C’est l’histoire d’un fan de hip-hop devenu l’un des leaders du streetwear en France, en l'espace de dix ans. Eh oui, Sébastian Strapazzon, 42 ans, habille une grande partie de la scène rap francophone. Aujourd’hui, il collabore même avec Migros et imagine des modèles plus originaux les uns que les autres. Mais comment ce Jurassien d’origine et plâtrier de formation a-t-il réussi à séduire son petit monde? Le verra-t-on bientôt s’installer dans la capitale de la mode plutôt que de rester dans le canton de Vaud? Doute-t-il parfois de sa légitimité dans le milieu du streetwear? Interview.
Avant de te lancer dans le design de vêtements, tu bossais sur les chantiers, c’est juste?
Sébastian Strappazzon: Oui, tout à fait. En fait, pour comprendre le pourquoi du comment, il faut remonter au temps de ma scolarité. J’étais en classe développement, il s’agit d’un enseignement spécialisé en effectif réduit avec un programme, disons, facilité. À 16 ans, j’ai voulu devenir graphiste et j’étais allé voir une conseillère d’orientation qui m’a expliqué que ce qui se rapprochait le plus de ce que je voulais faire était le métier de plâtrier-peintre. Comme je ne suivais pas une formation dite standard, je me suis rabattu sur cette option pas très convaincante. Mais à cet âge-là, on n’a pas vraiment le recul pour comprendre qu’on est en train de se faire ken… Je veux dire, si on m’avait dit de faire grutier, j’aurais fait grutier, je pense… J’ai donc accepté, mais j’étais tout de même frustré parce que je kiffais le dessin et créer des choses.
Comment ça se fait que tu te sois intéressé à la mode?
J’avais envie d’être dans le game [il sourit]. À côté, je faisais de la musique avec mes potes et j’ai aussi fait un peu de graff avant de me faire choper par la police… En gros, j’avais envie de me faire ma place. Un jour, je me suis dit que j’allais tenter de créer ma marque de vêtements. Je trouvais que la mode et le design de vêtements était un moyen d’expression hyper cool qui, en plus, pouvait être diffusé un peu partout. C’est comme ça que j’ai lancé Alias One.
Lancer sa marque tout seul, sans avoir fait d’études en plus, c’était un gros pari!
C’est clair et il ne faut pas oublier qu’on est dans les années 1990. À cette époque, peu de gens se lançaient là-dedans. Après, je disais «ma marque», mais c’était faux [rires]. En fait, je faisais de la sérigraphie sur T-shirt et c’était surtout pour mes potes. Et puis il y a rapidement eu un engouement pour ce que je faisais. Mes potes portaient, les potes de potes portaient et les premières boutiques ont commencé à me contacter pour pouvoir vendre mes créations. C’est là que j’ai pris conscience qu’il y avait des gens qui s’intéressaient à ce que je faisais. Mais à l’époque, je ne pensais pas encore au business ou autre. Dans ma tête, j’allais rester ouvrier toute ma vie, tu vois. La mode, c’était juste un hobby.
Comment est-ce que tu as réussi à approcher des rappeurs pour qu’ils portent ta griffe?
Eh bien comme mes potes faisaient du rap, ils avaient eux-mêmes des amis rappeurs et ainsi de suite. Sans oublier que je faisais aussi du BMX. Ça m’a aussi permis de toucher des gens qui étaient là-dedans. Je cotoyais par exemple des mecs dont les grands frères faisaient partie de La Brigade, un groupe ouf de l’époque. Par ce biais-là, j’ai rencontré Casey et Sheryo de Anfalsh. De fil en aiguille, j’ai également commencé à habiller des mecs de La Rumeur puisqu'ils faisaient partie du même cercle. Ce qui fait que quand tous ces gens venaient en Suisse, et bien ils me contactaient et ils squattaient trois quatre jours dans mon studio d’enregistrement que j’avais aménagé pour ma marque.
Si je comprends bien, tu as surtout habillé des rappeurs français à l’époque. Le rap suisse ne t’intéressait pas?
En fait, même s’il y avait déjà du rap suisse, j’étais beaucoup plus fasciné par ce qu’il se passait en France. Je me souviens d’ailleurs d’une époque où je vendais ma marque dans des cités derrière mon coffre de voiture. Après, je connaissais pas mal de gars de banlieues qui m’adoraient et qui m’ont pas mal poussé.
J’imagine que le style de tes créations était aussi propice à plaire à un certain public, non?
Oui, c’est clair. J’avais un style un peu kaïra à l’époque. Et en plus des rappeurs, j’habillais beaucoup de mecs qui faisaient de la boxe, par exemple. Bref un truc très, très street. Tout ça m’a permis d’approcher plein de gens et de me faire un nom dans le milieu.
Au final, tout ce que tu as appris, c’était surtout sur le tas…
Exactement. D’ailleurs pour l’anecdote, le magazine spécialisé «Radical», m’avait contacté pour m’offrir une page de pub, le tout gratuitement. Je ne pouvais pas laisser passer cette opportunité. Sauf que je n’avais aucune idée de ce que je devais faire. Je n’avais pas d’ordinateur, rien… Tout ça pour dire que ça m’a appris à aller chercher un photographe, à créer une mise en scène, envoyer mon contenu au bon format. Pareil pour la production. Quand je suis arrivé chez le sérigraphe à Morges pour faire imprimer mes dessins sur des T-shirts, il m’a dit qu’il ne pouvait strictement rien faire avec ce que j’avais apporté. C’est là que j’ai appris qu’il fallait présenter des fichiers vectoriels...
Y a-t-il déjà eu des fois où tu as voulu baisser les bras?
Tout le temps! Franchement, tout le temps! En fait, c’était surtout une question de thune. Le textile, ça coûte énormément d’argent et ce n’est pas rentable du tout. Pour te dire, au début, je bossais au chantier et je mettais de l’argent dans ma marque que je finissais par perdre. Mais ça se diffusait quand même. Après, j’ai commencé à être rigoureux et si je dépensais 250 balles pour faire des T-Shirts, il fallait que ça m’en rapporte 300. Avec ces 300 francs, je refaisais des T-shirts, et ainsi de suite. Plus tard, j’ai pu agrandir mes collections, mais sans jamais me verser de salaire. Mon revenu, je l'avais grâce à mon job de plâtrier-peintre. Comme je te l’ai dit: au départ, tout ça, c’était un hobby. Jamais je n'aurais pensé que ça me sortirait du chantier.
Tu dis souvent que tu pensais mettre trois ans pour lancer ta marque alors que tu as mis 20 ans...
Tout à fait. Ce qui était frustrant, c’est que je faisais les choses bien, je regardais la concurrence que je trouvais pas mal mais pas ouf non plus. Pourtant, eux, arrivaient à en vivre. Du coup, je pensais que ça allait me prendre trois ou quatre ans pour me faire ma place. Et en fait, non. Après, il faut dire que mon parcours était un peu en dent de scie. Parfois ça marchait hyper bien et d’un coup, je n'avais plus d’argent pour continuer à exister donc pendant six mois, je disparaissais et je finissais par tout recommencer à zéro. Dans ce milieu, si t'es pas là tout le temps, tu te fais vite oublier. D’autant plus qu’on parle d’une époque avant Internet et c’était vachement plus difficile qu’aujourd’hui.
Comment ça se fait que tu aies tenu le coup, alors?
Eh bien, parce qu’à chaque fois que j’ai voulu baisser les bras, j’avais une petite victoire. Je me souviens bien qu’une fois je me suis dit que j’arrêtais parce que ça commençait à devenir relou, et là Sinik m'avait contacté pour porter mes créations. Je ne pouvais pas me résoudre à m’arrêter… Il y a aussi des boutiques qui m’ont approché pour me demander de les fournir. Au-delà de ça, lorsque je voulais m’arrêter, je me demandais souvent: «Bon bah, je fais quoi maintenant?». J’avais toujours des idées.
C’était quoi le déclic qui a fait que tu as pu vivre de ta passion?
Honnêtement, il y a des moments où j’aurais pu balancer le chantier et me lancer. Mais j’avais peur. Il faut dire que j’ai été conditionné à penser qu'il fallait avoir un seul métier pour le restant de sa life. Du coup, vivre de ta passion, créer ta propre marque, pour moi, c’était impossible. C’est en 2014, quand Orelsan m’a proposé de créer une marque avec lui, que tout a changé. Ensemble, on a fondé Avnier et j’ai vite constaté que c’était une autre échelle. Une seule collection capsule nous a rapporté autant que ce que je faisais en deux ans de mon côté… Là, on entrait dans un autre game. On n’était pas juste sur un marché de niche en France. C’était tout le pays et une partie de la Suisse qui avait un œil sur notre marque. Et puis même, Orel me disait: «Non mais t’es fou, tu vas pas rester plâtrier». C’est lui qui m’a poussé en insistant sur le fait qu’on avait une marque ensemble. Au même moment, je me suis fait virer de mon travail et je suis allé au chômage. Je leur ai expliqué que j’avais une marque avec OrelSan mais ils s’en battaient les couilles. Ils m’ont d’ailleurs proposé un taff que j’ai refusé. J’ai donc fini par être pénalisé et j’ai décidé de me barrer. Au début, j’ai vécu avec un micro salaire jusqu’à arriver à un revenu normal aujourd’hui. Après, je dois avouer que le saut n’était pas facile.
Sans Orelsan, tu aurais quand même réussi, tu penses?
C’est très difficile à dire. C’est sûr qu’Orel a fait accélérer énormément les choses. J’ai pu profiter de la diffusion qu’il avait et ça m’a ouvert des portes. Après, je pense que, si je ne l’avais pas rencontré, je serais tout de même resté dans le textile, mais c’est très compliqué pour moi de voir comment les choses auraient pu tourner. Tout ce que je sais, c’est que j’avais ça en moi, que j’aurais continué, mais peut-être que je serais anonyme aujourd’hui, j’aurais peut-être une boutique dans la région ou pas. Je serais probablement encore emprisonné dans le chantier. C’est sûr qu’Orel a changé toute ma life.
Un designer suisse qui perce, c’est plutôt rare, non?
Hélas, c’est encore trop rare pour l’instant, mais je pense qu’on tourne un peu la page. Qu’on se le dise, la Suisse est un vivier créatif énorme, encore plus que dans certaines grandes villes! Ici il y a un truc qu’il n’y a pas ailleurs. Sauf que ça, personne ne le sait. À mon avis, on est en train d’assister à un coup de projecteur sur la Suisse grâce notamment à plein de rappeurs ou même des humoristes. Pour être honnête, je crois que d’ici quelques années, la Suisse sera le prochain Londres ou Paris. Ils se passent trop de trucs ici, c’est impossible de rester anonymes.
Encore faut-il que nos voisins, artistes compris, s’intéressent à nous…
Détrompe-toi! Moi quand j’invite des gens en Suisse, des Parisiens par exemple, ils pètent un plomb! Ils se disent: «Mais c’est quoi votre pays?! Il défonce!». Sans oublier qu’on a aussi des écoles comme l’ECAL. À force de rayonner chacun de notre côté, on va finir par faire une boule de lumière hyper cool. Dans l’idéal, il faudrait qu’on se rassemble tous et qu’on fasse une opération bulldozer pour ensuite aller sur Paris et montrer qui on est!
Est-ce que bouger à Paris, c’est obligatoire pour se faire un nom dans le milieu?
Eh bien en ce qui concerne le vêtement, il faut dire que Paris reste quand même un carrefour de la mode. Pourquoi? Parce que le textile fait partie du patrimoine français. Donc ça du sens de bouger là-bas pour se faire connaître, sans forcément s’y installer. La France dispose de beaucoup d’aides en ce qui concerne la culture contrairement à la Suisse. Ici, si tu es musicien, tu galères de ouf. Tu ne peux pas être «intermittent du spectacle», un statut qui existe chez notre voisin. D’où le besoin de bouger. Au final, c’est souvent une question d’argent. Il n’en faut pas forcément en avoir pour être créatif. En revanche, il en faut pour continuer à bouffer quoi.
En gros, si tu n’avais pas percé en France, tu n’en serais pas là aujourd’hui…
C’est triste, mais oui. Je l’ai vu pour Alias One. Si je n’avais pas fait parler de moi là-bas, je ne pense pas que ça aurait pris en Suisse. Ici, j’ai habillé Stress mais sinon, tout le monde s’en foutait un peu. Dès que j’ai habillé des rappeurs en France, les Suisses ont trouvé stylé. Ça a toujours été comme ça… De mon côté, j’ai aussi joué de ça au début. Les gens pensaient que la marque venait de la banlieue française. À noter que je viens aussi d’une génération où ce n’était pas vraiment stylé d’être Suisse. C’était beaucoup plus cool de dire qu’on venait d’ailleurs. Mais ça change. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les jeunes sont hyper fiers d’être suisses.
T’installer dans une capitale de la mode, tu l’envisages?
Non. Je deviens de moins en moins citadin de toute façon. Je suis trop bien dans le cocon où je vis maintenant. Pour moi, Paris, c’est une grosse lessiveuse. Quand j’y vais durant trois jours, je n’arrête pas. Quand je reviens, je suis en jet-lag et il me faut une semaine pour m’en mettre. Disons que là-bas, tout va plus vite, on rencontre plein de gens mais ça peut être éprouvant, même si c’est très positif pour mon travail.
Le milieu de la mode est plutôt toxique ou c’est juste un cliché?
Je vois ce que tu veux dire. On s’imagine un peu le cliché du requin. Mais je pense que c’est de moins en moins comme ça. C’est surtout la vieille école qui est dans cette vibe. Ce que je constate, c’est qu’il y a de plus en plus de jeunes qui lancent leur propre marque. Ensuite, il faut dire que je suis dans un réseau – qui est aussi celui d’Orel – très bienveillant. Les gens sont plus simples et naturels. Après, peut-être que dans la haute couture c’est différent. Mais je ne côtoie pas ce milieu, ça ne m’intéresse pas vraiment.
Tu te sens parfois comme un outsider, un imposteur?
Toujours! Le syndrôme de l’imposteur vit en moi. Je me demande souvent ce que je fais là. Comme je te l’ai dit, je n’ai pas fait d’études, rien. Et parfois, j’ai l’impression de ne pas avoir ma place. Là, par exemple, je suis invité à l’ECAL pour donner des cours et j’ai envie de dire: «Mais vous vous êtes trompés de mec» [il sourit]. Dans tout ça, j’ai de la chance d’avoir ma copine qui me rassure. Mais je t’avoue que dans mon esprit, je suis encore un ouvrier. Ça, c’est parce qu’on me l'a martelé quand j’étais gamin et c’est con. Je t'avoue que je me surprends encore à me dire que gagner de l’argent pour ce que je fais, c’est bizarre et qu’au fond, je n'ai pas un vrai boulot. Pourtant, le job de designer de vêtements, c’est beaucoup plus intense que ce que je faisais sur le chantier.