout comme les macarons figurant sur la carte. Après quelques minutes, la jeune fille se vêt d'une jaquette et s'en va arroser les plantes au jet, un regard mélancolique sur le visage. À quoi pense-t-elle à ce moment précis, alors que passe derrière elle une Audi tunée, faisant entendre son moteur gonflé et dépassant un bus délabré, comme pour symboliser les contrastes existant dans ce pays entre deux époques? Un chien vient se soulager dans ses fleurs, elle ne le voit même pas, concentrée sur sa tâche, les oreilles encombrées par ses écouteurs.
Dans les rues autour de son café, des affiches invitant à voter pour les parti pro-européens fleurissent un peu partout, et Mihail, croisé un peu plus loin dans la capitale moldave, veut croire que l'avenir de son pays passe par un rapprochement avec Bruxelles, Paris et Rome. «Je suis étudiant en agronomie. Je veux partir. J'aime mon pays, mais je n'ai aucune perspective ici», glisse-t-il, en regardant ses amis jouer au frisbee, alors qu'il est bientôt 23h.
On s'assied à côté de lui, il a envie de parler, on l'écoute. «On a des choses à apporter à l'Europe, même si on est un pays pauvre. On a un savoir-faire.» On lui parle de la Transnistrie, il n'y est jamais allé, mais il sait qu'il s'agit d'un problème à régler pour intégrer l'Europe. Comment Bruxelles pourrait-il tolérer un état, la Moldavie, qui dispose d'un territoire géré directement par la Russie? Comment imaginer que tant que l'armée russe sera opérationnelle sur le territoire ukrainien, l'Europe pourra ouvrir ses portes à la Moldavie? Mihail ne répond pas. «Je ne sais pas. Cela ne me concerne pas.»
Retour à Tiraspol en ce mercredi matin, où le soleil se lève sur la Dniestr, ce fleuve qui donne son nom à la République. Des pêcheurs ont sorti leur matériel, il pleut légèrement, mais le temps est agréable. Le café se prend en terrasse, les enfants vont à l'école, et, à l'autre bout du continent ou presque, le groupe servettien s'apprête à arriver à l'aéroport pour prendre l'avion et arriver à Chisinau.
Lorsque les Genevois arriveront en fin d'après-midi, ils prendront le bus pour effectuer les 90 minutes de trajet entre la capitale moldave et celle de la Transnistrie. Il faudra donc passer le checkpoint, avec une bonne nouvelle, déjà: Gaël Ondoua et son passeport russe seront (beaucoup) mieux accueillis qu'à Glasgow où le milieu de terrain n'avait pas eu le droit de se rendre. Lui sera en territoire ami ce mercredi et Servette, d'ailleurs, n'arrivera pas en territoire ennemi.
L'intérêt autour de la venue des Genevois est en effet quasiment inexistant en ville et il ne faut pas s'attendre à un match traquenard jeudi, bien au contraire. Le stade sera loin d'être plein, l'atmosphère tout sauf hostile. Tiraspol vit sa vie, en marge de l'occident, sans y prêter grande attention, et Servette devra disputer un match de football dans un stade absolument magnifique, face à un adversaire de valeur plus ou moins similaire à la sienne, ni plus, ni moins.
Pour les joueurs, il n'y aura sans doute rien à retirer de ce voyage, qui ne dérogera en rien au traditionnel triptyque avion-hôtel-stade, mais pour les supporters les plus curieux et ouverts à l'aventure, alors ce périple en Transnistrie pourrait figurer tout en haut de la liste des souvenirs des déplacements européens.
Les Coupes européennes ont été créées aussi pour ce genre de voyages
Et l'on se prend alors à penser à Jacques Ferran, le fondateur des Coupes d'Europe, il y a près de 70 ans, et à le remercier chaleureusement pour son illumination. Il avait eu, avec quelques amis et connaissances, une idée, une vision: celle de faire s'affronter les meilleurs clubs de chaque pays afin de savoir qui était le meilleur, tout simplement.
Grâce à lui, grâce à cette volonté, des peuples se sont rapprochés, se sont découverts et, Servette et ses supporters, en ce mercredi, vont atterrir à Tiraspol, une ville qu'ils n'auraient jamais visité sans le football. Des cultures qui s'ouvrent les unes aux autres, avec leurs différences, leurs richesses, leurs turpitudes, leurs problèmes et leurs beautés, voilà l'esprit de la Coupe d'Europe, tout simplement.
Avec toute l'ironie d'arriver dans un état, la Transnistrie, qui se veut hors de l'Europe, mais rêve d'y briller sur sa scène footballistique et met de grands moyens financiers pour faire du Sheriff une équipe capable de battre tout le monde, du Real Madrid il y a deux ans à Servette, peut-être, ce jeudi. Même Jacques Ferran ne l'aurait pas imaginé, sans doute…