Il fut un temps, pas si lointain, où des stars du football mondial mettaient le cap sur la Suisse. Des légendes comme Günter Netzer (GC), Karl-Heinz Rummenigge (Servette) ou Uli Stielike (Xamax), des champions du monde comme les Italiens Giancarlo Antognoni (Lausanne) ou Marco Tardelli (Saint-Gall) ont tous évolué dans notre pays dans les années 1970 et 1980. La ligue suisse, et ses clubs romands en tête, était encore attractive sur le plan financier pour ces grands noms au crépuscule de leur carrière. Depuis lors, tout a changé et l’écart s’est creusé avec les grandes ligues européennes.
Les grands joueurs terminent désormais leur parcour en Chine ou au Qatar. Même la Moldavie, en l’occurrence le Sheriff Tiraspol, promet des meilleurs salaires. Notre championnat, lui, s’est spécialisé dans la formation. Les clubs ne peuvent plus attirer que des joueurs très jeunes et en grande partie inconnus. D’autres tentent l’aventure dans nos contrées pour prendre un nouveau départ. La Suisse, terre d’escale en attente d’un avenir meilleur.
Ces joueurs prometteurs viennent de plus en plus d’Afrique. Un phénomène qui va de pair avec l’éclosion en Suisse de nombreux espoirs d’origine africaine. C’est aussi grâce à ces talents que l’équipe de Suisse a connu l’ère la plus prospère de son histoire. Lors du dernier Euro, Breel Embolo, Denis Zakaria, Kevin Mbabu ou Manuel Akanji ont joué un rôle clé. Cet automne, le joyau Noah Okafor a brillé sous le maillot national.
«Nous avons appelé des forces de travail, ce sont des hommes qui sont venus», avait écrit l’écrivain suisse Max Frisch. Une maxime qui s’applique aussi au football. Pendant trop longtemps, l’intégration et l’accompagnement des joueurs originaires d’Afrique en particulier n’ont pas été à la hauteur. Leur talent n’a pas été estimé à sa juste valeur. Le football helvétique n’a pas été épargné pas le racisme. C’est encore le cas aujourd’hui, comme l’ont récemment rappelé les attaques envers les gardiens noirs Timothy Fayulu et Mory Diaw. Mais la donne a changé.
Daby Samba est le pionnier
Dans les années 1980 et 1990, relativement peu de footballeurs africains posent leurs valises en Suisse. A l’époque, les clubs privilégient les légionnaires en provenance d’Europe de l’Est et des pays du Nord. Des choix qui ne sont pas dénués de préjugés néocolonialistes sur le «choc» culturel et climatique ou le prétendu caractère des joueurs.
C’est à Genève que le premier joueur d’Afrique noire est licencié dans un club du pays. Daby Samba, né au Sénégal, est repéré par un entraîneur français travaillant à Dakar. Après un passage à Thonon, l’attaquant signe à l’Urania Genève Sport en 1967. Il avait alors 25 ans. «Peut-être que des gens me regardaient un peu bizarrement, mais j’ai reçu un accueil magnifique», racontait l’ancien joueur d’UGS, aujourd’hui âgé de 79 ans, dans une interview accordée à Watson.
«J’étais fort, c’est clair que ça aide à se faire accepter», s’amuse celui qui n’a jamais quitté le bout du lac. Le racisme? Il n’en a jamais été victime, assure-t-il: «Les gens venaient plutôt vers moi pour discuter ou boire une bière.» Sa vraie désillusion a surtout été financière. Il ne percevait que 150 francs par mois, bien moins que ce qu’il espérait. Les voisins servettiens payaient «trois fois plus», selon ses souvenirs. À cause de ce salaire modeste, Daby Samba a raccroché les crampons plus tôt qu’escompté, devenant notamment concierge aux Bains des Pâquis.
Traités comme des marchandises
Un exemple pionnier qui incarne aussi les déboires des footballeurs africains en Europe. De nombreux joueurs ont été recrutés avec de grandes promesses restées sans lendemain, victimes d’agents ou de dirigeants cupides. L’un des premiers à avoir flairé le filon s’appelle Robert Zeiser.
Dans les années 1990, le fondateur de la chaîne de meubles alémanique Lipo ne cache pas vraiment ses intentions. «Il y a des gens qui investissent dans des actions. Moi, j’investis dans des footballeurs. Mais je ne suis pas un esclavagiste pour autant», expliquait-il dans les colonnes du magazine «Sport». Le pasteur n’y voit aucun problème éthique, au contraire, il se considère comme le «pasteur Sieber». «Tous ces jeunes joueurs rêvent d’Europe. Ils sont tous reconnaissants d’avoir cette chance. S’ils viennent d’Afrique, ils ont aussi besoin d’habits chauds et de bonnes chaussures. On s’occupe bien de ces gens.»
Cette forme d’arrogance – déjà colonialiste à l’époque – avait fait beaucoup de bruit et valu à Robert Zeiser une avalanche de critiques.
Un champion de Suisse multiculturel
Cette période a néanmoins marqué le début d’une nouvelle ère. Le quadruple champion de Suisse en titre, Young Boys, mise avec succès sur l’intégration de joueurs africains depuis plusieurs années. «La Suisse est idéale pour ces joueurs, explique Christoph Spycher, directeur sportif du club bernois. Il est beaucoup plus facile de s’intégrer, notamment pour les joueurs francophones. En Allemagne par exemple, l’ambiance au sein des clubs est aussi un peu plus froide que chez nous.»
L’ancien défenseur de l’équipe de Suisse point aussi du doigt l’aspect financier: «En Amérique du Sud, même des joueurs talentueux qui évoluent en deuxième division sont hors de prix.» En Afrique, le réservoir est énorme. «Sur place, des structures peuvent encore être développées. Avec YB, nous nous y sommes bien sûr aussi fait un nom. Le fort pourcentage de joueurs issus de ce continent dans notre équipe suscite un certain effet d’attraction.»
Christoph Spycher en profite pour tordre le cou aux clichés éculés sur les lacunes tactiques des footballeurs africains, trop «joueurs», pas assez rigoureux. «À cet égard, la grande majorité sont des exemples à suivre, de vrais professionnels.»
L’équipe, reflet de la ville
Le dirigeant reconnaît que l’intégration dans l’équipe bernoise ne va pas forcément de soi: «Il faut parfois un peu plus de temps pour connaître le contexte familial. Mais ils apportent beaucoup sur le plan footballistique et ce sont aussi des personnalités précieuses pour le groupe par leur charisme.»
Sur ce point, Christoph Spycher tient à préciser: «Chacun a son tempérament, chacun a sa personnalité. Il y a d’énormes différences entre chaque joueur de l’effectif.» Le directeur sportif revendique aussi la diversité de son équipe, qui est à l’image de la ville: «Berne est la capitale d’un pays multiculturel et moderne. Notre équipe s’intègre parfaitement dans cet environnement.»
Young Boys est loin d’être une exception dans le pays. En Suisse romande, le Lausanne-Sport fait «encore mieux». Au sein de la structure Ineos, le club vaudois bénéficie des échanges soutenus avec l’OGC Nice en France et le Racing Club Abidjan, en Côte d'Ivoire. Ce club formateur a été fondé par Souleymane Cissé, actuel directeur sportif du LS. Trois anciens membres de cette académie jouent un rôle important en équipe première. Milieux de terrains prometteurs, Jean N’Guessan (18 ans), Brahima Ouattara (19 ans) et Thomas Trazié (22 ans) ont régulièrement évolué en tant que titulaires dans cette première partie de saison.
Un coup d’œil à la liste actuelle des meilleurs buteurs de la Super League suffit pour voir l’influence des footballeurs d’origine africaine. Avec Assan Ceesay (FCZ), Jordan Siebatcheu, Wilfried Kanga (tous deux en YB), Kaly Sène (GC), Elie Youan (Saint-Gall) et Grejohn Kyei (Servette), ils sont six parmi les dix artificiers plus prolifiques de l’élite.
Au total, 122 joueurs africains ou nés de parents africains sont actuellement sous contrat dans les deux ligues professionnelles en Suisse. Une tendance à la hausse.
Une plus grande autonomie
Alain Geiger, l’entraîneur du Servette FC, est un fin connaisseur du football africain. Il a entraîné plusieurs clubs algériens (la JS Kabylie, l’ES Sétif, le Mouloudia d’Alger ou le MO Béjaïa), avant de s’asseoir sur le banc grenat. Le Valaisan apprécie l’autonomie de ces footballeurs dès leur plus jeune âge. «En Afrique, les joueurs apprennent très jeunes à assumer des responsabilités et à voler de leurs propres ailes. Qui porte le sac des jeunes footballeurs suisses? Ce sont les parents. Et c’est la mère qui nettoie les chaussures de foot à la maison», compare Alain Geiger.
Un autre Romand connaît bien le sujet. Michel Decastel, ancien entraîneur de Sion et de Xamax, a travaillé pendant plus de dix ans en Afrique. «Il y a désormais beaucoup d’académies sur le continent. Les joueurs y sont très bien formés dans tous les domaines», explique le Neuchâtelois. Pour permettre à ces footballeurs de s’épanouir en Suisse, l’intégration est décisive. «C’est dans ce registre que l’entraîneur joue un rôle clé. Il doit les inciter à ne pas s’isoler, à aller vers leurs coéquipiers. Sinon, cela peut entraîner des problèmes de cohésion.» À cet égard, Michel Decastel salue justement le travail «exemplaire» de clubs comme YB, Saint-Gall, Zurich et Lausanne.
Daby Samba n’aurait jamais imaginé, lorsqu’il a atterri à Genève dans les années 1960, à quel point le football suisse bénéficierait aujourd’hui de cette riche diversité.
(Adaptation par Ugo Curty)