Le mystère de la synesthésie
Pourquoi certaines personnes voient les chiffres et les lettres en couleurs?

D'origine génétique, comportementale ou liée au développement du cerveau, la synesthésie reste un mystère malgré plusieurs études sur le phénomène. Pourquoi certains parviennent-ils à mélanger leurs sens et qu'est-ce que cela implique pour les concernés? Explications.
Publié: 10.09.2022 à 12:16 heures
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Dernière mise à jour: 10.09.2022 à 14:03 heures
La synesthésie a commencé à être étudiée au XIXe siècle.
Photo: Shutterstock
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Valentina San MartinJournaliste Blick

Vous voyez les lettres en couleurs? Vous associez des goûts ou des personnalités aux chiffres? Vous avez une image claire – peut-être même en 3D – du calendrier ou des saisons dans votre esprit? Eh bien sachez-le, vous êtes très certainement synesthète.

Loin d’être un trouble, un syndrome ou une maladie, la synesthésie (du grec «syn», «avec» et «aesthesis», «sensation») est un phénomène subjectif qui fait qu’on associe un ou plusieurs sens (vue, ouïe…) entre eux ou à un concept. Par exemple, certains synesthètes associent le sens de la vue à un chiffre: pour eux, le chiffre six sera d’une certaine couleur. Dans son étude intitulée «An Introduction to Synesthesia via Vladimir Nabokov», Jean-Michel Hupé, un chercheur spécialiste de la question depuis une bonne quinzaine d’années, rapporte qu’il existerait environ 60 types de synesthésies.

Les plus courantes sont les synesthésies spatiotemporel ou numérique (soit posséder une carte mentale permettant de visualiser le calendrier, ou des nombres) ainsi que l’association «graphème-personnification» (le fait d’attribuer des traits de caractère à des chiffres ou des lettres). «De manière générale, entre 1 et 20% des gens connaissent une forme de synesthésie», précise l’expert à Blick.

Tu ne vois pas les lettres en couleurs, toi?!

C’est très récemment que Hanna a découvert que tout le monde ne «voyait» pas la même chose qu’elle. «On discutait avec mon frère et de fil en aiguille, nous avons parlé des couleurs de nos chiffres. Pour nous, c’était un échange normal mis à part qu’on n’avait pas les mêmes associations. Mon 7 est jaune poussin, il est un peu rond et il m’est sympathique. Quant à mon 2, il est rouge, mon 3 est bleu et mon 4 est vert. En revanche, cette vision est limitée. Je suis incapable de voir une couleur pour 761’940, par exemple.» Elle et son frère décident alors de demander à leur mère quelles combinaisons elle voit: «Elle nous a regardés avec de grands yeux et ne comprenait pas ce qui nous prenait. C’est là qu’on a compris qu’on était un peu bizarres», s’amuse cette jeune franco-suisse de 27 ans.

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Hanna a découvert sa synesthésie au début de la vingtaine.
Photo: Stacy Guerci

Découvrir qu’on est synesthète lors d’une banale discussion, rien de très surprenant pour Jean-Michel Hupé: «En fait, beaucoup de synesthètes s’ignorent, jusqu’à découvrir, un jour, que cette particularité n’est pas partagée par tout le monde.» C’est notamment pour cette raison que la recherche en la matière reste complexe.

Eléonore Sulser, rédactrice en chef adjointe et journaliste culture au quotidien «Le Temps» raconte qu’elle a elle aussi découvert sa synesthésie un peu par hasard. «Je me souviens avoir été particulièrement interpellée lorsque j’ai découvert le 'Sonnet des voyelles' de Rimbaud: 'A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu…' Ça ne collait pas du tout. Pour moi, il y avait erreur. Si le O est effectivement bleu, le A est rouge.» À cette époque, Eléonore a une quinzaine d’années et décide d’aller poser la question à sa mère et son frère. «Pour eux, ça ne voulait rien dire. Ils n’associaient tout simplement pas de couleurs aux chiffres.»

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Elénore possède une synesthésie «graphème-couleur».
Photo: DR

Une découverte qui date du XIXe siècle

Mais alors, d’où vient la synesthésie et pourquoi se manifeste-t-elle chez certaines personnes et pas chez d’autres? «Il s’agit d’un phénomène très compliqué à appréhender puisqu’il s’agit d’une expérience subjective. On arrive donc aux frontières des neurosciences», note Jean-Michel Hupé.

Il n’empêche que la synesthésie a tout de même été identifiée au XIXe siècle. Il paraît donc étrange qu’on en sait encore si peu. «Au moment où on a découvert la synesthésie, il y a eu beaucoup d’engouement autour de ça. C’était à une époque où étudier la subjectivité n’avait rien de tabou», nous apprend le spécialiste.

Par la suite, soit vers la fin du XXe siècle, les scientifiques se sont rapidement tournés vers l’hypothèse d’une origine génétique. Et puis, avec l’avancée des technologies dont l’imagerie médicale, les experts ont envisagé une nouvelle piste: la synesthésie serait liée au développement du cerveau. «Aujourd’hui, on sait que c’est un peu un mélange de tout cela», signale l’expert avant d’ajouter que s’il n’y a pas un gène de la synesthésie, des études ont démontré qu’elle pouvait être due à des prédispositions génétiques.

On sait aussi que l’environnement a une influence sur la manière dont on imagine le monde. Les associations synesthésiques se développeraient pendant l’enfance. «Il suffit de mettre les pieds dans une salle de classe pour constater qu’il y a des alphabets colorés partout.» Certains enfants feraient donc des liens de manière inconsciente et finiraient par mémoriser ces associations lettres-couleurs avec l’âge.

Pour Jean-Michel Hupé, ce qui est remarquable, selon cette hypothèse, c’est que la plupart des synesthètes adultes graphèmes-couleur ne se souviennent pas avoir été exposés à un alphabet coloré dans leur enfance. Ou bien parfois disent, au contraire: «Je ne suis pas synesthète, je me souviens juste de l’alphabet coloré de mon enfance», avant de découvrir que les associations ne sont pas les mêmes que celles de l’alphabet auquel ils ont été exposés. Cependant, les cas où on a pu retrouver la source des associations font exception.

Ce set de lettres aimantées a influencé la manière dont certaines personnes voient la réalité.
Photo: DR

En 2013 des scientifiques ont constaté qu’un groupe de personnes partageaient des associations lettres-couleurs similaires. Il s’est avéré que sur les onze sujets, dix se sont rappelé avoir détenu le même ensemble de lettres aimantées vendu par Fisher-Price entre 1972 et 1989. Conclusion de l’étude: il est tout à fait possible qu’une série d’objets puisse avoir une influence sur le choix des associations entre lettres et couleurs. «Toutefois, cela n’explique pas pourquoi certaines personnes sont synesthètes et d’autres pas», avertit Jean-Michel Hupé.

La synesthésie: un truc d’artistes et de génies?

Et si la synesthésie était associée à certaines qualités, comme une grande créativité? Pour Hanna, sa synesthésie n’a pas vraiment de lien avec sa personnalité. Mais celle de son frère a davantage de sens: «Mon frère fait une école d’art et je crois que sa synesthésie lui permet de concrétiser certains projets. Il arrive à faire des associations avec ses sens et il transmet ensuite tout cela dans ses créations.»

Il est vrai que plusieurs artistes de renom comme Rimbaud, Proust, Pharell Williams ou encore Billie Eillish sont concernés par le phénomène. Il suffit de faire un petit tour sur Wikipédia pour le constater. La plateforme possède une liste de personnalités – généralement des artistes – qui détiennent cette particularité. Serait-ce donc là une preuve que la synesthésie est un truc d’artistes? Pas vraiment.

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Dans une étude publiée en 2015, Jean-Michel Hupé et sa collègue Charlotte Chun, ont démontré qu’il n’y avait pas une corrélation claire entre créativité et synesthésie. «Certes, il y a une tendance, mais trop faible pour parler de certitude», explique le chercheur.

Et les génies alors? Il s’avère que celui qui a contribué à faire connaître le phénomène n’est autre Daniel Tammet, écrivain anglais autiste et auteur du livre «Je suis né un jour bleu». Il est lui-même synesthète puisqu’il associe les chiffres à des couleurs et même à des traits de personnalité. C’est cette logique très intime qui lui a notamment permis de mémoriser les 22’514 premières décimales de pi.

Sans surprise, l’hypothèse selon laquelle la synesthésie est liée au spectre autistique n’a pas tardé à faire son chemin dans les milieux scientifiques. Une autre étude menée par le psychologue britannique Simon Baron-Cohen a abordé cette potentielle corrélation. Après avoir envoyé un questionnaire à près de 1000 autistes de haut niveau, l’expert et ses confrères se sont aperçus qu’entre 12 et 20% des sondés étaient synesthètes. «Néanmoins l’étude détenait plusieurs limitations», affirme Jean-Michel Hupé tout en précisant que ces dernières sont reconnues par les auteurs eux-mêmes et sont inévitables dans ce genre d’étude délicate à mener. «Il est possible que la synesthésie ait un lien avec l’autisme, mais rien n’est scientifiquement avéré. Et puis, même s’il y avait une preuve tangible d’un lien, cela n’implique pas qu’un synesthète a plus de chance d’être autiste.»

Avantage ou inconvénient?

Force est de constater que si la recherche avance en matière de synesthésie, beaucoup de questions restent encore en suspens. De son côté, Jean-Michel Hupé a arrêté de travailler sur le sujet pour se consacrer à l’écologie politique au Laboratoire FRAMESPA (France Amériques Espagne Sociétés Pouvoirs Acteurs), Université de Toulouse Jean Jaurès & CNRS.

S’il n’existe pas encore de réponses claires quant à son origine ou à la raison pour laquelle cette singularité se manifeste ou non, on peut tout de même se poser la question suivante: à quoi sert donc la synesthésie? Pour Jean-Michel Hupé, c’est clair: objectivement, la synesthésie n’a pas une utilité évidente. «Au mieux, ces doubles codages peuvent servir d’aide-mémoire. Mais il faut préciser que cela peut être vecteur de souffrances fortes», révèle le spécialiste qui se souvient avoir rencontré des personnes tellement surchargées par leurs associations qu’elles avaient du mal à se concentrer. «Cela me fait penser au célèbre cas du mnémoniste russe Solomon Shereshevsky qui avait une mémoire prodigieuse. Pour lui, chaque chiffre, lettre ou mot résonnait dans les cinq sens. L’homme a fini par devenir une sorte de cobaye pour le psychologue russe Alexandre Luria mais aussi une véritable bête de foire.»

Loin d’en arriver à de tels extrêmes, Eléonore considère sa synesthésie comme étant une manière plus poétique de voir le monde. «Ma synesthésie me permet de me rappeler de certaines choses. Je m’en sers par exemple pour me souvenir d’un code. Même si je m’emmêle parfois les pinceaux. Et puis, c’est assez fascinant de discuter avec d’autres synesthètes.»

En attendant que les sciences finissent de se creuser les méninges sur ce phénomène, on retient surtout que la synesthésie s’apparente à une autre manière de percevoir sa réalité. Et vous, vous voyez quoi?

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