Il y a des progrès qu’on ne peut applaudir qu’à moitié. Les quatorze nominations de la série «Squid Game» pour la cérémonie des Emmy Awards 2022 sont de ceux-là. D’un côté, c’est la première fois qu’une série non-anglophone se retrouve nommée dans la catégorie reine, celle de la meilleure série dramatique, et c’est indéniablement une belle reconnaissance de la diversité des créations sérielles. De l’autre, on aurait préféré que ce soit vraiment mérité. La superproduction diffusée sur Netflix ne manque certes pas d’intérêt mais elle est assez grossière, voyeuriste et très classique, sans compter un casting pas toujours à la hauteur. Il est d’autant plus permis de faire la fine bouche qu’une autre série coréenne aurait pu faire un carton plein. «Pachinko», disponible sur AppleTV+, est une superbe fiction passée injustement un peu inaperçue.
Rien à voir, ici, avec le jeu de massacre qui s’organise dans «Squid Game». «Pachinko» est une fresque dramatique ample et ambitieuse: l’histoire de la famille Baek, sur quatre générations et deux continents. Tout commence avec Yangjin qui, en 1915 à Busan en Corée, supplie une vieille femme un peu sorcière de lui accorder une descendance. En 1989, à New-York, Solomon convainc la multinationale qui l’emploie de le renvoyer dans son pays natal, le Japon, pour boucler le rachat crucial d’un terrain. De l’arrière grand-mère à l’arrière-petit-fils se déploient trois-quarts de siècle, des rencontres, des voyages semblables à des exils, des amours plus ou moins heureuses, une ascension sociale difficile et bien des drames.
Un extraordinaire travail d’écriture
La plus grosse partie est racontée à travers les yeux de Sunja, fille de Yangjin, jeune fille espiègle et intelligente qui partira au Japon pour rejoindre son mari, Coréen émigré. Abandonnant la narration linéaire adoptée dans le roman dont elle est tirée, la série mêle brillamment plusieurs trajectoires temporelles, avec une fluidité rarement observée. Chaque détail, chaque objet a son importance, se transmet et se retrouve au rythme des flash-backs et flash-forwards. À la fin, alors que tous les arcs narratifs (ou presque, car une saison 2 a d’ores et déjà été commandée) se rejoignent, on ne peut que saluer l’extraordinaire travail d’écriture de «Pachinko».
Mais ce n’est pas son seul coup de force. Avec tous les ingrédients indispensables aux grandes sagas qu’elle utilise, la série parvient à ne jamais sombrer dans le feuilleton mélo. C’est évidemment grâce à son casting, impeccable de bout en bout, à commencer par la jeune Min-ha Kim et la nettement moins jeune Yuh-jung Youn, qui interprètent Sunja adolescente puis grand-mère. Mais il y a aussi quelque chose de terriblement délicat dans la mise en scène. Ici, l’exil et le mal du pays se manifestent via le parfum d’un bol de riz, qui n’a pas la même saveur selon s’il a été cultivé en Corée ou au Japon. Les deux réalisateurs américains d’origine coréenne de la série, Kogonada (on lui doit le très beau film «After Yang») et Justin Chon («Blue Bayou») ont su capter le calme d’un petit port de pêche de Busan comme la saleté des bas-fonds d’Osaka ou la brillance moderne et métallique du Tokyo des années 1980.
Guerre, exil et mondialisation
Surtout, ils réutilisent avec virtuosité le principe de la petite histoire dans la grande pour mieux raconter les relations tumultueuses entre la Corée et le Japon, marquées par les annexions, l’immigration plus ou moins volontaire et la xénophobie. La grande aventure des Baek, tournée en coréen, en japonais et en anglais, s’inscrit dans un contexte géopolitique complexe et méconnu en Europe, mais aussi passionnant qu’universel. Car il est ici question d’identité et de déracinement, d’inégalités et d’ambition dévorante pour ces Coréens considérés, au Japon, comme des citoyens de seconde zone.
Au pays du Soleil Levant, le pachinko est une sorte de croisement entre une machine à sous et un flipper. Des billes de métal sont insérées dedans et rebondissent sur des obstacles avant de tomber dans des trous, sans que le parieur puisse avoir le moindre contrôle sur leur destination. Le parallèle entre ces billes et la destinée de personnages ballotés par les aléas de l’existence et de l’Histoire est évident. D’autant plus qu’ils subissent, comme les villes et les pays, le rouleau compresseur de la mondialisation. «Pachinko» montre comment la honte de soi se transmet toujours plus facilement que la fierté et les traditions de génération en génération, l’inéluctabilité de la disparition des mondes. Il y a là beaucoup de compassion et un brin de nostalgie, parfaitement résumées dans le regret d’une petite mamie coréenne, exilée à Tokyo depuis bien (trop) longtemps: «Mes petits-enfants ne comprennent même pas la langue dans laquelle je rêve.»