Sur les cinq buts marqués pendant le match entre la Suisse et la Serbie, Jovan n'en a vu aucun en direct. Pourtant, le match très disputé entre les deux nations a défilé sur l'écran juste à côté de lui. Mais pendant 90 minutes, Jovan était bien trop occupé à expliquer au seul Suisse présent dans un pub de Belgrade plein à craquer pourquoi rien ne se passera jamais comme prévu pour la Serbie lorsqu'il s'agit de football.
«En tant que peuple, nous sommes bien trop émotifs. Chez les Serbes, il y a toujours beaucoup trop d'émotions en jeu, explique ce Belgradois de grande taille à la barbe noire. Cela se met toujours en travers de notre chemin, et pas seulement sur le terrain de foot.»
Jovan aura raison ce soir-là. Les Serbes échouent face à la Suisse et sont éliminés (défaite 2-3). Personne n'est vraiment déçu dans le pub de Belgrade. Car justement, on l'avait bien vu venir.
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La Serbie a soif de nouveaux héros
La Serbie, une nation de sept millions d'habitants, l'Etat de l'ancienne grande puissance sportive yougoslave, le pays à la capitale coquette et à l'histoire difficile: elle aurait besoin de nouveaux héros sportifs vers lesquels se tourner et grâce auxquels elle pourrait détourner le regard de son sombre passé. Bien sûr, il y a le talentueux tennisman Novak Djokovic ou Nikola Jokic, deux fois «Most Valuable Player» en NBA. Mais ils ne suffisent pas à faire oublier le traumatisme national.
C'est justement maintenant, durant le triste apogée de la guerre en Ukraine, que le vieux traumatisme, la déchirure entre l'Est et l'Ouest, refait surface. Le président serbe Aleksandar Vučić a jusqu'à présent refusé fermement de soutenir les sanctions occidentales contre le régime russe. Avec la Turquie et la Biélorussie, la Serbie est le seul pays d'Europe à fermer les yeux face à Vladimir Poutine. Le partenaire commercial que représente la Russie est trop important.
Et les blessures laissées par la guerre du Kosovo à la fin des années 1990 sont trop profondes. Au printemps 1999, l'OTAN avait stoppé les seigneurs de guerre serbes par une attaque dévastatrice. Les Serbes n'ont toujours pas pardonné à l'alliance. Et aujourd'hui encore, le conflit avec le Kosovo — qui, aux yeux de la plupart des Serbes, n'est rien de plus qu'une «république serbe sécessionniste» — se rallume régulièrement.
La double signification de l'aigle bicéphale
Les discussions animées qui ont précédé le match Serbie - Suisse l'ont notamment montré. Les Serbes n'ont pas oublié que les deux joueurs de l'équipe nationale suisse d'origine kosovare, Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka, ont célébré leurs buts en 2018 en mimant l'aigle bicéphale avec leurs mains. Ce signe est généralement perçu comme un symbole du nationalisme albanais, même si les Serbes aiment faire remarquer que l'aigle bicéphale, cet ancien emblème royal byzantin, figure également sur le drapeau serbe.
Dans le pub de Belgrade, en tout cas, presque à chaque fois que Xhaka ou Shaqiri ont le ballon, on les hue bruyamment. Vladimir Filipovic, responsable de la rubrique des sports de «Blic», le plus grand journal de Serbie, a cependant déclaré lors d'un entretien d'avant-match que la politique ne jouait plus un grand rôle dans le football serbe cette année. «La moitié de notre équipe n'était même pas née lorsque la guerre s'est terminée ici. Ils ne veulent pas se replonger dans ces vieilles histoires.»
Sur le terrain, les émotions entre Xhaka et les joueurs serbes ont tout de même repris le dessus. Comme le disait Jovan: On ne gagne pas un match de football avec trop d'émotions. C'est au moins la leçon que les Serbes devraient avoir tirée de leur histoire.