Messi contre Mbappé. Un maestro blanc de 35 ans contre un prodige de 23 ans. Entre les deux, la prime de la popularité mondialisée, surtout au sein de la jeunesse, devrait en théorie aller à Mbappé, le numéro 10 des Bleus.
Erreur. Regardez les enquêtes d’opinion – plus ou moins fiables, il est vrai – dans de nombreux pays. Lisez la presse internationale, surtout dans les pays pauvres et émergents. Lionel Messi y est superstar. D’abord parce qu’il occupe le devant de la scène footballistique depuis deux décennies, avec en bandoulière son record inégalé de sept Ballons d’or. Ensuite parce que la France souffre d’un handicap: l’Occident, même métissé, est aujourd’hui de plus en plus rejeté. Et qu’ils soient noirs ou blancs de peau, les «Bleus» sont à leur tour victimes de ce ras-le-bol.
Sur les réseaux sociaux? Avantage à la France
Exagérée, cette analyse? Oui, sur le papier et sur les réseaux sociaux. Avec 6,8 millions de followers sur sa page Facebook, l’équipe de France de football est loin devant l’Albicéleste, qui en compte deux millions de moins. Idem sur Twitter, avec 5,9 millions pour les Bleus contre cinq millions pour les coéquipiers de Lionel Messi.
On continue sur Instagram? Là, cela vire au fossé. Treize millions d’abonnés pour Mbappé, Giroud, Griezmann et tous les autres au maillot bleu foncé frappé de deux étoiles. Dix millions pour les Argentins. Un tiers de supporters en plus. De quoi faire exploser la planète internet lorsque la finale du Mondial s’ouvrira à 16h ce dimanche 18 décembre.
Sauf que les réseaux sociaux sont trompeurs. La rue parle autrement. D’autant que dans de nombreux pays où la démographie galopante rime avec misère économique, l’accès à l’internet demeure épisodique.
Popularité individuelle des joueurs argentins
Regardons donc deux autres indicateurs. Côté numérique, les followers par joueur. Là, la relation est personnelle. L’amour est moins professionnel, moins commercial. Le follower individuel, c’est la vignette Panini du clic. On choisit. On soutient. On dévore les nouvelles sur son joueur préféré. Or là, tout se renverse. Messi est un empereur de l'ère numérique. 245 millions de suiveurs pour le meneur de jeu de l’Albiceleste sur Instagram contre environ 80 millions pour Kylian Mbappé. Au total: 540 millions de suiveurs pour les 23 joueurs argentins, contre 240 millions pour leurs adversaires français.
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Et puis il y a la rue. La France? Magnifique équipe. Solide. Incontournable. Mais peut-être trop puissante. Ironie absolue: les Bleus ont une moitié de joueurs issus de l’immigration. Ils incarnent le melting-pot pour lequel plaident avec leurs pieds tant de populations jetées sur les routes de l’exode par la pauvreté.
A l’inverse, l’Argentine est, depuis toujours, le pays le plus européen d’Amérique latine. Lionel Messi lui-même, né à Rosario, est un enfant d’immigrés italiens de la troisième génération. L’un de ses arrières-grands-pères venait d’Ancône. Messi et les siens, ou la réussite arrachée sur les terrains du Vieux continent qui était celui de ses ancêtres.
Diversité vs intégration et réussite
La France? «Son équipe est diverse, mais il suffit de lire les nouvelles chaque jour pour savoir que le pays se referme sur lui-même» notait, en plein Mondial, la radio américaine NPR. L’intellectuelle française d’origine malienne Rokhaya Diallo, très écoutée aux États-Unis, l’a répété: impossible de se croire capable de devenir Mbappé, dont les parents sont d’origine camerounaise et algérienne.
«C’est l’idée de l’exception, juge-t-elle. Comme si vous deviez être exceptionnel pour être vu. En France, vous ne pouvez pas être une personne ordinaire et être considéré comme faisant partie du tissu national. Il faut être le meilleur artiste hip-hop, le meilleur acteur, le meilleur joueur de football. C’est très difficile d’être vu et d’être considéré.»
La France profite des talents africains
Autre procès fait à l’équipe de France: vider les pays d’origine de ses footballeurs de leurs talents. Là aussi, le reproche est connu. Rendu encore plus impopulaire depuis la guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie qui pénalisent par ricochet les pays les plus fragiles (dépendants de l’aide alimentaire), l’Occident reste perçu comme exploiteur.
«Les nations africaines ont traditionnellement échoué en Coupe du monde en raison d’un manque de vedettes. De nombreux joueurs de renom ont également migré vers d’autres pays en tant qu’immigrés, laissant souvent ces nations à court de stars» estimait, juste avant le Mondial Qatari, un commentateur indien.
«Dans une partie de l’Afrique francophone, on assiste à une montée du sentiment anti-français. Des mouvements citoyens font de l’opposition à la France leur cheval de bataille. Le football n’y échappe pas, alors que les Bleus sont aujourd’hui une équipe largement Africaine» note la BBC britannique, énervée peut-être par l’élimination de l’Angleterre par les coéquipiers de Mbappé en quarts de finale.
L’Argentine, «exception européenne» en Amérique latine
Interviewé par la radio britannique en 2022, le rappeur camerounais Valsero a donné le ton: «La jeunesse africaine actuelle qui est sur les réseaux sociaux, qui a une large ouverture sur le monde, qui voit ce qui se passe ailleurs, aspire à d’autres horizons que la Françafrique. C’est tout à fait normal que cette jeunesse-là veuille revisiter les relations entre la France et l’Afrique. J’ai l’impression que les élites françaises ne comprennent pas ce besoin d’ouverture d’horizon des jeunes actuels.»
Attention: il ne parlait pas de football. Car une fois la finale entamée sur le terrain, beaucoup de choses peuvent changer. Nuance obligatoire: «On en parle pas mal dans les bars en disant que l’équipe argentine est raciste. On cible aussi l’absence totale de joueurs noirs dans la sélection», raconte au quotidien français «Le Parisien» une journaliste basée au Gabon.
L’Asie? Plutôt dans le camp Messi. L’Amérique latine? Évidemment pour l’Argentine, même si ce pays a toujours pris soin de jouer de son exception blanche, européenne, moins métissée que la moyenne de ses voisins. L’Afrique? Pas simple pour la France, à la fois aimée et mal aimée.
«La Coupe du monde a toujours été politique», estime l’essayiste Français Pascal Boniface, auteur de «Géopolitique du Sport» (Ed. Dunod). N’oublions pas que les Saoudiens ont battu l’Argentine. Pour la première fois, d’ailleurs, tous les continents étaient représentés lors des huitièmes de finale, ce qui n’est pas habituel.» La mondialisation brouille toutes les frontières. Y compris celle du ballon rond.