«Évitant toute erreur, j’attaque avec saveur / Fouettant l’auditeur, le touchant en plein cœur.» En 1990, JoeyStarr et Kool Shen le chantent sur toutes les dalles de la Seine-Saint-Denis, banlieue au nord de Paris: ils rappent. Le titre du premier tube de leur groupe, NTM, va droit au but («je rap», donc) et leur musique droit dans les oreilles des Européens qui n’en reviennent pas. Le mouvement rap et hip-hop vient (enfin) de prendre racine de l’autre côté de l’Atlantique, après des débuts aux États-Unis. Cette histoire culturelle peut paraître anecdotique, elle ne l’est pas. Et c’est précisément ce que raconte la série «Le Monde de demain», petit bijou à voir gratuitement sur la plateforme de la chaîne Arte à partir de ce lundi 10 octobre.
Réalisée par Katell Quillévéré et Hélier Cisterne, deux cinéastes dont le talent est proportionnel à la complexité des patronymes (on leur doit respectivement les superbes adaptations au cinéma de «Réparer les vivants» et «De nos frères blessés»), la série démarre dans les années 1980, alors que le rock règne encore en maître sur les ondes et chez les disquaires. On y suit quatre personnages: Dee Nasty, de retour des États-Unis et bien décidé à importer la musique découverte là-bas, Lady V, jeune fille qui rêve de percer dans le graff et la danse, et Bruno Lopes et Didier Morville, qui ne se font pas encore appeler Kool Shen et JoeyStarr parce que NTM n’existe pas. Tous se croisent de loin en loin avec un point commun: ils sentent bruisser le vent du changement et veulent l’accompagner.
Une révolution culturelle, sociale et politique
Dans la rue, des jeunes hommes tournoient, retombent toujours sur leurs pattes, et on appelle ça du «breakdance». Les murs se couvrent de graffitis que la mairie n’arrive plus à nettoyer et les fêtes clandestines en plein air se multiplient. L’essence du «Monde de demain», c’est de montrer que la révolution culturelle n’est pas que culturelle, justement. Elle est aussi sociale et politique. Comme Dee Nasty et Lady V, Bruno et Didier, issus de milieux populaires, ont la rage au ventre et la revanche aux lèvres. «C’est comme si des mecs avaient fait un partage du monde pour que les riches et les pauvres ne se mélangent pas, lance Bruno dans un monologue magnifique. Eux font de l’art pour passer le temps.»
Danser, chanter ou graffer sera pour les autres, ceux d’en bas, le moyen de grimper les échelons, de manger à sa faim, d’échapper aux coups d’un père violent ou d’oublier qu’un autre s’est fait la malle. L’avènement de cette contre-culture est aussi une reconnaissance de la diversité de la société. «Il n’y a jamais eu autant de Noirs à la télé», souffle ainsi Didier devant l’émission «H.I.P.H.O.P», diffusée sur TF1 en 1984.
Trois ans de travail
Sans surprise, cela ne se fait pas sans résistance, à l’image de ce disquaire qui refuse le premier 45 tours de Dee Nasty au motif que la clientèle hip-hop «n’a pas d’argent» et donc «n’achète jamais rien». Ou du père de Kool Shen, qui se demande quel est «le vrai projet, à part tourner sur le dos comme des guignolos». Mais «Le Monde de demain» a l’intelligence d’insérer ce propos éminemment politique dans un ensemble si bien écrit que cela ne ressemble jamais ni à une leçon, ni à un pamphlet.
La série, la plus chère jamais produite par Arte (et coproduite par Netflix, qui l’ajoutera dans quelques semaines à son catalogue), a nécessité trois ans de travail. Notamment parce que Katell Quillévéré et Hélier Cisterne ont tenu à associer les véritables protagonistes de l’histoire. Dee Nasty, comme Kool Shen et Joey Starr, ont eu un droit de regard sur les épisodes (qui, et c’est heureux, n’a pas débouché sur une hagiographie) mais également rencontré et coaché les comédiens. Melvin Boomer, danseur de formation qui enfile ici les baskets de Joey Starr, a ainsi visionné en boucle une vidéo de l’artiste pour imiter ses mouvements de breakdance.
Hommage aux oubliés
Il ressort de l’ensemble une énergie magnifique, sublimée par l’image grainée vintage et l’interprétation solide de l’ensemble du casting, le jeune Anthony Bajon et sa coupe mulet (dans le rôle de Kool Shen) en tête. Si Katell Quillévéré et Hélier Cisterne ont inséré beaucoup d’humour dans la série, ils n’oublient pas, entre les lignes, de rappeler que la mémoire collective ne retient pas tous les artisans d’une révolution. NTM a connu la gloire, mais le mouvement hip-hop, comme la quasi-intégralité des courants musicaux d’abord underground devenus populaires, a fini entre les mains d’industriels voraces et laissé des talents sur le bord de la route. La série est aussi un hommage à ces hommes et ces femmes tombés dans l’oubli, qui ont pourtant activement participé à la construction de ce «monde de demain».