On m’a donné un conseil, un seul, pour que mon premier Festival de Cannes se passe bien. «Surtout, pense au déo. Partout, tout le temps. Quand tu sentiras ton premier festivalier en sueur à côté de toi, tu comprendras pourquoi. C’est une question de vie ou de mort.» Cette règle d’or me paraissant facile à suivre, c’est guillerette et en confiance que j’arrive à la gare le mardi de l’ouverture du plus grand festival du monde. Fatale erreur.
Deux minutes plus tard, je suis assaillie par un doute atroce en voyant deux jeunes femmes dans le wagon peiner à ranger leurs valises plus hautes que moi. Je suis certes très petite, mais un rapide calcul mental me permet quand même de déduire qu’elles ont pris environ quatre fois plus de vêtements que moi.
Installées, elles détaillent le contenu de leur garde-robe faite de soie et de sacs à main de luxe. «J’ai pris un Michael Kors pour les soirées.» Pour les soirées, moi, j’ai jeté un coup d'œil aux prévisions climatiques de ces douze jours (pour résumer, en comparaison, le déluge biblique ressemble à une petite averse) et j’ai pris un k-way.
Deux conclusions s’imposent avant même le démarrage du train. D’abord, nous n’avons pas tous la même application météo. Ensuite, le Festival n’est pas que celui du film, c’est aussi celui de ses visiteurs, qui s’annoncent gratinés.
«Je ne sens pas ce film grandir en moi»
Ceux-ci appartiennent à plusieurs catégories. Il y a, bien sûr, les accrédités, journalistes ou professionnels du cinéma. Aisément reconnaissables parce qu’ils ont d’énormes badges autour du cou, aucune patience avec la billetterie électronique (invention née d'un cerveau clairement sadique, qui ouvre à 7h tous les matins et ne livre plus aucune place 35 secondes plus tard) et une forte tendance à lâcher des phrases incompréhensibles dans les files d’attente.
«C’est impactant ce genre de plan final. Mais ça m’a confus», explique doctement un journaliste, plus à l'aise avec l'image qu'avec la langue française. «Tu vois, le problème avec ce film, c’est que je ne le sens pas grandir en moi», lâche un autre à propos de «The Zone of interest», de Jonathan Glazer.
C’est un candidat sérieux à la Palme d’or, avec des nazis dedans, et il faut immédiatement se positionner entre la masse de critiques séduits et les bastions rebelles qui trouvent que c’est une merde prétentieuse. Surtout, les accrédités appliquent tous la version 2.0 de la pensée descartienne: «Je tweete, donc je suis.» Quiconque ne tweete point son avis à la sortie de la salle disparaît dans le néant. Moi aussi, j’ai peur de disparaître.
On distingue dans ce groupe deux sous-catégories: ceux qui ont une tête de déterrés parce qu’ils travaillent vraiment en plus de voir des films, et ceux qui ont une tête de déterrés parce qu’ils filent attraper du champagne gratuit après les projections. «Il paraît que ce soir, il y a une soirée façon orgie romaine», s’enthousiasme un mec derrière moi à 8h23 le mercredi matin. Attraper du champagne gratuit ou des infections sexuellement transmissibles, à Cannes, tout est possible.
Faire la manche en robe de soirée
Mais le Festival, c’est également une masse de gens normaux, cinéphiles, groupies ou les deux, qui se débattent eux aussi avec la billetterie électronique et finissent agglutinés devant les barrières près du tapis rouge pour espérer entrevoir une mèche de cheveux de Leonardo DiCaprio. Place cruelle et ingrate que celle-ci, qui pousse des gens à quémander des invitations pour les séances affichées complet.
Et comme une tenue de soirée est exigée pour les projections du Grand Théâtre Lumière, la plus grande salle du mythique Palais des Festivals, il faut faire la manche en robe échancrée ou en costume de pingouin. Je me demande qui, de Jonathan Glazer ou Ruben Östlund, réalisateur suédois spécialiste du malaise (cette année président du jury), fera le premier un film sur cette formidable machine à humilier les êtres humains.
Enfin, il y a, et c’est probablement la catégorie sociologiquement la plus intéressante, les Cannois plongés dans une effervescence qui les laissent généralement de marbre. Le sud-est de la France, il faut le savoir, compte une proportion assez incroyable de retraités.
En région Provence-Alpes-Côte d’Azur, 29% des gens ont plus de 60 ans, selon l’Institut national de la statistique. Cela grimpe à plus de 35% chez les Cannois. Une espèce encore à part, avec des femmes qui financent toute l’industrie française de la chirurgie esthétique à elles seules et des hommes, chemise en lin trop ouverte et panama sur la tête, qui semblent en permanence se livrer à un gigantesque cosplay de Jean-Paul Belmondo. Tout le monde est trop bronzé et tout le monde a une anecdote du Festival à raconter.
Tom Cruise et des coups de canne
Celles du petit vieux qui décide de me faire la causette alors que je suis tranquillement installée dans un café et viens d’accepter un maigre petit-déjeuner en échange d’une somme d’argent disproportionnée sont excellentes. «C’est la guerre pour les places de parking, murmure-t-il devant son espresso. Un chauffeur vient de me demander si je pouvais lui passer ma canne pour en frapper un autre qui venait de lui piquer sa place. J’ai refusé, c’était un coup à finir en correctionnelle.» Prudent, le petit vieux.
Il habite à deux pas, dans un immeuble qui loge aussi «une princesse saoudienne, vraiment très gentille». L’an dernier, il a vu Tom Cruise de très près. «Il me fait penser à Frank Sinatra.» Il a même obtenu un autographe. «Les Américains sont très gentils, ils signent et font des photos. Les Français n’ont jamais le temps, je ne sais pas pour qui ils se prennent.» Mon signe de tête approbateur l’encourage à continuer son French-bashing, l’activité préférée de tout bon Français qui se respecte.
«Franchement, on dit toujours qu’on va gagner et on repart toujours fanny, zéro!» J’imagine qu’il parle de la Palme d’or, et c’est un peu exagéré sachant que Julia Ducournau, née à Paris, l’a embarquée il y a deux ans pour «Titane». «Non mais l’Eurovision là! On a fait 16e avec La Zarra. Si on avait envoyé Luis Mariano, on aurait gagné, je vous le garantis.» Un rapide coup d'œil à Wikipédia confirme mon pressentiment: Luis Mariano est mort depuis 53 ans.
Le petit vieux s’en va, appuyé sur la canne qui n’a pas servi à frapper des gens. Il est temps de retourner m’adonner à mon activité principale: faire la queue sous la pluie.
Le Festival des inégalités
Car oui, mon application météo était la meilleure, il pleut, et je peux victorieusement affirmer la supériorité du k-way sur le sac Michael Kors. Le problème de la pluie, c'est qu'elle n'empêche pas d'avoir très chaud quand il faut courir d'une salle à l'autre. Le conseil déo me poursuit, je passe mon temps à renifler mes aisselles et, à en croire les regards de mes voisins, ils partent du principe que je pue même lorsque ce n’est pas le cas. En même temps, je ferais pareil si je voyais quelqu’un renifler ses aisselles.
L'autre problème de la flotte, c’est qu’elle exalte les côtés les plus sombres de l’âme festivalière, déjà mise à l’épreuve par les courtes nuits. Le Festival de Cannes est une allégorie de toutes les inégalités de la société, qui deviennent insupportables lorsqu'on se prend aussi des baleines de parapluie dans les yeux pendant qu'on fait la queue.
La couleur du badge de chacun, attribuée selon une logique aussi transparente qu'un algorithme Google, détermine son importance et son traitement, sur la billetterie électronique (encore elle) comme pour quémander des interviews ou en bas des marches. Les badges roses paradent, les badges jaunes, en bas de la chaîne alimentaire, baissent les yeux. Les badges blancs, les plus prestigieux, sont pour des gens qui n’ont de toute façon jamais besoin de badge.
«Les VIP ne dansent jamais, sauf Quentin Tarantino»
Le fossé qui sépare les gens importants des autres n'est jamais aussi profond que lorsqu'il s'agit de faire des soirées. Qui sont un peu comme le sexe: absolument tout le monde en parle, sans qu'il soit vraiment possible de savoir si la pratique est à la hauteur. «Et toi, tu vas à la soirée du Gondry? [Michel, réalisateur de son état]» est une question qui peut susciter des réactions diverses lorsque la réponse est non. Envie, jalousie, sentiment d'avoir raté sa vie.
Dieu merci, j'ai des amis influents. Un seul en réalité, celui qui m'a donné le conseil déo (vraiment une belle personne). Je vais donc à la soirée du Gondry. Nous avons déjà une histoire commune avec Michel, j’ai fait sa doublure lumière pour une photojournaliste en attendant qu’il arrive se faire tirer le portrait. Le climax de ma carrière de journaliste inconnue.
On se recroise devant l’entrée de la plage qui accueille la soirée, il s’échappe pile quand j’espère entrer. L’histoire commune ne se poursuivra pas sur un dance-floor glissant plein de sable. «De toute façon, les VIP ne dansent jamais. Sauf Quentin Tarantino, lui s’en fiche. C’est pour ça que tout le monde aime qu’il vienne à Cannes.»
Dans la bulle
La règle numéro 1 de la soirée cannoise, c’est qu’une file d’attente est artificiellement créée pour donner l’impression que cette fête est sélect, donc forcément géniale. Et ce, même si les stocks de champagne sont épuisés avant 23h (c’est du vécu) ou le moscow mule sans citron vert (une aberration).
On y croise des réalisateurs en devenir, des producteurs survoltés («Je sais qu’on ne dirait pas, mais on m’a certifié qu’il ne prenait pas de drogue»), des journalistes qui se sont tous déjà engueulés sur Twitter à un moment ou un autre et des femmes extrêmement bien habillées. À 2h, tout s’arrête, et les anciens se remémorent les années 1990, celles de tous les excès, quand, paraît-il, on dansait dans des nuages de coke jusqu’au petit matin sans que les riverains se plaignent.
En 2023, à 2h du matin, le monde se divise de nouveau en deux catégories. Les influents au courant du lieu de la suite des festivités et la plèbe qui rentre se coucher. Cannes dort déjà, la police, partout en journée et le soir, a rendu les armes et rangé ses barrières.
Dont celles renversées par une femme très grande et très ivre vers minuit, que son compagnon a regardée tomber, puis se relever, sans venir la ramasser. Il ne reste dans les rues que les fêtards-pas-si-fêtards et les traces du reste du monde qui continue de tourner. Les épiceries de nuit, les petites mains qui passent l’aspirateur sur les tapis de moins en moins rouges, et les étiquettes rageusement collées sur les murs et les affiches du Festival par les féministes qui dénoncent, depuis le début, la complicité du milieu du cinéma avec les agresseurs: «La Honte».