Que valent quatre années d’une vie sur 41? Tout dépend de ce qu’on en a fait. Si, comme Ovidie, on a été actrice porno, alors il est fort à parier que tout le monde ne se souvienne que de ça. Longtemps assignée à ce premier métier, celle qui a pourtant tout fait depuis, ou presque, de la réalisation de films X à celle de documentaires, en passant par la tenue de chroniques et de podcasts, l’écriture de bandes-dessinées et d’essais, mais aussi l’obtention d’un doctorat de lettres, s’essaie cette fois-ci à la série.
«Des gens bien ordinaires», diffusée sur Canal+, raconte en huit très courts épisodes l’itinéraire de Romain, jeune étudiant en sociologie d’une petite ville française qui se lance comme acteur porno. Nous sommes à la fin des années 1990 et l’industrie, florissante, n’a pas encore été révolutionnée par le DVD ni Internet. Mais Romain n’est pas au bout de ses peines. Car si Ovidie se sert de ce personnage pour parler de ce milieu qu’elle a si bien connu, elle en change complètement les règles. Dans sa série, les rapports de genre et de pouvoirs sont inversés. Ce sont les femmes qui produisent et réalisent des films taillés pour elles, leur regard et leurs désirs, tandis que les jeunes hommes sont réduits à des objets interchangeables que l’on jette lorsqu’ils sont trop vieux. Ce sont elles qui reluquent sans vergogne les garçons dans les transports, eux qui subissent l’emprise toxique de relations conjugales délétères.
Navigant brillamment entre la comédie et le malaise, Ovidie signe une fiction intelligente, au point de vue bien moins ordinaire que le titre le laisse entendre. Blick l’a rencontrée à Paris et en a profité pour parler des (mauvais) films sur l’univers du porno, des luttes féministes et du «backlash» qu’elles rencontrent.
Blick: Pourquoi choisir d’inverser les rapports de genre dans cette série? Finalement, vous auriez pu raconter la même histoire sans ça...
Ovidie: Le problème c'est que pour la fiction, il faut toujours exagérer la dramaturgie. Si je n'avais pas inversé les genres et que j'avais mis une jeune fille de 18 ans dans ce rôle principal, cela m'aurait donc obligé à accentuer les violences, peut-être les représenter à l'écran. Or, je voulais faire ressortir la banalité du sexisme. Le principe de permutation des genres le permet sans pousser tous les curseurs à fond. Prenons le couple que forme le personnage principal, Romain, avec sa compagne, une professeure plus âgée. Cela crée une sensation de malaise, on les trouve assez mal accordés. Mais si j’avais mis une actrice de son âge, donc 18 ans, avec un homme de 30 ans, personne ne l’aurait remarqué.
De fait, il n’y a pas de violence graphique dans la série, quasiment pas de sexe ni de nudité non plus. Une scène de viol n’apparaît pas du tout à l’écran. Pourquoi tant d’ellipses?
Je trouvais ça inutile. Du sexe, j’en ai filmé, mais là où c’était nécessaire. Dans cette série dont le sujet n’est pas la sexualité, je ne voyais pas l’intérêt de la représenter. Le personnage de Romain n’est pas très intéressé par le sexe, mais plutôt par les relations d’amitié qu’il pourrait développer ou la politique. Et puis du cul, il y en a déjà partout. Il me semble que pour la scène de viol, on imagine bien ce qui a pu se passer. Ça ne sert à rien de tomber dans une sorte de «trauma porn».
Mais est-ce que les spectateurs l’imaginent aussi bien que les spectatrices?
Je pense qu’il doit y avoir des choses, des violences auxquelles ils n’avaient pas réfléchi et la série peut leur mettre le nez dedans. D’autant que le message passe mieux à partir du moment où ils peuvent s’identifier.
Il existe de nombreux documentaires et fictions dans l’univers du porno. Vous en pensez quoi généralement?
Tout ce que j’ai pu voir ces 25 dernières années était nul. Il n’y a pas un film, une série ou un documentaire qui soit sauvable à mes yeux. La quasi-totalité du temps, on a l’impression d’être au zoo. Il y a une mise à distance des protagonistes, avec eux d’un côté, et nous qui les observons comme des bêtes de foire de l’autre. Ce que je trouve intéressant, c’est de montrer au contraire à quel point ce sont des gens ordinaires. Dans ma série, le personnage de la réalisatrice, joué par Romane Bohringer, fait aussi du film d’entreprise; il y a un technicien qui bosse habituellement pour la télévision; un acteur qui met chaque sous de côté pour ouvrir son salon de coiffure. Tous ces gens-là, on pourrait les croiser au quotidien, cela pourrait être nous. Mais il y a une incompréhension de ce milieu-là. On y projette notre intimité, nos fantasmes. Et soit on s’excite dessus, généralement en culpabilisant derrière, soit on leur invente des parcours qu’ils n’ont pas forcément, avec de l’inceste, beaucoup de violence... Cela nous rassure de nous dire que ces gens ne sont pas nous. Alors qu’en réalité, ça peut être n’importe qui.
On voit dans «Des gens bien ordinaires» que Romain et sa meilleure amie, Isaure, ont un gros désaccord sur leur manière de faire de la politique. Elle est une militante «à l’ancienne», qui veut manifester et détruire des antennes-relais, tandis que lui estime que la politique se joue aussi sur l’intime. Vous aussi?
La politisation de l’intime est le fil conducteur de tout ce que j’ai pu faire depuis plus de vingt ans. Et quand je parle de l’intime, je ne parle pas uniquement de la sexualité, mais aussi de la parentalité, la maternité, le rapport au poids, aux poils, aux normes de beauté, au couple…
J’ai l’impression qu’on en parle beaucoup plus aujourd’hui, est-ce que vous constatez un progrès?
Ce qui est nouveau en effet, c’est que les questions sont posées sur la table. Il y a vingt ans, nous n’étions pas nombreuses à vraiment lier la sexualité et la politique. On partait du principe que la politique s’arrêtait à la porte de la chambre à coucher. Maintenant, c’est vrai, on sait que l’intime est politique. Mais «on», ce sont en réalité surtout les femmes. Parce que si on pose la question aux hommes, même à ceux politiquement engagés pour une justice sociale et qui critiquent le consumérisme, bien souvent ils ne vont pas critiquer le consumérisme des corps ni questionner les questions d’égalité dans le couple. Les mecs de ma génération ne veulent surtout pas se remettre en question. Pire, il y a même un durcissement face aux positions féministes.
Justement, la féministe américaine Susan Faludi a expliqué dans son livre «Backlash», paru en 1991, que les mouvements féministes, après avoir obtenu des avancées, connaissent des «retours de bâton». Pensez-vous qu’on en vive un actuellement?
Absolument. Je sens ce durcissement, ne serait-ce que par rapport aux menaces de mort qu’on peut se prendre sur les réseaux sociaux. Il faut voir les réactions viscérales, violentes et malfaisantes que provoquent les féministes. Ça nous est arrivées à toutes de voir nos données personnelles circuler sur Internet. Je suis impressionnée par le pouvoir de nuisance de certaines personnes. On voit aussi ce durcissement si on regarde la dernière présidentielle française et la candidature d’Éric Zemmour. Certes, il n’a finalement obtenu que 7% des voix au premier tour mais c’est quand même fou qu’un mec fasse autant avec de telles positions sur les femmes! Il faut aussi regarder ce qui se passe aux États-Unis avec la remise en cause de l’IVG. C’est même pire qu’un «backlash», c’est une vraie régression sur certains points. Plus radicales sont les positions des féministes -et il faut qu’elles le soient-, plus radical sera le durcissement en face.
Comment réagit-on à ce mouvement néo-réactionnaire en tant que militante?
On serre les dents. Parfois, les attaques sont redoutables, violentes. Je n’ai pas peur uniquement pour moi. J’ai une fille et je me demande quel monde elle s’apprête à affronter. C’est difficile au niveau professionnel aussi. Il y a eu une sorte de parenthèse enchantée juste après le mouvement #MeToo. Tout à coup, il y a eu un désir de la part d’éditeurs et de diffuseurs de produire des contenus qu’on essayait de pousser depuis des années et qu’ils refusaient jusqu’ici. On nous a alors permis de faire nos films, nos documentaires, nos séries. Et là, je vois qu’il redevient compliqué de faire passer des œuvres progressistes.
Est-ce qu’il y a un peu de découragement?
Je dirais qu’il y a une forme de tristesse, parfois. Pas vraiment une fatigue mais plutôt un spleen militant. En 2017, j’ai sorti une BD avec l’illustratrice et autrice Diglee («Libres! Manifeste pour s'affranchir des diktats sexuels»). On était en plein #MeToo, c’était hyper stimulant, beaucoup de jeunes femmes venaient aux séances de signature parce qu’elles avaient soif de débattre de ces sujets-là. Là, on vient de sortir le tome 2 et on voyait bien qu’on était un peu découragées.
Êtes-vous quand même optimiste pour l’avancée de l’égalité femmes-hommes?
Pour faire pas mal d’interventions auprès d’élèves et d’étudiants, je vois que la génération qui a aujourd’hui en 15 et un peu plus de 20 ans, qui a grandi avec le mouvement #MeToo, est entrée ou va entrer dans la sexualité après #MeToo, a un tout autre rapport aux questions de consentement et d’égalité. Je les trouve beaucoup plus bienveillants, plus à l’écoute des filles, plus au fait des questions de genre ou de binarité par exemple. Et les filles sont tellement «badass»! Ce n’est pas la génération perdue ou dégénérée qu’on décrit parfois.