Après douze jours à visionner des films plus ou moins bons, avec du vomi, des chiens et des couples en crise, il est temps de tirer le bilan de cette expérience de l’extrême.
«Nul ne sait ce que peut le corps», écrivait Spinoza. J’aime beaucoup le philosophe néerlandais mais je n’en ai jamais été aussi proche que ce dimanche 28 mai. Je ne savais pas qu’il était possible de survivre aussi longtemps en dormant aussi peu (dernière projection terminant vers 1h du matin, réveil à 6h30 tapantes, à répéter pendant douze jours), ni qu’après 32 ans d’abstinence j’allais devoir me convertir au café serré.
En revanche, je sais que toutes les personnes ayant des enfants rient en lisant ma complainte. Et, de la même manière qu’il leur faut continuer de s’occuper de leur progéniture même au bord du trépas, il faut bien tirer le bilan du 76e Festival de Cannes alors que mon rêve le plus fou est de dormir jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Un palmarès cohérent
Qu’aura-t-on appris de cette édition? Eh bien d’abord que les réalisateurs suédois qui font des films misanthropes sont moins terrifiants qu’ils en ont l’air. Le président du jury Ruben Östlund (deux fois palmé d’or pour «The square» et «Triangle of sadness», la géométrie est décidément un créneau porteur), et ses jurés, ont couronné «Anatomie d’une chute», de la réalisatrice française Justine Triet.
Ce film absolument magistral fait semblant de raconter le procès d’une écrivaine accusée d’avoir tué son mari pour mieux s’intéresser, en réalité, à ce qui fait (et défait) les couples. On n’y retrouve ni le malaise permanent ni la radicalité acide de Ruben Östlund, même si un plan sur du vomi permet de faire un lien (ténu) avec «Triangle of sadness».
Le Prix du jury est même revenu à l’un des films les plus lumineux de la compétition, «Les feuilles mortes» du Finlandais Aki Kaurismäki. Une bouffée d’optimisme, d’abord parce que ça dure 1h21 alors que la durée moyenne des films en compétition est de 2h02. Face à des festivaliers épuisés, ça compte.
Si vous ne me croyez pas, demandez à tous ceux qui sont partis ou ont tapé leur meilleure sieste devant «Jeunesse», documentaire chinois sur les ouvriers des usines de textiles de 3h32 (il ne s’agit que du premier volet d’une trilogie). Ensuite parce qu’il ne comporte aucune scène de vomi, mais une histoire d’amour drôle et sympathique dans un océan d’engueulades, de tromperies et d’horreurs en tous genre (des nazis, de l’inceste, des génocides et des kidnappings, entre autres).
Il n’y a finalement, dans le palmarès final, guère que «The Zone of interest», du Britannique Jonathan Glazer, reparti avec le Grand Prix (la médaille d’argent du Festival de Cannes, en gros), qui correspondait peut-être à l’idée qu’on se faisait d’un film récompensé par Östlund.
Une œuvre profondément dérangeante sur le quotidien banal du commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss. Un homme qui utilise la cendre sortie des fours crématoires pour faire de l’engrais dans son beau jardin pendant que sa femme trouve un nouveau manteau de fourrure dans les valises des Juifs tout juste descendus du train. Dérangeante, donc, mais aussi maîtrisée de bout en bout et fascinante.
Les œuvres sulfureuses sont souvent des daubes
Jamais le jury de Cannes n’aura cédé à l’attrait du scandale vain. Car le Festival nous aura aussi appris (ou confirmé, plutôt) une chose: les œuvres précédées d’une sulfureuse réputation sont en général d’énormes daubes qui n’existeraient pas sans polémique.
Présenté en ouverture, «Jeanne du Barry» n’a aucun autre intérêt que celui de constater que, décidément, Johnny Depp est intouchable même après des accusations de violences conjugales reconnues par la justice. La série «The Idol», hasardeuse tentative de subversion, est une catastrophe industrielle paradoxalement très classique dans son regard libidineux sur le corps des jeunes filles.
Dans la compétition officielle, c’est la réalisatrice française Catherine Breillat qui est arrivée avec un film au parfum d’interdit. «L’Été dernier» montre une avocate entretenir une liaison avec son beau-fils de 17 ans. Le résultat est moins choquant que totalement raté, avec des personnages caricaturaux (un ado rebelle odieux à cheveux longs, des bourgeois qui boivent 15 litres de vin blanc par scène) et des acteurs mal dirigés.
Sean Penn, toujours au fond du seau de la sélection
Ce n’est pas le seul ratage de la compétition officielle. Encore aujourd’hui, on se demande ce que Sean Penn possède comme document compromettant sur Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, pour être sélectionné chaque fois qu’il réalise ou apparaît dans un film. Le résultat est d’une constance impressionnante: c’est toujours le pire long métrage de la sélection.
Celles et ceux qui étaient là en 2016 se souviennent de «The Last Face», dans lequel Javier Bardem et Charlize Theron tombaient amoureux en se brossant les dents sur fonds de guerre civile au Liberia (je n’invente rien, il faut voir ce film pour se rendre compte).
Cette année, l’acteur est au générique de «Black Flies», sur le quotidien difficile de deux ambulanciers dans les bas-fonds de New-York. Un film criard («immersif», diront les producteurs) et réactionnaire («réaliste» ou «coup de poing») dans lequel le seul rôle féminin n’a ni prénom ni vêtements. Je ne sais plus s’il y a vraiment du vomi, mais on y trouve au moins de la bave, des viscères, du sang et un cadavre de chien.
La Palm Dog, le prix qui a du chien
Elle est là, la véritable grande tendance cannoise de cette édition. Les chiens, habitués des seconds rôles au cinéma, ont pris toute la lumière sur la Croisette. Celui de «Black Flies» ne fait pas long feu et livre une performance aussi caricaturale que celle des autres acteurs, avec force aboiements agressifs, mais Messi, le border collie d’«Anatomie d’une chute», illumine le film de ses grands yeux bleus.
Dans «The Zone of Interest», ce sont bien sûr des braques allemands qui s’agitent dans le beau jardin des dignitaires nazis. Les personnages hors du temps des «Feuilles mortes» adoptent un charmant bâtard nommé Chaplin. Julianne Moore est l’heureuse propriétaire de lévriers afghans dans «May December», tandis que dans «Vincent doit mourir», présenté dans la section parallèle de la Semaine de la critique, le héros ne doit sa survie qu’à Sultan, son staffie vigilant (cela ne l’empêche pas, en revanche, de finir dans une fosse septique qui déborde, ce qui occasionne encore une scène de vomi mémorable).
Et ne pensez pas qu’on s’en fout. La Palm Dog, qui récompense les meilleures performances canines depuis vingt ans, a été très disputée. Toute l’équipe de «Vincent doit mourir» a arboré des t-shirts à l’effigie de Suzie, la chienne star, pour soutenir sa candidature.
Hélas, elle n’a obtenu «que» le «Prix de l’incroyable performance». Le Grand prix du jury est revenu à Chaplin et, comme un avant-goût du palmarès de samedi soir, Messi s’est vu remettre la Palm Dog pour «Anatomie d’une chute».
Le border collie «a notamment impressionné le jury lors d’une scène dramatique dans laquelle il a simulé la maladie de manière très convaincante», ont justifié les jurés dans un communiqué. Absent sur la Croisette, Messi a été remplacé, pour la remise du prix, par Susie, une border collie qui lui ressemble. C’est l’usage pour la Palm Dog, mais je pense tout de même à la personne dont le rôle est de trouver à la va-vite un sosie de chien pour un Festival de cinéma.
Sexe, mensonge et carré de veau
Cannes aura, enfin, été l’occasion de rappeler qu’en dépit de la diversité des œuvres qui y sont présentées et de ses liens de longue date avec Hollywood (symbolisés cette année par la projection du cinquième volet d’«Indiana Jones» et de «Killers of the flower moon», de Martin Scorsese, hors compétition tous les deux), l’événement incarne la quintessence… de la France. Ou plutôt, de la France tels que les étrangers se l’imaginent. C’est-à-dire un pays dans lequel on ne pense qu’à trois choses: le sexe, la nourriture et la grève.
Le sexe, si possible choquant, avec donc ce détournement de mineur caractérisé dans «L’Été dernier». La nourriture, avec «La Passion de Dodin Bouffant» (titre traduit à l’international par «The Pot-au-feu»), reparti avec le prix de la mise en scène. L’histoire de Benoît Magimel et Juliette Binoche qui cuisinent pendant 2h14 dans une maison de campagne du XIXe siècle et une ambiance sortie d’un tableau de Vermeer. Poisson à la crème, vol-au-vent à la béchamel et aux légumes, carré de veau et sucrine brûlée, omelette norvégienne… Un plaisir pour les yeux et une véritable torture pour des festivaliers obligés d’engloutir des sandwichs cartonneux entre deux projections.
Une palme et une polémique
La grève a fait irruption au tout dernier moment, avec la montée de Justine Triet sur la scène du Grand Théâtre Lumière, samedi soir, pour recevoir la palme d’or. La réalisatrice, la troisième seulement en 76 édition à gagner la récompense ultime, a d’abord remercié ses équipes et le Festival, avant de faire… de la politique.
«Le pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante, unanime, de la réforme des retraites, a déclaré la Française. Cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante.» La cinéaste a ensuite fustigé un «schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé». «La marchandisation de la culture que le gouvernement néo-libéral défend est en train de casser l’exception culturelle française. Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui devant vous.»
Il n’en fallait pas plus pour déclencher les passions. Sur les réseaux sociaux, la populace se divise immédiatement en deux catégories, l’une prompte à applaudir le discours, l’autre vent debout contre une cinéaste qui «mord la main qui la nourrit», le cinéma français bénéficiant de nombreuses aides financières.
La ministre française de la Culture se dit «estomaquée par son discours si injuste», bientôt suivie par de nombreux élus ou membres du gouvernement macronistes (Emmanuel Macron, lui, n’a tout simplement pas félicité la lauréate). Une bataille rangée au milieu de laquelle les pauvres experts en financement du cinéma français ne sont évidemment écoutés par personne. La faute sûrement à des tweets plus longs que les autres qui ne contiennent ni insultes, ni émojis clowns.
«Ces néons de merde sur la tête de Sean Penn»
Je découvre l’ampleur des échauffourées en rallumant mon téléphone vers 23h20, après la projection du film de clôture, «Élémentaire», le nouveau film d’animation des studios Pixar. Transition brutale, mais le cri d’un jeune homme m’empêche de sombrer dans le vortex de mes notifications Twitter.
Là, sur le trottoir peu à peu déserté du Palais des Festivals, il se tient déraisonnablement près de son ami et lui postillonne sa rage dessus. «Mais putain, pourquoi il nous montre ça, en fait, ces néons de merde sur la tête de Sean Penn? C’est nul. C’est de la merde. En fait, c’est gras, tu vois. On a vu des films travaillés et ça c’est un film McDonald’s.» Pas sûre d’avoir totalement compris cette critique assassine de «Black Flies», mais il est temps de rentrer.