Commençons par un bon vieux «il était une fois». Il était une fois Elina Leimgruber, employée du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Elle travaille à Abidjan. Nous sommes en 1999 et elle ne sait pas encore qu’elle deviendra syndique verte de Vevey et qu’elle vivra de l’intérieur de la Municipalité une des plus grandes crises politique et institutionnelle de l’histoire contemporaine vaudoise.
«Un soir, vers 19-20h, un collègue me dit d’arrêter de travailler et de l’accompagner à un concert au Centre culturel français, conte-t-elle, chapeau de paille sur la tête, au Cosmo, bar de Paléo réservé aux bénévoles, aux journalistes, aux artistes et aux personnes invitées. C’est là que j’ai vu Kajeem pour la première fois. Sa chanson 'Lord Have Mercy' et son engagement m’avaient beaucoup touchée'.» C’est le début d’une sacrée histoire.
Kajeem est alors jeune musicien très engagé, déjà connu en Côte d'Ivoire. Il fait du reggae, en mode hip-hop et musiques urbaines. Il raconte: «Un jour, une amie qui travaillait au CICR vient me voir: 'Ma cheffe aimerait te rencontrer'. Je n’ai pas compris tout de suite: je n’avais rien à voir avec sa supérieure, je ne savais pas ce qu’elle me voulait. Mais j’y suis allé.»
Wemakeit avant l’heure
Elina Leimgruber a de la suite dans les idées. Fan de Paléo de la première heure, elle rêve d’organiser un festival sur trois jours dans la capitale pour fêter les 50 ans des Conventions de Genève, qui régissent les conflits armés. Un bastringue pour la paix. La guerre, c'est pour les baltringues. Kajeem monte au front, Mawa Traoré aussi. Dans leur sillage, 50 autres acceptent de venir jouer bénévolement.
Elina Leimgruber et Kajeem choisissent l'aventure de l'amitié, organisent ensemble un concours national de rap. La Veveysanne se met en tête de le faire connaître en Europe. Comme Alpha Blondy. «Je décide de me lancer alors que je ne connaissais rien au monde de la musique. J'ai dû apprendre sur le tas.»
Retour en Suisse. «Elle est partie le 22 décembre 1999 pour rentrer en Suisse, se souvient Kajeem. Quand elle a atterri, je l’ai appelée pour lui dire qu’il y avait eu un coup d’État. Le premier dans mon pays.»
La future ex-politicienne ne se décourage pas. Bien avant l’existence de Wemakeit, plateforme de financement participatif, elle organise une levée de fonds pour produire un premier album. «J’ai mis de l’argent de ma poche et j’ai demandé de l’aide à des amis, raconte celle qui est aujourd’hui employée par la Direction générale de la santé du Canton de Vaud. En retour, ils ont par exemple reçu un disque dédicacé.»
«Je dénonce la corruption et le néocolonialisme»
Petit à petit, les albums s’enchaînent. Kajeem jouera à Caprices, festival organisé à Crans-Montana, au Montreux Jazz, et dans toute l’Europe. Et puis, Revelation Prod, peut se retirer: il arrive désormais à s'autofinancer. «Mais là, après le Covid, nous avons dû réenclencher la machine, déplore Elina Leimgruber. En Côte d'Ivoire, les artistes n’ont pas été aidés du tout par l’État.»
Et la pandémie a failli doucher un rêve commun: faire Paléo! «Début 2019, nous avons appris que nous avions été sélectionnés pour jouer sur la plaine de l’Asse, notamment parce que l’Afrique de l’Ouest était l’invitée d’honneur, confie-t-elle. Et puis, tout a été reporté à 2021, puis 2022.» Ce dimanche 24 juillet, Kajeem joue à 18h au Dôme, en attendant de sortir son prochain album à la rentrée.
Après plus de vingt ans, les deux potes partagent toujours les mêmes valeurs: le partage, le respect, l’amitié, la franchise. Et les mêmes combats politiques: «Dans mes textes, je dénonce la corruption, le néocolonialisme, le système d’éducation qui exclut les jeunes, appuie la star du reggae africain. Je m’engage aussi sur le terrain, je travaille avec des ONG internationales et locales pour améliorer les choses.»
Témoin de mariage
«Et il joue dans les prisons aussi!», ajoute l’ex-élue, qui a été la témoin de mariage de Kajeem en 2015. «La peur principale des personnes qui sont en cabane est d’être oubliées. Je vais chanter pour elles parce qu’il faut éviter que les prisons ne deviennent des universités qui forment des criminels.»
Kajeem aurait pu payer son militantisme de sa vie. «J’ai été menacé de mort et harcelé par la police à cause d’une chanson qui dénonçait la corruption des forces de l’ordre. Ai-je eu peur? Non. Pour deux raisons. Le message d’une chanson survit toujours à celui ou celle qui l’a écrit. Et puis, si on veut tuer quelqu’un, on ne le prévient pas par téléphone. Je suis toujours resté calme, j’ai accepté mon sort. À part quand un agent a pointé une mitraillette sur moi alors que j’étais accompagné de ma fille…»
L’émotion se lit encore dans ses yeux. Et puis, il rit! Comme souvent durant l’interview. Le son s'appelle «Sergent 2 Togos». Deux togos, pour deux pièces de 100 francs CFA. Celles qu'on glisse dans la poche du flic pour qu'il nous laisse tranquille.
À la fin de l’entretien, je leur demande ce qu’ils ont à se dire…
— Elina, j’aimerais te dire merci pour ta confiance. Tu me l’as accordée dès notre rencontre. Tu es une femme blanche, j’imagine que certaines personnes t’avaient dit de te méfier de l’Africain profiteur. Mais tu ne les as pas écoutées!
— Kajeem, je vais aussi te dire merci. Pour tout ce que tu apportes à ce monde, les messages que tu transmets et qui doivent être entendus, non seulement en Afrique mais partout ailleurs. Je te dois beaucoup. Sans Kajeem et sans l’Afrique, je ne serais pas la personne que je suis aujourd’hui. Vous m’avez apporté l’ouverture d’esprit et l’universalité.